« Il est difficile de dire quelque chose de Pouchkine à qui ne sait rien de lui. Pouchkine est un grand poète. Napoléon est moins grand que Pouchkine. Et Bismarck n’est rien du tout à côté de Pouchkine. Et Alexandre Ier, II, et III ne sont que des bulles de savon en comparaison de Pouchkine. Et tout le monde n’est que bulle de savon en comparaison de Pouchkine ; mais en comparaison de Gogol, c’est Pouchkine qui est une bulle de savon. C’est pourquoi plutôt que de Pouchkine, je vais parler de Gogol. Mais Gogol est si grand qu’il est impossible de dire quoi que ce soit à son sujet ; c’est pourquoi je vais quand même parler de Pouchkine. Mais après Gogol, parler de Pouchkine est un peu offensant. Et de Gogol, impossible. C’est pourquoi je préfère ne rien dire du tout » (Daniil Harms)

 

mister.jpg Mister Morgen
Igor Hofbauer – L’Association

Affichiste issu du milieu underground de Zagreb, Hofbauer publie là son premier ouvrage de bandes dessinées en France. On retrouve dès la couverture les codes graphiques du constructivisme qu’il travaille de longue date — composition, typo et cette palette de couleurs limitée aux seuls à-plats noirs, gris et rouges. Histoires crépusculaires aux protagonistes plus ou moins monstrueux (parti pris rejoignant celui de Charles Burns : les tourments intérieurs se révèlent à l’extérieur). Ils traînent leur misère dans des grands ensembles inspirés du quartier d’où vient l’auteur, à moins qu’il faille pousser encore plus à l’Est, vers une Ukraine contaminée par exemple. Maladies industrielles, oppression d’un pouvoir totalitaire, aliénations amoureuses, déchéance du corps et de l’âme. C’est très beau et sans espoir, vous allez adorer.

 

liv.jpg L’origine du monde
Liv Stromquist – Rackham

L’homme et le sexe des femmes. L’homme et l’orgasme féminin. L’homme et les menstruations. Un rapport cinglant sur l’abjection patriarcale et c’est ici que ça se passe, dans nos sociétés dites civilisées, l’homo occidentalus n’ayant aucune leçon de barbarie à recevoir. Deuxième ouvrage en bande dessinée de la journaliste suédoise après l’excellent Les sentiments du prince Charles. On regrettera que l’utilisation laborieuse du dessin dans une structure formelle attachée au gaufrier nuise à la réception du propos. La maladresse du trait et le rythme ne sont pas en cause, le problème vient plutôt de la construction du récit. Cette impression que le dessin n’agit pas comme compagnon indissociable de la chose écrite mais comme dispensable soutien, placardé de façon artificielle sous un texte souvent très dense. Les petits miquets n’apportent dans ce cas pas grand-chose sinon un inconfort de lecture. Trop de cartouches hurlent leurs mots et parfois même, des pages particulièrement bavardes s’affranchissent de toute représentation imagée : la spécificité du medium est ignorée. Dommage donc, restent le fond et la gouaille de l’auteure, qui rendent la lecture de ce livre très recommandable.

 

stupor.jpg Stupor mundi
Néjib – Gallimard

Sur la motivation humaine à produire des images et la réaction que suscite cette production. Frédéric II, Stupeur du Monde et empereur des romains dans la première moitié du treizième siècle, réputé pour sa curiosité scientifique et son ouverture au monde arabe, n’est pas le personnage principal de cette histoire mais la figure tutélaire, protecteur du savant Hannibal Gassim El Battouti qui a fui Bagdad à cause de ses recherches sur l’empreinte photographique. Contexte historique judicieusement choisi pour placer deux grandes religions monothéistes dans le même panier réactionnaire : « Fixer des images ? Et pourquoi faire ? Pour les adorer ? Pour tromper les croyants ? » Un petit air de Nom de la rose dans le château à mystères, l’énigme à résoudre, le rapport ambigu des érudits religieux au progrès scientifique. Quelques authentiques grands noms sont convoqués en personnages secondaires. Outre Frédéric II, le chevalier teutonique Hermann Von Salza ou le mathématicien Leonardo Fibonacci donnent la réplique à  Hannibal Gassim, sa jeune fille handicapée et son garde du corps masqué. Un roman au long cours à l’intrigue plurielle, très bien écrit et servi par un dessin à la nonchalance élégante (le deuxième de Néjib après une évocation de David Bowie : grand écart entre les sujets).

 

Mickey’s Craziest Adventures
Nicolas Keramidas et Lewis Trondheim – Glénat

Glénat poursuit sa collaboration avec la Walt Disney compagny France. Voilà maintenant la phase d’appropriation, où des auteurs bien de chez nous revisitent les figures du mythe. Qu’attendre d’un tel projet ? Pas grand-chose, le cadre est trop contraint et ne saurait admettre un exercice iconoclaste. Alors on jouera avec le rythme (Trondheim sait très bien faire), en respectant des conventions tellement épuisées qu’elles partent en lambeaux. Résultat : une mécanique bien huilée par le talent roublard de ses réalisateurs, une variation de plus sur le thème, un produit dérivé.

 

bag.jpg Bagatelles
Mahler – La Pastèque

Mahler, ce génie. Maître du burlesque minimaliste. Comment dire en peu de traits et sans parole. Se limiter à l’exigence de la situation, éviter tout ce qui pourrait détourner l’attention du lecteur : un art d’une grande précision. Mahler pousse le vice à ne jamais vraiment dessiner les visages, se contentant souvent d’une protubérance nasale. Pourtant, quel sens de l’expression ! Misère de la drague de comptoir. Misère du boxeur devant assumer les gestes de la vie quotidienne avec ses gants, misère du despote, misère de l’homme sandwich… Ces histoires courtes (inégales mais souvent très drôles) ne sont pas nouvelles, d’abord publiés en revue (Lapin, Strapazin, Spoutnik) avant d’être recueillies par la Pastèque. Une bonne occasion de découvrir le travail d’un auteur très fréquentable.

 

La maison
Paco Roca – Delcourt

Deux frères et une sœur reviennent dans une maison abandonnée après la mort de leur père pour la remettre en état et la vendre. Huis-clôt où se révèle la hiérarchie familiale et surtout l’opposition de deux tempéraments. Une histoire d’hommes au dessin passe-partout qui se lit très agréablement, même si on comprend vite que l’achèvement des travaux marquera aussi celui du livre, sans grand accident dramatique.

 

cadre_pat.jpg Pat Boon
Winshluss – L’Association

Révision augmentée d’une Mimolette parue en 2001. Quelques pages supplémentaires où ce vieux loser de Pat atterrit dans un camp d’entraînement au jihad dont il ne sortira pas tout à fait indemne, comme d’habitude. La quintessence de l’art de Winshluss, qui a fait des émules en malaxant la candeur normative de Disney et la ligne crade de Vuillemin. Un must si vous aimez rire de notre société qui s’effondre, en postillonnant des glaires grasses entre vos dents jaunes.

 

Pandora n°1
Divers – Casterman

Revue de librairie boursouflée d’orgueil qui entend réinventer le fil à couper le beurre. Somme d’histoires courtes commandée à  des auteurs parmi les plus talentueux du moment, sans doute les seuls vrais bénéficiaires (en cash) de cette entreprise marketing. Ici, on brasse le grand public et l’ “indé” sans cohérence du moment que ça brille. Au sommet, Killoffer pavane en dandy scato tandis qu’au bas de la pile, Bastien Vives en fait des caisses pour choquer son meilleur ami, l’adolescent boutonneux. Aucune prise de risque éditoriale, l’avant-garde est ailleurs et la bande dessinée s’en fout. Espérance de vie une fois le soufflé retombé : trois ou quatre numéros ?

 

rituels.jpg Rituels
àlvaro Ortiz – Rackham

Récit à tiroirs et énigmes pas forcément résolues autour d’une idole maléfique, concentré d’Éros et Thanatos. L’action se passe hier, aujourd’hui, ici, ailleurs, les témoins sont nombreux et resteront pour la plupart étrangers les uns aux autres. Troisième livre d’un auteur espagnol à l’imagination fertile et bavarde, particulièrement attachant. Le contraste entre la douceur du dessin aux teintes pastel et la cruauté de ce qui est décrit participe à la séduction de l’ouvrage. De quoi passer un bon moment de lecture.

 

cadre_lait.jpg Le lait noir
Fanny Michaëlis – Cornélius

En Allemagne pendant la guerre, les chemins parfois entrecroisés de jeunes gens en péril. La fuite comme une ligne de vie, changer de costume, changer de peau pour survivre, et partout autour de soi la mort par les camps et les trains qui y conduisent, les balles, les chiens, la lame, le feu. Dans son poème Fugue de mort écrit en 1945, Paul Celan évoque le « lait noir de l’aube », cette fumée que les prisonniers voyaient monter des fours crématoires. Inspirée de son histoire familiale, Fanny Michaëlis s’approprie l’expression et tisse de son crayon une délicate et ténébreuse dentelle. L’artiste a ce pouvoir d’interpréter toute chose y compris la violence extrême, tendant un voile poétique sur le sordide sans pour autant rien édulcorer. La forêt comme un piège de barbelés, les suppliciés avalés par un four-crocodile, des flammes se confondant avec les végétaux alentours. « Je t’ai vue, mère, passer le seuil de l’appartement entourée de soldats, laisser derrière toi les meubles, tes beaux tapis et la photo de notre père sur la cheminée. je t’ai vue rejoindre le convoi. j’ai vu le train partir. la débâcle. les soldats ouvrir subitement les portes des wagons bondés… je t’ai vue descendre dans le fossé… et ton corps s’affaisser dans la neige avec cent autres ». La libération viendra. La pierre peut remplacer la pierre mais les champs de ruine intimes resteront en l’état, car la guerre « s’enfuit dans les êtres en silence ». Échapper à  la mort, mais la folie ?

 

cadre_oriane.jpg Quoi de plus normal qu’infliger la vie ?
Oriane Lassus – Arbitraire

Non merci pas pour moi. C’est que du bonheur. Non merci c’est un choix. Tu dis ça mais tu verras, l’horloge biologique. Comment te faire comprendre ? Quand c’est le tien, ça change tout. Je ne veux pas d’enfant : « une offrande aux dieux du capitalisme / un guerrier au service des valeurs parentales / un splendide clone-poupée, mini-soi à  modeler / un talisman vivant contre la solitude ». Je ne veux pas d’enfant, et basta ! Alors Oriane Lassus, experte en tectonique des cases, réalise un plaidoyer punk, accumulant les clichés pour mieux les pilonner de son dessin à ondes sismiques. Titre génial annonçant à la fois la réflexion et le rire sardonique. Impeccablement réalisé par les jeunes éditions Arbitraire (déjà quelques pépites au catalogue comme Un vrai guerrier ne meurt jamais même si ça signifie la mort d’Antoine Marchalot, Codex Comique de Dan Rhett ou Gris d’Olivier Schrauwen) : indispensable.

 

L’odeur des garçons affamés
Loo Hui Phang et Frédérik Peeters – Casterman

La couverture montre un attelage de cow-boys s’engouffrant dans un drôle de canyon. Trois hommes composent cette petite expédition qui a pour mission d’explorer une partie du Texas, évaluer sa fertilité industrielle et immortaliser les autochtones avant colonisation et exploitation de leurs terres. Comment déflorer un espace non vierge… L’exploration que Loo Hui Phang met en avant dans ce western hors norme concerne surtout les corps et le désir, territoires pas moins fascinants que ceux dans lesquels s’avancent les protagonistes. Peeters envisage le western comme un space-opera, prétend qu’on pourrait délocaliser l’intrigue sur une autre planète. Avançons que le propos perdrait en force tant les indiens et les chevaux, loin de se limiter à des éléments du décor, articulent l’intrigue comme ne pourraient le faire des créatures inventées à l’occasion : c’est le poids du mythe. Observateurs silencieux, amusés et féroces, acteurs quand ils l’estiment nécessaire, les natives americans évoluent à la frontière du visible et de l’invisible. Les chevaux, dans le même ordre d’idées, incarnent une force aussi naturelle que surnaturelle, essentielle au récit. Poétique, dramatique, érotique, un ouvrage envoûtant dont on regrette seulement le format trop standardisé (la version luxe s’affranchit des couleurs numériques pour retrouver les lavis d’origine. Très bonne idée. Dommage qu’il s’agisse de la version luxe à prix luxe).

 

Space boulettes
Craig Thompson – Casterman

Par l’auteur de Blankets et Habibi, un nouveau pavé bien plombé. Avant d’ouvrir le livre, une image pour gouverner les 328 pages qui suivent : le père (costaud et bûcheron de l’espace) enrobe de ses bras protecteurs la mère (couturière de l’espace) et leur fille, petite héroïne de l’espace. « Une maman et un papa, défendons la famille naturelle », disait un slogan de la manif pour tous. Ce livre pourrait obtenir certification, parce que son programme qui revendique une espèce d’intérêt pour les problèmes écologiques et la lutte des classes se réduit en fait à la célébration compassionnelle du principe familial dans tout ce qu’il a de plus restrictif, normatif, tellement américain des profondeurs. « Positive and fonctionaly family unit » : les protagonistes ne sont motivés que par sa préservation, à moins qu’ils ne souffrent évidemment de son absence. De la petite saucisse dont les parents ont été bouffés par les baleines de l’espace à ces mêmes baleines qui font caca mou après l’enlèvement de leur enfant, en passant bien sûr par la petite héroïne de l’espace en quête de son papa disparu, l’obsession est unique. Lecture passablement réac. Thompson la destine à un public plus jeune qu’à l’accoutumée : c’est ce qu’on appelle un facteur aggravant.

 

La ballade de Sean Hopper
Christophe Merlin – Sarbacane

Un de ces livres dont il ne faut absolument pas lire la quatrième de couverture qui flingue en deux lignes une bonne part du plaisir : stratégie éditoriale difficilement compréhensible. De nos jours, quelque part aux États-Unis. Un gosse observe son voisin ombrageux et violent. Sa femme aime bien la compagnie du môme, lui pas. La tension monte, quelque chose finira bien par se passer, une rupture dans le dispositif, l’effondrement. Par un auteur plus habitué aux albums jeunesse qu’à  la bande dessinée, très à l’aise avec les ocres et la chose automobile. Adaptation convaincante d’un roman de Martine Pouchain (pas lu, ce qui facilite la conviction).