La critique aujourd’hui ne sert plus qu’à une seule chose : à faire vivre le critique” (Honoré de Balzac)

 

padovaPadovaland
Miguel Vila – Presque lune

Désœuvrement et misère affective dans une ville de Vénétie, depuis l’université où deux protagonistes terminent leurs études jusqu’au supermarché où bosse une copine “en année sabbatique”. Pas de grand immeuble ni de relief géographique à part les toboggans du parc d’attractions Padovaland (bien réel) survolés dans les premières pages. Tout se passe en effet au même niveau, celui du sol, pour marquer le peu d’espoir d’élévation. Il y aurait une veine italienne dans la longue traîne du néoréalisme, aimant traiter des interactions sociales de façon chorale (en bande dessinée : Alessandro Tota, Francesco Cattani, Davide Reviati…). Miguel Vila privilégie lui aussi le groupe à l’individu pour décrire l’impuissance de jeunes adultes à faire couple ou société, seulement aptes à juxtaposer ponctuellement leurs solitudes. Très réussi.

 

carnetsostendeOstende carnets / Ostende
Dominique Goblet – Frémok

D’abord des accumulations, comme pour se dégourdir les mains dans l’humidité cinglante d’une plage du Nord en hiver. Des fragments de nus. Féminins, toujours. Des figures molles, des objets rustiques qui se tordent. Et puis des couleurs en feutres d’écoliers. Une première majorette, genre indéfini. Les objets se font plus complexes, les accumulations organisent des structures. Une première plage soudain, et les premiers mots : “je te plais ?”. Une fois les trois quarts des pages remplies de formes, de nouvelles images apparaissent, mais cette fois-ci sans se montrer derrière le texte qui les décrit minutieusement. Ces images prendront peut-être corps dans le “vrai” livre, celui dont ces carnets forment l’ébauche, les hypothèses. Rien sur le paysage, rien sur la mer. Ces images décrivent des corps de femmes soumis aux regards masculins.
Puis Ostende. Dominique Goblet peint des plages aux couleurs plombées par l’absence de soleil. De toutes les images apparues au fil des carnets, seules quelques-unes ont finalement été dessinées. Subsistent aussi les majorettes, des bustes aux seins lourds, le nom d’une femme : Irène. Sur les plages, vers les plages, en marge des plages. Les plages se font progressivement plus abstraites, partiellement occultées par des taches de couleurs vives comme un thème musical chasse l’autre dans un très lent fondu. Il y a bien séquence. L’autrice raconte bien quelque chose, même si elle évite soigneusement de trop porter la voix, puisque le plus important reste la suggestion et les mille réceptions possibles selon les individus, selon les moments du jour. Comme l’eau sur le sable, on y vient, on y reviendra.

 

Frans Masereel, 25 moments de la vie de l’artiste
Julian Voloj et Hamid Sulaiman – Casterman

Fausse bonne idée, que de s’inspirer des “romans en gravures” du maître flamand pour dessiner sa biographie – jusqu’à reprendre le principe des 25 épisodes de “La passion d’un homme”. Sans aller jusqu’au bout de la démarche d’ailleurs, puisque certaines planches incorporent des bulles et des dialogues, une façon de trancher à la tronçonneuse le débat sur la filiation putative entre les romans en gravures dont Frans Masereel fut le pionnier et nos modernes “romans graphiques”. Indépendamment des choix visuels, le propos se perd dans un didactisme historique assez gênant, ne dit rien des choix formels de l’artiste (pourquoi ces récits sans texte ?), et reste très évasif quant à ses engagements politiques. Cet ouvrage aseptisé, qu’on aurait bien aimé aimer, a hélas plus à voir avec l’imagerie d’Épinal qu’avec les gravures rebelles.

 

cadre fontaineFables de La Fontaines
Sébastien Lumineau – Cornélius

Beaucoup plus qu’une adaptation en bandes dessinées : un prolongement de l’œuvre, son rappel subtil à notre attention. Six fables seulement fondent ce petit ouvrage éminemment politique, travaillé en Noir et blanc à raison d’une ou deux cases par page. La forme courte de la fable permet une restitution intégrale du texte que les dessins évitent de paraphraser : ils développent sa force en l’ancrant dans une réalité toute contemporaine. Une case silencieuse à laquelle La Fontaine n’aurait évidemment pas pensé caractérise, lors d’un échange entre deux personnages, la peur d’une oreille indélicate. Une vieille vache laitière, qui dans la fable broute sur un coin de pré sans herbe depuis qu’elle ne sert plus à rien, s’exprime depuis un camion dont on sait qu’il partira bientôt vers l’abattoir. Le renard gascon est un pauvre type qui a fini par se convaincre que le raisin convoité sur l’étal du supermarché était trop vert, compte tenu du fait qu’un vigile ne le quitte pas des yeux. Les potentialités de la bande dessinée avec lesquelles jongle Sébastien rendent éclatante la modernité de la fable. Indispensable.

 

cadre salaLe poids des héros
David Sala – Casterman

Le petit garçon a encore les pieds sur un tapis de fleurs bariolé mais son buste est déjà contraint par un cadre monochrome et froid. Dans ce carré, à la verticale du visage triste de l’enfant, figure le portrait d’un adulte en costume. David Sala consacre l’album à ses deux grand-pères, engagés sans se connaître contre le franquisme et le nazisme, ayant aussi en commun d’avoir miraculeusement survécu à la guerre. De son histoire familiale rapportée à hauteur d’enfant, Sala retient surtout les moments transitionnels, de ceux qui vous extraient des jardins de l’innocence. Magicien du pinceau, il restitue la gamme chromatique des années 70 de façon stupéfiante, dépeint l’horreur des camps avec des couleurs réputées vives et joyeuses – puisque l’enfant voit le monde en multicolore. Témoignage pudique et généreux, chouette livre.

 

cadre eauL’âge d’eau T1
Benjamin Flao – Futuropolis

Avec le bouleversement climatique l’océan a bien grignoté les terres. La vie se réorganise dans des cités “colmatées, sécurisées, étanches” à l’extérieur desquelles survivent aussi des populations que les autorités aimeraient enrégimenter. Un chien, mystique et humaniste, conte aux lecteurs l’odyssée de deux frères naviguant d’un îlot à l’autre vers une mission encore obscure. Le plus fort est muet mais semble communiquer avec d’autres espèces. Celui qui parle, condamné pour sabotage, est fraîchement sorti de prison. Dispositif en place, personnages bien campés, suite et fin dans un deuxième tome. Le dessin de Benjamin Flao est toujours virtuose et libre, changeant de précision et de masse à l’envi. Bémol quant à certains propos destinés à stimuler l’analyse d’une protagoniste autant que celle des lecteurs, en leur accordant qui plus est une dimension universitaire. Pourquoi aller chercher l’inspiration chez les sécessionnistes du groupe new-age One nation – sans les citer de façon très explicite au demeurant ? En matière de philosophie politique, les bibliothèques ne regorgent-elles pas de réflexions autrement plus inspirées et inspirantes ? Ne peut-on trouver, si on s’intéresse à l’émancipation et l’autonomisation des populations, suffisamment de pratiques exemplaires à travers le monde et le temps, qu’il faille convoquer des contemporains pas toujours très étanches sur le plan idéologique ? Hum.

 

cadre oteroNaphtaline
Sole Otero – Ça et là

Argentine, années 2000. Une jeune femme aménage dans la maison de sa grand-mère récemment disparue. Ni larmes ni violons, la vieille acariâtre est morte dans l’indifférence ou le soulagement de ce qui lui restait de famille. Rocio ouvre des tiroirs, affronte une colonie de puces, croit apercevoir des fantômes, reconstruit l’itinéraire de son aïeule depuis l’immigration des arrières-grands parents italiens. Une forme d’identification semble à l’œuvre qui se traduit par l’auto-isolement progressif de la jeune femme. Sole Otero anime des corps massifs mais aériens. Même sous les coups, les personnages conservent leurs joues roses. Par delà l’histoire familiale minutieusement conduite, l’autrice scrute le cheminement de l’aigreur au sein d’une société patriarcale, montre comment cette aigreur s’épanouit dans la frustration et le sentiment d’injustice, comment elle peut s’imposer aux êtres les plus contrariés dans leurs idéaux et désirs – singulièrement aux femmes. Très belle lecture. (Message de service : cher Ça et là, pourrais-tu ajouter des rabats aux couvertures de tes livres afin de leur donner une chance de survie au delà de la première lecture ? Merci !)

 

cadre sans finLa princesse du château sans fin
Shintaro Kago – Huber éditions

Maître de l’ero-guro (“mouvement artistique et littéraire japonais combinant l’érotisme à des éléments macabres et grotesques”), Shintaro Kago élabore un récit pour l’Europe en lecture occidentale et grand format. Complètement timbré quoique d’une logique implacable, jonglant avec l’abjection en toute délicatesse, le récit refuse de trancher entre les hypothèses (même s’il est très tranchant par ailleurs), faisant cohabiter deux uchronies autour de personnages ayant réellement marqué l’Histoire du Japon, ici réduit à un château-immeuble en perpétuelle croissance. Le livre expose aussi des fantasmes bien chelous. Mais ce n’est pas tout : au principe de la bifurcation et de la mutation, l’auteur fait exploser les fondamentaux structurels de la bande dessinée (cases, lignes, colonnes), ses planches perdant leur géométrie au fur et à mesure que le parallélisme des situations s’effondre. Malsain, captivant, magistral.

 

cadre kokorRocking chair
Kokor et Jean-Philippe Peyraud – Futuropolis

Kokor remise un instant son univers poétique pour mettre en images un western de Jean-Philippe Peyraud. L’attention est portée sur un objet de confort arrivé d’Europe avec des pionniers espérant trouver à l’ouest les conditions d’une vie meilleure. Le choix du rocking chair s’avère plutôt judicieux, et son sort final témoigne d’une réjouissante ironie. Sur le fond, Kokor et Peyraud s’intéressent à la construction des USA au filtre de la violence, faisant ainsi écho au génial Scalp de Hugues Micol, le tourbillon de démence en moins. Voilà peut-être ce qui manque à leur livre, un brin d’extravagance graphique, des regards hallucinés, une palette de couleurs plus frappante. Il n’empêche : lecture tout à fait recommandable.

 

Le monde sans fin
Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici – Dargaud

La formule est désormais bien huilée du dessinateur-candide vulgarisant les idées du grand homme, ici ingénieur, spécialiste des questions énergétiques et lobbyiste en chef du think tank The Shift project. Grand succès de librairie, Le monde sans fin prétend “expliquer les changements profonds que notre planète vit actuellement et quelles conséquences, déjà observées, ces changements parfois radicaux signifient”. Europe 1 célèbre “le meilleur livre scientifique de l’année”. L’Usine nouvelle parle d’œuvre de “salubrité publique”. Guillaume Erner, animateur de la matinale de France culture, applaudit une lecture extrêmement pédagogique”. Mais si on peut en effet saluer, dans la première partie de l’ouvrage, l’éloquence des énoncés relatifs aux ressources et à la consommation énergétique, il y a quand même un problème.
Jancovici refuse de penser la logique systémique de profit et les rapports de domination susceptibles de conditionner, à l’échelle mondiale, la natalité, le productivisme et donc la consommation énergétique. Il préfère aligner des graphiques aux indicateurs croissants (consommation énergétique, démographie….) de manière fataliste, comme s’il était évident que l’être humain allait se goinfrer jusqu’à l’indigestion si on le plaçait devant un buffet garni. Mais là n’est pas le problème.
Il rétroprojette sur l’histoire de l’humanité une obsession de l’énergie alors que son concept et sa mesure n’ont pas encore deux cents ans. En revanche, malgré l’omniprésence de la “révolution industrielle”, du “commerce international” et de la “croissance” dans ses analyses, il tait bien consciencieusement le mot capitalisme (pas une seule occurrence relevée en 198 pages !), considérant probablement que le capitalisme n’est pas une construction idéologique et sociale mais relève de la nature humaine (d’où son fatalisme). Dans le même ordre d’idées, Jancovici avance que la situation socio-écologique désastreuse dans laquelle se trouve le monde aujourd’hui est imputable à l’être humain en tant qu’homo œconomicus, “animal opportuniste et accumulatif” (voir ses digressions autour du stratium). Il renvoie ainsi dos à dos et en creux, dans une responsabilité indifférenciée, le dictateur, l’esclave, le bourreau, le supplicié, Jeff Bezos, l’employé d’Amazon, les hommes, les femmes, les blancs, les noirs, les Chinois (consommation individuelle de 4300 kWh en moyenne par an) et les Gazaouis (0,1 kWh). Notons au passage que la théorie de l’homo œconomicus est depuis longtemps considérée comme indigente par nombre d’économistes et de sociologues, mais ce n’est pas le problème.
Que son discours fleure bon le privilège petit bourgeois (voir le chapitre sur les machines qui “libèrent du temps” pour “les études, la retraite, le week-end, les vacances et le travailler moins”) et la primauté occidentale (“si nous ne faisons rien, il n’y a aucune raison qu’eux [les pays qui n’ont pas encore accès à notre confort] s’y mettent”) n’est toujours pas le problème.
Qu’il ne sache analyser les comportements humains et les rapports sociaux qu’à l’aune du déterminisme, du progrès technologique et de la quantité d’énergie disponible (il explique par exemple que le Printemps arabe est dû à un “stress économique” sans évoquer, ne serait-ce que dans une note de bas de page, l’aspiration démocratique des populations concernées), que son approche du sensible reste froide et mécaniste, qu’il se pique d’anthropologie avec le discernement d’une machine à calculer, n’est pas le problème.
Ses faveurs à l’endroit de l’industrie nucléaire relèvent parfois de la complaisance, postulant à propos de la catastrophe de Tchernobyl que “la panique et la peur de la radioactivité ont fait plus de dégâts que la radioactivité elle-même”, ou validant sans nuance, à propos du drame de Fukushima, les conclusions d’un rapport de l’UNSCEAR (Comité Scientifique des Nations Unies pour l’Étude des Effets des Rayonnements Ionisants) décrié au sein même de la communauté scientifique. Mais ce n’est pas le problème.
Enfin, que Christophe Blain s’en tienne à une posture de scribe acritique vis-à-vis de son gourou du moment, n’est vraiment pas le problème.
Le problème, c’est que malgré tous ces biais argumentaires et l’évidente subjectivité de Jancovici, qui défend la planification du capitalisme pour lutter contre les ravages du capitalisme, l’ouvrage se pare des vertus de l’objectivité et de la raison scientifique, en conséquence de quoi il est accueilli sur tapis rouge par des médias de grande diffusion pourtant prompts, d’habitude, à dénoncer les paralogismes et les sophismes empêchant l’analyse sincère des faits.

 

cadre lukeChoco boys
Ralf König – Dupuis

Lucky Luke porte toujours un regard placide et distant sur le monde. S’il faut trouver l’angle thématique de l’album, c’est la tolérance et l’appréciation des êtres non pas pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils font. Luke évite les a priori et se fout des orientations sexuelles des personnes qu’il fréquente. Il se prend d’affection – en tout bien tout honneur – pour un cow-boy amoureux d’un autre cow-boy, et facilite leur idylle en écartant les individus toxiques. Mais Dupuis, qui aime convoquer des auteurs de fort tempérament pour revisiter les aventures du cowboy solitaire (à ce jour Bouzard, Mawil, Bonhomme et König), a néanmoins tenu à garnir ce livre, où l’on pourra chercher en vain la moindre scène scabreuse, d’un bandeau rouge avertissant : “pour les lecteurs de 17 à 77 ans”. Car voyez-vous, la tolérance et l’ouverture d’esprit, ce n’est pas avant 17 ans.

 

cadre monstresMonstres
Barry Windsor-Smith – Delcourt

Prenez des nazis dégénérés, des fantômes, des facultés paranormales, un projet militaire secret. En mode fantaisiste, ça donne Hellboy. En mode shakespearien, ça donne Monstres. Plus de 350 pages de désespoir et de violences psychologiques autant que physiques absolument suffocantes, avec une maîtrise impressionnante des éléments narratifs. On peut tiquer sur le fait que le plus monstrueux des monstres se distingue par une sexualité apparaissant forcément déviante quand les autres protagonistes s’inscrivent dans l’austérité d’une morale toute religieuse – ça se passe aux USA. On peut aussi regretter une traduction s’accommodant de tics très contemporains, alors que le récit couvre les premières décennies d’après-guerre (“pas de souci”, “cé okay”). Mais quelle claque !

 

cadre omOm
Andy Barron – The mansion press

Encore une étrangeté dénichée par Julian Huber. Des couleurs acidulées, des personnages cartoonesques tout en rondeur, des papillons. Om est un personnage vaguement humanoïde, doux et candide, soumis à l’hostilité carnassière des autres êtres peuplant son monde. Le cauchemar n’attend pas la redescente. Perché quelque part entre Jim Woodring et Moebius.

 

Goldorak
Dorison / Bajram / Cossu / Sentenac / Guillo – Kana

Dans un texte intitulé Le spectateur impatient, le cinéaste Gérard Mordillat cible une production cinématographique de masse conditionnant les attentes d’un public de plus en plus infantilisé : “Le spectateur contemporain est un enfant gâté qui pleure et trépigne si son moindre désir d’images et de sons n’est pas immédiatement exaucé, et qu’il faut d’urgence faire taire en lui plantant une tétine dans la bouche ou en le distrayant avec un hochet (voire les deux). Osons dire qu’une majorité de films sont aujourd’hui produits sous les auspices de la tétine et du hochet, c’est-à-dire du Dolby Stereo à la puissance dix et des effets spéciaux en images de synthèse pour mettre en scène catastrophes nucléaires, guerres intersidérales, épidémies mortelles, monstres et surnaturel“. Le cinéma dont parle Mordillat a son équivalent en bande dessinée. Disons plutôt : certains auteurs de bande dessinée s’évertuent à vouloir figer sur papier les images mobiles qui font leur miel, en direction de lecteurs carburant à la même dope. Peut-être pratiquent-ils la bande dessinée à défaut de faire du cinéma à gros budget et restent-ils pour cette raison incapables d’explorer la singularité de leur médium ? “Il s’agit d’en mettre plein les yeux au spectateur pour qu’il n’y voie plus rien ; de lui en mettre plein les oreilles pour qu’il n’y entende plus rien. […] Au nom de l’impatience, la sensation règne, et l’intelligence comme l’émotion disparaissent”. Plus loin dans l’article, Mordillat révèle que les plans cinématographiques duraient en moyenne 12 secondes en 1930 mais n’en excèdent guère deux aujourd’hui. Comment, en bande dessinée, traduire cette frénésie et couper le souffle du lecteur impatient ? Comment contredire le statisme de la planche pour y faire cinéma à grand spectacle ? Les auteurs de comics nord-américains ont depuis longtemps trouvé une astuce aussi exploitée par leurs suiveurs franco-belges : sur-découpons l’action, déformons les perspectives, multiplions les bulles, hachons les dialogues en imposant un rythme de lecture épileptique. Le Goldorak de Dorison et Bajram s’abîme dans cette pratique, à l’appui de tics graphiques tape-à-l’œil et d’une gestuelle super-héroïque largement rebattue. La forme de l’ouvrage, purement constitutive de cette standardisation culturelle nord-américaine, vient donc conforter un cahier des charges déjà contraint par cette même standardisation. Et le scénario de Xavier Dorison, loin de distordre ou seulement tempérer le dispositif, en appuie encore les caractères. De l’arc narratif aux valeurs portées, la stratégie visant à stimuler la libido du lecteur reste acquise à la doxa étasunienne de façon structurelle autant qu’idéologique (sur une base mythologique censément universelle), tirant le fil évangelico-droitier que déroule l’industrie du divertissement US depuis plus de 100 ans (si tu veux tu peux et si tu peux tu dois / culte de la famille / culte de l’Élu etc.). 1- Une menace se profile. 2- Les individus qui seuls pourraient contrecarrer la menace surgissent au compte-goutte. 3- Le personnage central, lui, se laisse désirer. Il porte une barbe qu’il rasera par la suite, marquant ainsi le passage de l’abattement à la responsabilité. 4- Un objet ou un lieu référentiel est redécouvert, ici la base de lancement du robot rutilante sous ses fausses toiles d’araignées. 5- La baston peut commencer avec son cortège de dilemmes métaphysiques n’empêchant pas une fin heureuse. Bonus putassier : malgré 140 pages d’entertainment viriliste et guerrier, on n’oubliera pas l’éloge du pacifisme.
Mais de quel hommage ce récit très satisfait de lui-même est-il alors le nom ? La démarche ne célèbre pas le Japon, ni le manga, ni l’animé. Ni Go Nagaï ni même sa création, “le plus célèbre des robots de l’espace”. Le Japon n’est qu’un décor et Goldorak, un prétexte. Il faut considérer l’ethnocentrisme du propos – jusqu’à l’ineptie la plus totale quand le chef des méchants extra-terrestres interpelle le parlement japonais et assène : “il y a six siècles, vous avez envoyé un certain Christophe Colomb explorer votre Terre”, et relever les bouffées nostalgiques qui se matérialisent en fin d’album dans les portraits des auteurs posant derrière leurs jouets, ou au cœur même du récit, quand Dorison trouve judicieux de faire résonner les paroles françaises de la chanson du générique. La motivation première des auteurs apparaît alors clairement : ils rendent hommage à eux-mêmes. À ce qu’ils furent quand ils avaient des cheveux, à leur imaginaire d’enfant emporté par cette marchandise de seconde zone acquise à bas coût par la télévision hexagonale dans les années 70, à la fausse universalité de leur émotion d’alors. Et les adultes qui encensent le livre s’inscrivent dans la même régression nombriliste. Produit sous les auspices de la tétine et du hochet, Goldorak est une madeleine industrielle ne pouvant plaire qu’à des lecteurs conquis d’avance, dont la ferveur nostalgique a désespérément obscurci l’esprit critique.

 

cadre chairEn chair et en fer
Killoffer – Casterman

Encore des résurgences. Killoffer recycle les vignettes ayant récemment servi à illustrer Machines insurrectionnelles, un livre de Dominique Lestel qu’on n’a pas eu envie de lire car il plaide “pour que la robotique autonome ne soit plus pensée dans un cadre purement instrumental mais entre dans un espace existentiel, telle que nous la vivons chaque jour, nous engageant dès lors sur la voie d’une révolution ontologique”, comme si on n’avait que ça à faire. L’auteur se met en scène comme d’habitude, bite à l’air et verre à la main. Il est ici consolé par un double robotique qui titube avec lui jusqu’à disparaître au profit d’un modèle sans doute plus performant mais moins compréhensif, tout comme Killoffer disparaîtra pour une meilleure version de lui-même. Si vous aimez les boîtes en fer, la régression et le nombrilisme : préférez Killoffer à la concurrence (c’est aussi nettement moins long à lire).

 

cadre elmeSaint-Elme T1 & T2
Frederik Peeters & Serge Lehman – Delcourt

Récit de genre immédiatement addictif. Quoique le genre en question soit difficilement identifiable, entre saga mafieuse, polar déréglé, romance contrefaite et fable pré-apocalyptique. Frederik Peeters déroule son art sans faute. Les planches sont foisonnantes et les couleurs outrées, pour mieux rendre compte de comportements ne respectant plus trop les codes de l’humanité ordinaire. On peut néanmoins regretter le choix éditorial de découper cette histoire en courts albums, à servir à intervalles rapprochés pour ne pas refroidir l’attention.

 

cadre funFungirl
Elizabeth Pich – Les Requins marteaux

Sur la couverture, le détournement d’un classique de Peanuts. L’héroïne a éjecté Snoopy du toit de sa niche pour s’y allonger. Elle est comme ça, Fungirl : sans gêne, extravertie, inadaptée sociale ne doutant de rien, ne respectant pas grand chose – pas même les morts. Obsédée sexuelle, toujours entre deux séances de masturbation, gloutonne de tout, elle semble incapable de refréner ses pulsions. Elle vit en coloc avec son ex, Becky, et l’actuel mec de Becky. Qui la supportent jusqu’à un certain point. Elle se fait embaucher par un entrepreneur de pompes funèbres… Tant qu’à semer le chaos, autant le faire avec brio. Pour autant, Fungirl, le livre, échappe aux standards du trash humoristique. Ce n’est pas si courant de voir une coupe menstruelle servir d’arme de poing, par exemple. Et ce n’est pas si courant de voir un ouvrage qui s’annonçait comme une suite balisée de sketchs, communiquer un trouble lancinant qu’on n’envisageait pas de prime abord. Chaudement recommandé.

 

cadre rosieRosie en Amazonie
Nathan Cowdry – Presque lune

Après avoir été laissé pour mort dans la jungle amazonienne, Denton, petit chien anthropomorphisé, retrouve la mémoire et raconte. Pas de gentil dans ce livre qui expose dans un style sucré-salé les mésaventures d’une jeune dealeuse de poudre accompagnée de sa mule – le fameux petit chien. Mais un vrai méchant : une culotte à nœud rose. Rien que pour ça, mérite d’être lu.