“… ainsi nous arriverons au livre d’un seul et unique lecteur : l’auteur. Nul ne saura le lire que lui et il n’aura pas à le relire ni à le relier. Le livre se reliera lui-même, en peau de chagrin ou de tourment, de toutou, de tintoin, tout aussi bien qu’en peau de vache. Exemplaire exemplaire, unique et d’une incontestable et délectable morosité (Jacques Prévert)

 

Le secret de la force surhumaine
Alison Bechdel – Denoël graphic

Une jaquette de couverture hideuse annonce la couleur : ça va être compliqué. L’autobiographie n’exige pas de rendre compte de destins hors-normes, elle exige de rendre passionnantes une vie ordinaire et des névroses plus ou moins standard dans un (faux) dialogue analytique avec le lecteur. À condition toutefois, pour que l’alchimie opère, d’exprimer une forme de nécessité. Il faut qu’on lise le besoin et pas la posture. Hélas, tout ce qui était important a déjà été consigné. Après le “livre du père” (Fun home, son chef-d’œuvre), après le “livre de la mère” (C’est toi ma maman ?), Bechdel se raconte au prisme d’une obsession pour l’activité physique et le self-empowerment, obnubilée par la performance et par l’achat d’un matériel de qualité qu’elle décrira méticuleusement sans qu’on puisse être tout à fait certain que ses déclarations d’amour réitérées à la marque Patagonia, entre autres, relèvent du placement de produit rémunéré. Dans son “éternelle quête de forme physique” et spirituelle, elle en appelle aux poètes romantiques Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth, aux transcendantalistes Margaret Fuller et Waldo Emerson et enfin au beat Jack Kerouac, qui partagent avec elle une certaine fascination pour la nature et le besoin de “transformation intérieure“. Pas de bon livre sans bonnes références littéraires (Proust et Joyce dans le livre du père, Virginia Woolf dans le livre de la mère). Emportée par le tumulte du monde, Bechdel fait du vélo, du yoga et s’inscrit à des stages. Après le 11 septembre, double ration d’abdos. Dans les années Trump, course à pied intensive. Quand vient le covid, méditation en pleine conscience. Les dessins et l’écriture ne sont pas en cause, elle connaît la méthode – c’est son troisième, ça roule tout seul -,  mais ses états d’âme satisfaits d’eux-mêmes nous laissent en plan, d’autant qu’ils s’étalent sur 230 longues pages. Conclusion de sa quête existentielle : “nous ne sommes pas le centre de tout mais nous sommes une partie du tout. Et il n’y a rien d’autre. La seule chose à transcender est l’idée qu’il y a quelque chose à transcender“. Réfléchis bien à tout cela, petit scarabée, en pédalant sur ton vélo vers l’alignement avec toi-même. Pour revenir sur la mise en couleur, précisons que Bechdel a laissé à sa partenaire de vie le soin de soigneusement pourrir ses planches. Le message semble clair : foiré pour foiré, autant que le fiasco soit total.

 

cadre joelL’enfant prodige
Michael Kupperman – La Cinquième couche

Michael Kupperman raconte l’authentique histoire de son père Joël, vedette d’un programme de divertissement radiodiffusé aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale. Le “quiz kid” surdoué, mais très peu porté sur l’expression de ses affects, répondait à des questions sur les mathématiques, la littérature, le sport et l’histoire envoyées par les auditeurs. Jouet de sa mère, jouet des producteurs, propulsé au devant de la scène pour ses prouesses académiques, parce qu’il était un enfant et parce qu’il était juif à une époque où l’antisémitisme contaminait aussi les USA, il devint une coqueluche nationale bien avant ses dix ans. Mais après guerre, prolongeant sa carrière à la télévision qui désormais se déployait sur le territoire, il se retrouva peu à peu détesté par une jeunesse américaine qui se cherchait d’autres modèles. Maltraité par ses pairs, il dut s’enfuir en Angleterre pour achever ses études. Sa carrière médiatique s’acheva définitivement après sa participation tardive à l’un des jeux les plus truqués de l’histoire des jeux truqués de la télé américaine, dont la révélation porta le discrédit rétrospectif sur tous ses succès. Puis l’ancien enfant à l’enfance empêchée se transforma en professeur de philosophie obsédé par l’éthique et la morale tout en demeurant un être racorni, indifférent aux autres, une “personnalité factice conçue pour esquiver l’hostilité“. “Papa est-ce que tu m’aimes ?” demande un jour le jeune Michael à son père. “Par moments“, répond celui-ci après une vague hésitation. C’est paradoxalement quand les problèmes neurologiques apparaissent, quand la mémoire commence à flancher que la parole du père se libère et que Michael peut établir un semblant de dialogue. “Personne ne m’avait suggéré de construire une relation avec toi“. Portrait de famille implacable et profondément attachant, par un auteur dont on ne connaissait jusque là que les travaux en absurdie (Snake’n’bacon’s cartoon cabaret à la Cinquième couche en 2008). Très bel écrin de la maison d’édition belge, parfait antidote à l’ouvrage chroniqué plus haut.

 

cadre parrishPerfect hair
Tommi Parrish – Cambourakis

Nicola porte une paire de lunettes, Cleary garde les yeux grands ouverts. Dans un recueil de récits parfois très courts, Tommi Parrish anime ces personnages en quête d’identité qui chacun de son côté explore l’altérité mais ne s’aventure guère, en matière d’interaction sociale, au delà du chiffre deux. Cleary tente une boîte SM, visite sa grand-mère hospitalisée : peur du lien, peur de l’abandon et de l’échec, hyperventilation. Pendant ce temps Nicola joue des rôles. Le rapport charnel est vécu comme un moment d’intranquillité, de confusion et de frustration. Tommi Parrish dessine avec grâce des corps à géométrie variable, souvent réduits à une enveloppe massive sans visage dont on se débarasse comme un lézard abandonne sa mue. Au détour d’une page, par la peinture d’une foule ou d’une composition végétale, une soudaine profusion de couleurs discrètement envoûtantes. Chouette petit livre dégenré.

 

cadre roxaneRoxane vend ses culottes
Maybelline Skvortzoff – Tanibis

Roxane vend ses culottes sur internet. C’est rien, une culotte, quand on n’est pas fétichiste. Un objet utilitaire qu’on chiffonne dans la corbeille de linge sale. Roxane se défonce. Change de petit ami. Accepte les propositions de moins en moins virtuelles de ses clients. Papillonne sans laisser quiconque peser sur sa vie, jusqu’au jour où elle se voit elle-même réduite à une utilité. Une des rares pépites de la rentrée littéraire.

 

cadre veneracadre metaxVenera / Joseph Callioni – Atrabile
Metax / Antoine Cossé – Cornélius

La science-fiction en bande dessinée reste inféodée à un académisme froid et techniciste, laissant rarement libre cours à des traits organiques. Antoine Cossé et Joseph Callioni (et quelques autres) tordent ce principe, en laissant autant de place au récit qu’à l’exploration graphique. Tous deux racontent la décomposition d’un monde en reflet du nôtre, selon un usage bien établi en SF. Submersion des continents et transhumanisme pour l’un, épidémie et surexploitation des ressources pour l’autre. Callioni raconte le transfert des consciences humaines vers un ordinateur biologique au prix de la mort des individus, quand l’inexorable montée des eaux condamne les territoires et leurs populations à disparaître. Vers une approche métaphysique de la condition numérique. Notons que Venera est emprunté aux pèlerins de Compostelle, c’est le nom donné à la fameuse coquille Saint-Jacques qui jalonne le chemin. Cossé, lui, articule son récit autour de la recherche d’un minerai aux vertus mystérieuses, le metax, essentiel à la prospérité d’un royaume mais devenu très rare au point que le gouvernement n’hésite plus à détruire l’écosystème pour trouver de nouveaux gisements. De plus, un étrange virus affecte les humains comme d’autres animaux. Symptôme : les malades ont des étoiles dans les yeux. Ils ne meurent pourtant pas d’émerveillement. L’auteur ne compte pas les pages pour déployer son univers, laisser à ses flegmatiques personnages le temps du voyage et le temps d’en dire un peu plus sur eux-mêmes. Si Callioni dessine au crayon de graphite dans des nuances de gris, Cossé privilégie un lavis de type brou de noix rehaussé à l’encre. La monotonie chromatique n’est perturbée que par l’apparition du metax, qui élargit la palette à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce mot, metax, est certainement dérivé de metaxu, concept philosophique désignant ce qui est entre deux, le juste milieu, ce qui rapproche et éloigne à la fois. Chemin chez Callioni, pont chez Cossé, entre l’avant et l’après, entre le chaos et la paix, entre la destruction et la réparation. À découvrir absolument.

 

cadre tzeeT’zée
Appollo et Brüno – Dargaud

Au cœur des ténèbres, le crépuscule d’un dictateur inspiré de Mobutu. Peu importe qu’on ne puisse positionner ce pays d’Afrique centrale sur une carte, peu importe la toque léopard et le nom du domaine présidentiel évoquant Gbadolite, la cité du despote zaïrois : ici ou ailleurs, lui ou un autre, ils ont accédé et se sont maintenus au pouvoir en usant des mêmes méthodes, en flinguant le processus d’indépendance avec la bénédiction des puissances occidentales ou, en son temps, de l’URSS, en vertu d’intérêts économiques et géostratégiques persistants. Et c’est parce que la même prédation opère peu ou prou dans toutes les anciennes colonies, par une espèce d’odieuse universalité, qu’Appollo peut emprunter à l’antique, aux légendes de Thésée et de Phèdre, d’Hippolyte et d’Aricie, revisitées, comme dit le bistrotier du coin, à la sauce vaudou, pour inscrire la tragédie dans le mythe. Son récit, en parfaite osmose avec le dessin – Brüno à son meilleur – circonscrit de façon magistrale le drame inachevé d’un continent entier.

 

cadre pleinL’artiste à mi-temps
Timothée Ostermann – Sarbacane

Timothée Ostermann continue de chroniquer la société contemporaine à travers son expérience de précaire à plein temps. Après avoir été manutentionnaire dans une grande surface (Voyage en tête de gondole chez Fluide glacial en 2016), le voici contractuel dans un lycée professionnel, employé au CDI. Timothée porte sur les élèves et la situation un regard ni misérabiliste, ni ironique, avec une pesante justesse qu’un dessin cartoonesque allège, un peu à la manière de Derf Backderf. On rigole un peu parce qu’il s’agit de comédie humaine, mais on ne rigole pas tant que ça au constat de la relégation sociale et de l’impuissance à détourner le cours de vies déjà bien mal engagées. Autre rare pépite de cette rentrée.

 

L’impudence des chiens
Aurélien Ducoudray et Nicolas Dumontheuil – Delcourt

Le scénariste aura chiné dans un vide-grenier une de ces brochures qu’on disait à soldats, dans les années 60-70. Une blague hilarante qui confronte une jeune femme dévêtue et un militaire incapable de présenter arme l’aura particulièrement inspiré, déclenchant l’envie de la développer sur 80 pages. Supplément littéraire : les personnages rimaillent leurs dialogues. Cela ne permet malheureusement pas de masquer l’indigence du propos. Le dessin généreux de Dumontheuil sauve la mise, en nous immergeant avec délice dans les méandres de la ville du XVIIIe.

 

cadre millionFaut faire le million
Gilles Rochier – 6 Pieds sous terre

Quatrième épisode d’une non-série après TMLP, Temps mort et La petite couronne (tous chez 6 Pieds). Livres inégaux – ici une bonne fournée -, qu’il faudra relire comme éléments cohérents d’un témoignage global, les grands ensembles par la petite histoire, celle de la relégation et de l’ankylose. Rochier et ses potes usent les bancs de la cité et jouent à la console en attendant que leurs mômes sortent de l’école. Leurs pieds ont été coulés dans le béton à la naissance. Ils avancent désormais dans la cinquantaine, continuent pour la plupart de vivre d’allocs et d’expédients, grattent des grilles de loto et regardent passer les trains. Depuis une tour, ils voient Paris s’embraser. Les Gilets jaunes manquent de style, alors autant rester ici. Le cadavre d’un ancien copain est retrouvé dans une poubelle. Pourquoi est-il mort, pourquoi suis-je encore vivant ? Et pourquoi suis-je à ce point exaspéré ? “Besoin de se mettre à l’abri des choses, des autres, pour dire simple. En même temps, dégager autant d’énergie pour se retrouver avec moi, seul, je vois pas l’intérêt.” Trouver la tombe du pote. Lui parler : une façon d’être à deux en restant tout seul. Au moins, il ne me dira pas de connerie en retour. Sans vrai début ni vraie fin car la vie avait commencé bien avant ce livre et continuera, au moins jusqu’au prochain.

 

cadre spaSPA
Erik Svetoft – L’Employé du Moi

Objet non clairement identifiable au premier regard, et c’est tant mieux. Ce spa voudrait être un lieu de repos, “une oasis au milieu de votre quotidien“, mais ses murs suintent une substance noire et pathogène. On y croisera des curistes désorientés, des cochons tristes et des cadavres en putréfaction. Erick Svetoft puise son inspiration dans le grotesque japonais et l’underground occidental. Influences suffisamment bien digérées pour que son travail rayonne d’une originalité propre. Surréaliste, délicieusement cauchemardesque.

 

Bagarre érotique
Klou – Anne Carrière

Concernant la protection et les droits des personnes prostituées, deux stratégies s’opposent. Les abolitionnistes se battent contre toute réglementation visant à légitimer le système “prostituteur” et ont obtenu, en France, la pénalisation des clients ainsi que l’abrogation du délit de racolage public (2016). Ne pas confondre l’abolitionnisme avec le prohibitionnisme qui, lui, voudrait interdire la prostitution pour des raisons morales. En face, les anti-abolitionnistes réclament la dépénalisation des clients et aussi, pour les personnes prostituées, une protection juridique et sociale. Pas forcément un droit spécifique. Les abolitionnistes considèrent la prostitution comme dégradante et les personnes prostituées comme des victimes. Les anti-abolitionnistes considèrent la prostitution consentie comme un métier, possible vecteur d’émancipation, excluant de leur approche tout ce qui peut s’apparenter à de l’esclavagisme sexuel. Les abolitionnistes privilégient l’expression “personnes en situation de prostitution” quand les anti-abolitionnistes brandissent l’acronyme TDS, pour “travailleurs et travailleuses du sexe”. Qui dit travailleuse dit travail, qui dit travail devrait dire droit du travail. Klou se définit comme TDS et se revendique du féminisme pro-sexe (le corps, le plaisir et le travail sexuel sont à investir comme outils politiques). Elle parle de job, de taf, de choix professionnel. Sauf cas très particulier (épisode dans un bordel suisse), elle n’est pas soumise au proxénétisme. Ne nie pas la précarité qui l’a conduite à la prostitution mais revendique son choix contre celui de faire n’importe quel boulot de merde. Son livre, qui oscille entre témoignage, réflexions théoriques et propos militants, montre une qualité rare : sa radicalité stimule le débat, contrairement à la plupart des ouvrages estampillés “bande dessinée du réel” qui ne stimulent que l’ennui. Les points théoriques et politiques qu’elle développe n’ont pour objet que d’affermir ses options militantes, d’en tisser le cocon. Des biais argumentaires fragilisent hélas l’exposé, laissant planer l’idée que certaines conclusions sont arrivées avant l’hypothèse. Les ambiguïtés et approximations ne manquent pas, s’agissant des concepts de travail (qu’elle exclut parfois du champ de l’exploitation), de consentement éclairé (ou placer le curseur ?), de désir contingent et de besoin vital (elle juxtapose l’envie d’orgasme et l’envie d’argent comme si les deux étaient comparables), et même de capitalisme ! Elles viennent percuter le discours rageur pour, au final, en atténuer la pertinence. Et le dessin, l’écriture ? Regrettons qu’aucun hommage ne soit explicitement rendu à Liv Strömquist à qui la forme de l’ouvrage doit tout.

 

cadre rohnerHappy place – L’Association / Röhner – L’Employé du Moi
Max Baitinger

Profiter d’une sortie décevante pour rebondir sur un très bon livre que nous avions négligé de chroniquer quand il est apparu sur les rayonnages, au printemps 2021. L’auteur est allemand. Son graphisme se situe quelque part entre Joost Swarte et Gerd Arntz. Trait épais, situations épurées, le dessin se concentre sur le mouvement, se plaît à distordre le réel. Happy place reprend des histoires courtes parues ici ou là, sans grande cohérence narrative, histoires qui jonglent avec la forme traditionnelle du livre pour enfant : une grosse image d’un côté et une ligne de texte en regard. Souvent, les images sont coupées par la jonction entre deux pages. C’est pour le moins fâcheux, d’autant qu’il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent à part les dessins. Laissons donc Happy place de côté pour privilégier Röhner, qui raconte les déboires d’un type dont la vie très réglée est soudain perturbée par un visiteur indésirable et insistant : petit vaudeville graphique, un régal d’invention en noir et blanc.

 

cadre secNettoyage à sec
Joris Mertens – Rue de Sèvres

Pas de divagations anodines dans la fiction de genre. La somme des gestes effectués par les protagonistes réalise l’équation du récit, à moins de vouloir nous perdre, et c’est particulièrement vrai dans le récit noir. Quand le personnage central joue au loto, ça doit bien servir à quelque chose. En conséquence de quoi la probabilité qu’il gagne est beaucoup plus importante que dans la vie réelle. Attention, gagner ne veut pas forcément dire améliorer son bien-être. On gagne souvent pour mieux perdre, sinon le récit n’est pas aussi noir qu’il prétend. Mais comme le héros de notre histoire bosse pour une blanchisserie, qui sait, il y a peut-être moyen. Le type remplit chaque semaine la même grille en fantasmant une vie meilleure pour lui et la kiosquière du coin. Il s’apprête à vivre le jour le plus extraordinaire de sa vie ordinaire et le passera sous l’eau, car il pleut beaucoup dans sa ville figée des années 70. Joris Mertens la dessine sans oublier le moindre embouteillage, le moindre passant, tous ces détails architecturaux et publicitaires qui, oppressant l’individu, servent l’ambiance suffocante du récit. Deuxième livre convaincant d’un auteur par ailleurs directeur artistique pour le cinéma – ce goût du détail, de la profusion des accessoires et du décor, voilà, tout s’explique.

Précédemment : La critique instantanée, hiver 2022