L’Ouvroir de Littérature Potentielle (OuLiPo) voit le jour en novembre 1960 sous la frésidence pondatrice de François Le Lionnais. Pour marquer le coup, Étienne Lécroart décide de naître lui aussi, sans attendre plus longtemps.

Il projette aussitôt d’adapter le principe Ou-X-Po à  la bande dessinée, en laissant en chantier la problématique du nom puisqu’il ne sait encore ni lire ni écrire. Sera-ce l’OuBDPo, l’OuBédéPo, l’OuBanPo ou l’Ou9Po ? On verra plus tard. Déjà féru de contraintes, il s’engage alors à 1/ ne pas participer aux séances constitutives de “l’Ouvroir BD” avant juillet 1993 (un Ouvroir finalement baptisé OuBaPo) et 2/ ne pas publier de bandes dessinées avant l’âge de 34 ans.

Cela ne l’empêchera pas de suivre les cours des Arts déco de la rue d’Ulm, ni de débuter une carrière de dessinateur d’humour dont plusieurs recueils pourraient témoigner aujourd’hui s’ils étaient encore disponibles. “Je suis un dessinateur d’humour. C’est le truc qui réunit tout ce que je fais, il faut toujours qu’il y ait ça” (entre guillemets : extraits d’un entretien avec l’auteur lors du festival BD à  Bastia 2011). Son style est classique dans le genre, personnages ronds au gros nez. “Je peux faire des trucs beaucoup plus réalistes maintenant, j’expérimente aussi dans le dessin. C’est vrai qu’il y a toute la série que j’ai faite à l’Association où, comme j’ai gardé les mêmes personnages, j’ai conservé une technique homogène, mais Bande de sonnets a été fait avec de l’eau de javel sur de l’encre, tout en réserve, et j’ai réalisé Contes et décomptes au crayon à  papier”.

L’humour et les contraintes au centre de l’œuvre. Forcément, car pour tous les Ouvroirs de X Potentiel, contrainte sans humour n’est que ruine de l’âme. “Maintenant, il y a des travaux qui peuvent être plus ou moins drôles, et d’ailleurs le mot drôle n’est pas le plus approprié, je préfère humour, un regard sur ce qu’on fait, un léger décalage comme dit Sempé, un petit truc extérieur… Moi je n’essaie pas d’engloutir les gens dans mon travail, j’essaie toujours de leur dire hey, c’est quand même une bande dessinée, ting ting, vous êtes un lecteur et je suis un dessinateur, il y a toujours un petit clin d’œil comme ça”.

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Depuis Pervenche et Victor en 1994, donc, chaque livre lui donne l’occasion d’explorer de nouvelles contraintes. Les mots sont savants : palindrome, pluri-lecturabilité, itération, hybridation, upside-down, expansion, ambigramme. Ça en jette (pour aller plus loin lire l’article Bandes dessinées sous contrainte). D’ailleurs, le défi conditionne sans doute l’histoire et non l’inverse. “Ceux que j’appelle dessinateurs, je vois que lorsqu’ils travaillent, ils dessinent tout de suite. Ils font leurs crobards, ils écrivent deux trois mots mais ils posent d’abord le dessin. Moi je ne fais pas dans ce sens là. Je ne suis pas un dessinateur dessinateur. J’utilise le dessin, j’adore dessiner, j’ai toujours un carnet dans la poche mais c’est plutôt pour ne pas m’ennuyer quand j’ai un trou dans mon emploi du temps, je n’ai pas un besoin compulsif de dessiner”.

Etienne Lécroart n’est pas seul oubapien. La plupart sont membres fondateurs ou camarades de route de l’Association, comme lui, il y en a même qui font de l’OuBaPo sans le savoir, peu importe du moment qu’on explore. Mais d’autres reprochent à l’Ouvroir une forme de stérilité dans l’exercice, de sclérose. Parce que la bande dessinée est déjà un art sous contrainte, en ajouter enfermerait l’oubapien derrière des murs l’empêchant de “faire œuvre” (David Turgeon, La bande dessinée, art potentiel ?, Périscopages 2011). Les murs, oui. Raymond Queneau disait d’ailleurs que “l’auteur oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir”. Mais qu’est-ce que l’œuvre d’Étienne Lécroart sinon cela même, une œuvre, cohérente et lumineuse — dans le sens où elle éclaire le chemin ? Aux auteurs de BD : n’ayez pas peur, ayez confiance en votre travail, en la bande dessinée, ses possibilités sont grandes, oubliez les tics cinématographiques, on n’est pas à Hollywood enfin quoi, creusez votre sillon nom d’un petit bonhomme.

Depuis la crise interne de l’Association, l’OuBaPo reste en stand-by. Le dernier volume collectif de l’ouvroir remonte à  2005 (quatre Oupus publiés à  L’Association). Mais Etienne Lécroart, qui est Commandeur Exquis de l’Ordre de la Grande Gidouille au collège de ‘Pataphysique, Chevalier de la Confrérie des Vins de Suresnes, aussi membre de l’OuLiPo depuis 2012 (ah ! Enfin !), ne s’ennuie pas pour autant. Dans son laboratoire jonché d’ouvrages de logique et de mathématiques poétiques, il explore de nouvelles pistes, crée de savants mélanges. Et quand parfois tombe la blouse, il s’arnache de son soubassophone (ou bien d’un accordéon diatonique plus léger), et rejoint ses acolytes de l’orchestre manouche-musette les Jacquelines pour des expérimentations plus sonores.

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Bibliographie en bandes dessinées :

Pervenche et Victor (L’Association – 1994)

La vie exemplaire de Saint Sinus (Cornélius – 1995)

Et c’est comme ça que je me suis enrhumée (Le Seuil – 1998)

Ratatouille (Le Seuil – 1999)

Cercle vicieux (L’Association – 2000)

Le cycle (L’Association – 2003)

L’élite à la portée de tous (L’Association – 2005)

Les Caïds de la gaudriole (Fluide Glacial – 2007)

Bandes de sonnets (L’Association – 2007)

Carnet d’un commissaire (BD à Bastia – 2011)

Contes & Décomptes (L’Association – 2012)

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