J’avais primitivement l’intention de répondre à de nombreuses critiques et en même temps d’expliquer quelques questions très simples totalement obscurcies par la lumière moderne : qu’est-ce que la poésie ? etc., etc. Mais j’ai eu l’imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques. Soudain, une indolence du poids de vingt atmosphères s’est abattue sur moi et je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit.” (Charles Baudelaire)

 

cadre otto2Otto
Charles Nogier – La Cerise

Un orage gronde. Otto gratte à la porte mais personne ne lui ouvre alors il s’enfuit. Saute après des papillons, copine et se bastonne avec d’autres bêtes à plumes ou à poils, vagabonde en liberté. En état de grâce, jonglant avec le blanc, le bleu et le noir, Charles Nogier offre un ouvrage renversant de beauté, saisissant la substance de l’animal dans ses moindres mouvements et mimiques. Sous un pinceau inspiré et précis, LE livre du chien qu’on referme avec une sensation de complétude, comme si toute autre ambition de traiter le sujet était promise au superflu.

 

cadre edenRetour à l’Eden
Paco Roca – Delcourt

Elle restait attachée à cette photo de famille plus qu’à n’importe quel autre objet. Ce n’était pourtant pas l’image du bonheur, une photo vernaculaire comme il en existe des milliards d’autres, comme il existe des milliards de vies sous ces poses accumulées, bientôt jaunies ou perdues dans le big data. Après le décès de sa mère, Paco Roca s’empare du cliché pour le faire parler puisqu’il en a le pouvoir, par la connaissance du contexte et par la maîtrise du dessin. Biographie partielle se concentrant sur les années d’après guerre, les premières de la dictature franquiste. L’enfance et l’adolescence d’Antonia sont conditionnées par la misère culturelle et sociale. Ses parents, ses frères et sœurs, son beau-frère, membres et pièce rapportée de cette famille trop nombreuse pour le petit appartement où tous s’agglutinent et se supportent, n’acceptent leur odieuse condition d’existence que dans la perspective d’une émancipation pour les plus jeunes, et dans l’hypothèse d’un salut post-mortem pour quelques autres. On se cogne aux murs de l’Église et du patriarcat pour longtemps. La chronique, assez bouleversante, se garde de toute sensiblerie et offre une critique à hauteur humaine d’une société soumise à la peur, à la soumission et au ressentiment, en exploitant élégamment les possibilités formelles du neuvième art.

 

Lapin poche n°1
Trondheim & ses ami-e-s – L’Association

Une fois évacuées les œuvres dites “inspirantes” ou “engagées” qui se multiplient en se reniflant les fesses sans beaucoup faire avancer la pensée critique et la documentation du monde, l’industrie culturelle ne semble vouloir jouir que de l’ironie et du recyclage quel que soit le support envisagé, de longs métrages en émissions télé, de spectacles de stand-up en bandes dessinées d’humour, dans une rétroaction permanente laissant assez peu de place à la poésie, à la folie douce et à l’invention de formes nouvelles. Chez Trondheim, c’est devenu le fonds de commerce. L’hommage, le pastiche, la citation, la contrefaction pour de rire. Lapin poche fait évidemment référence aux Pif ou Pifou poche des années 70, mais n’a pas de raison d’être au delà de cette idée apéritive. Tout cela sonne creux. Même pas de contrainte oubapienne, hors celle de composer des semblants de gags en 4 cases carrées, consigne – si c’en est effectivement une – que n’auront d’ailleurs pas respecté tous les contributeurs et contributrices de l’ouvrage. Trondheim fait des blagues lamentables sur le nom d’écrivains célèbres, et David B. reparle une fois encore des 7 fondateurs de l’Association, cette structure éditoriale qu’on a tant aimée, aujourd’hui bien fatiguée et dont presque tous sont partis. Les invité-es tentent un truc ou recyclent de vieilles idées sans enthousiasme débordant. Quelques rares étincelles, comme cet exercice autour de la machine à écrire de Jack Torrance. Entre deux lapins, choisissez plutôt le grand format, on y respire mieux.

 

cadre zazarLa voix de Zazar
Geoffroy monde – Atrabile

Le prolifique Geoffroy Monde explore des genres diversifiés. En l’occurrence, la science-fiction. Un petit bonhomme se réveille d’un sommeil artificiel dans un vaisseau spatial abandonné. Petit bonhomme car pour ce livre, l’auteur esquisse des personnages à peu de traits sans trop insister sur le décor non plus, en éloignant toute perspective d’identification. Les lecteurs sont condamnés à l’inconfort, dans une espèce d’apesanteur qui sert favorablement la réception de l’histoire. Carol, le petit bonhomme, est donc coincé dans un navire spatial en perdition après une prise d’otages. De quoi va-t-il se nourrir ? Comment ne pas devenir fou ? Quel avenir ? Pour éclairer le titre, disons que Carol se laissera vampiriser par une chauve-souris de dessin animé, le Zazar du titre. Notons aussi que l’ouvrage développe une conjecture relativement voisine de celle de Toonzie (voir plus bas) : dans un futur proche régurgitant le monde actuel (ici, les références au cinéma hollywoodien des dernières décennies sont légion), les êtres humains s’abandonnent à l’emprise des toons. Une façon de répondre à l’absurdité du monde par l’absurde, peut-être, s’il n’est désormais plus question d’empêcher le désastre mais seulement de nous en distraire, à la lumière de l’écran, par l’accumulation d’images toujours plus colorées, bondissantes et régressives.

 

cadre montagneÊtre montagne
Jacopo Starace – Sarbacane

Des petits êtres qui nous ressemblent fort vivent dans les déchets d’une civilisation industrielle qui ressemble fort à la nôtre. Le vivant a été décimé par un virus qui progressivement, fige les êtres en statues fongueuses. Récit dystopique renvoyant dos à dos les fous de dieu et les fous de science comme empêcheurs de vivre une société apaisée. Très agréable à lire, même si on voit venir les êtres Montagne de loin avec leurs gros sabots.

 

cadre gauloisesGauloises
Igort & Andrea Serio – Futuropolis

La trajectoire sanglante d’un tueur sans scrupule, fan de Coltrane et fumeur compulsif. Rien que de très classique dans le giallo, certes. Mais l’écriture d’Igort, grattée à l’os, offre un grand espace de liberté à Andrea Serio. Le contraste est vif entre la noirceur du scénario et sa réalisation lumineuse, qu’il s’agisse de peindre les ruelles de Naples, le bleu de la mer ou le carrelage du Duomo à Milan. Magnifique exercice de style.

 

cadre furieuseFurieuse
Geoffroy Monde / Mathieu Burniat – Dargaud

Le prolifique Geoffroy Monde explore des genres diversifiés. En l’occurrence, le médiéval fantastique. La fille du monarque ivrogne se barre en lui piquant son épée magique. Geoffroy Monde, ici scénariste, détourne la légende du roi Arthur dans un récit d’émancipation roublard et bouillonnant de références comme il en raffole. Sous le trait expressif de Mathieu Burniat, le conte bifurque plusieurs fois, nous conduisant là où on ne pensait pas aller. C’est peut-être même l’idée qui préexiste, de démonter le jouet et de le reconstruire de traviole sans jamais bouleverser les grands équilibres. Très réussi dans le registre, on l’aura compris, de l’ironie et du recyclage.

 

cadre merLa mer à boire
Blutch – 2024

Le rêve surgit dès la deuxième de couverture. Sans crier gare, sans générique, sans mentions légales car c’est ainsi que font les rêves. Coiffé d’un Stetson, B débarque dans un Bruxelles de Far West – son lac, sa plage, ses montagnes. Il a rendez-vous avec A et on dirait bien une incartade. Il arrive par la gauche. Leur rencontre est contrariée comme cela arrive souvent dans les rêves : des indiens kidnappent le cow-boy et l’attachent au poteau. Mais bon sang ! B voulait seulement retrouver A telle qu’elle était en 2004, l’année de leur première fois à coup sûr, l’année de l’incartade. B se rêve tel qu’il est aujourd’hui, mais rêve A telle qu’elle était hier. Arrivant par la droite, elle vient le délivrer de son désir. “Nous sommes en 2004, dis ?!… Dis-moi que nous sommes toujours en 2004 !“. Les pages de garde apparaîtront quand on ne les attend plus pour sceller l’interruption du rêve, en tout cas, l’interruption de son observation par le lecteur. Retour au présent, comme le confirme la date d’un journal abandonné sur le grand lit. A y est allongée, seule, se réveille d’un songe qui n’est pas celui de B. Les deux se sont entremêlés sans se superposer car les rêves sont personnels. Ceux-là partagent les références aux albums d’Hergé, aussi le motif de l’œuf et de l’indien mais ce ne sont pas les mêmes. Comme elle s’était endormie sur le “Voyage aux Amériques” d’un certain Ch.J. Walker, un bouquin que lisait Tintin dans L’Oreille cassée pour se documenter sur les Arumbayas, on ne s’étonnera pas qu’elle ait rêvé de réducteurs de têtes. Elle sort de la chambre à présent, trouve B vautré par terre, inanimé. Il n’a manifestement pas l’intention d’ouvrir l’œil. Après une engueulade peut-être ou un accès de neurasthénie, il était parti s’arsouiller en s’effondrant là au retour. Relation en crise, c’est l’heure des bilans. Derrière l’apparence cryptique du récit, une déchirure intime, l’histoire d’un amour qui revient sur lui-même pour ne pas se déliter. Ceci n’est qu’une interprétation parmi d’autres bien sûr, en aucun cas une injonction de lecture. Si Blutch ne fait pas dans la facilité, il est généreux pour toutes les pistes qu’il ouvre. La mer à boire réclame qu’on y revienne, ce serait dommage de n’y faire qu’un seul passage et puis s’en va. Le dessin époustouflant de l’artiste nous invite à la récidive, comme d’habitude.

 

cadre animanAniman
Anouk Ricard – Exemplaire

Anouk Ricard raconte des histoires à ne pas mettre entre toutes les mains. Les enfants doivent les lire avant leurs parents pour vérifier si le bouquin est bien adapté à leur yeux fatigués, faudrait pas non plus donner du lard à des cochons. Elle pratique le premier degré et demi, un art subtil qui peut indisposer les plus fragiles – d’où la recommandation préalable. Animan est un gentil bonhomme chauve à moustache qui peut se transformer à volonté en n’importe quel animal. Il vit en couple avec une grenouille qui ignore tout de sa condition transformiste. Le super villain, car il en fallait un, est un ancien camarade d’école qui sait prendre l’apparence du moindre objet, punaise, serviette de plage ou tringle à rideau. Leur lutte finale sera aussi dantesque que dérisoire. Indispensable, sous condition.

 

Jheronimus Bosch
Marcel Ruijters – Nouveau monde éditions

Issu de l’underground (fréquentes collaborations avec Le Dernier Cri), Marcel Ruijters est aussi connu pour ses goûts médiévistes. La collision avec Bosch semblait inévitable. Il y a bien sûr un geste biographique, mais ce n’est pas tant la vie de l’artiste qui intéresse l’auteur, que le contexte de réalisation de ses œuvres hors normes. Violence crue, mort, saleté, maladie, difformités, peur, exclusion sociale et pour représenter tout cela, les couleurs les plus vives. Très réussi jusque dans sa conclusion qui échappe aux attendus, ce récit organique est malheureusement salopé par l’éditeur français : polices numériques figées et parfois illisibles, papier brillant faisant rutiler le récit. Bravo.

 

La légende des champs de feu
Joseph Levacher – Magnani

Grand écart entre dessin aérien et messages pilonnés. Dans une société médiévale, trois jeunes paysans partent à la conquête du pain, retrouvant une pratique depuis trop longtemps oubliée. Comment atteindre l’autonomie et se réapproprier les moyens de subsistance après avoir aliéné nos vies au confort ? Le nom du méchant – Mercan – qui tire profit de l’affaiblissement des consciences, sonne comme mercantilisme mais aussi un peu comme Macron. Les héros de l’histoire ne sont pas genrés et vivent en trouple. Et cette légende est une ode aux constructions souples et légères. Et l’écriture est inclusive. On coche décidément beaucoup de cases de la modernité urbaine conscientisée, jusqu’à livrer la recette du bon pain, ce qui pourra toujours servir lors du prochain confinement si on ne sait pas comment occuper nos journées. Rien d’antipathique sur le fond mais les bonnes intentions ne garantissent pas les bons livres.

 

cadre gauldLa revanche des bibliothécaires
Tom Gauld – 2024

Nouveau recueil de strips publiés dans the Guardian. Intégralement consacré à la chaîne du livre dans toutes ses composantes, de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur et le libraire, le livre lui-même, souvent pourvu d’une conscience, la critique, les festivals, la bibliothèque, le chien de romancier et le chat de boutique. Toujours un délice, quelques éclats de rire, le niveau est suffisamment haut pour enfoncer la concurrence même quand Gauld se laisse aller à certaines facilités, certaines répétitions, puisqu’il lui arrive de manquer d’inspiration. Quelle concurrence, d’ailleurs ?

 

cadre toonzieToonzie
Xavier Bouyssou – 2024

Une secte a prospéré sur l’idée suivante : nous sommes toutes et tous sous la protection d’un toon, personnage de dessin animé des studios américains de la grande époque, un peu comme d’autres croient percevoir le souffle d’un ange gardien sur leur épaule. Partant de ce principe on pouvait envisager la roue libre, un récit s’éparpillant dans une dinguerie confortable, mais c’est une précision bien huilée que nous sert Xavier Bouyssou pour nous convaincre qu’un système cohérent n’est pas forcément un système raisonnable. Et puisque ceci se passe dans quelques décennies, l’auteur peut zoomer de façon distanciée et critique sur l’époque actuelle et certains phénomènes à l’œuvre. S’il prend son temps pour raconter le déclin du gourou maintenu sous perfusion par ses plus proches disciples, l’ennui ne menace pas le lecteur, car une pléthore de personnages secondaires plus égocentrés les uns que les autres maintiennent l’effervescence.

Précédemment : La critique instantanée, été 2022