Au delà des restrictions formelles imposées par l’éditeur, il sera ici question des contraintes choisies délibérément par l’auteur pour explorer les limites de son art. On pourrait redouter un développement cérébral et abscons, mais comme celles et ceux qui s’y collent ont beaucoup d’humour, les résultats sont souvent très drôles (et spectaculaires).

La contrainte comme appauvrissement de l’expression artistique : imposer à l’auteur de réaliser un album en couleur de 48 pages — pas plus, pas moins. Imposer le format des pages, un peu plus grand que le A4. Demander à l’auteur de faire durer une série à succès, histoire d’épuiser le sujet et le porte-monnaie du lecteur. Imposer, quand les planches sont prépubliées dans un journal, que la livraison hebdomadaire ou mensuelle crée un effet de suspens dans ses dernières vignettes pour susciter chez le lecteur l’envie de connaître la suite.

Depuis les années soixante-dix et quelques francs-tireurs, les auteurs se sont lentement libérés de ces traditionnels carcans. Lorgnant sur le best-seller Persepolis, même les éditeurs les plus réactionnaires proposent aujourd’hui des collections qui permettent de s’affranchir de la couleur, du format album et des 48 pages (cela dit, si c’est pour passer à un nouveau standard tout aussi contraignant, quel est l’intérêt ?).

D’autres formes de contraintes, qu’on ne saurait qualifier d’appauvrissantes même si elles résultent d’un compromis entre auteur et éditeur, sont aussi vieilles que le neuvième art : histoires sans paroles, gags en une planche, strips de trois au quatre cases etc. Voilà  des “potentialités” largement défrichées sur lesquelles on ne reviendra pas.

La contrainte comme laboratoire et comme motif d’avant-garde : on ne peut aborder la question sans citer l’OuBaPo, Ouvroir de Bande dessinée Potentielle inspiré de l’OuLiPo et fondé en 1992 au sein de l’Ou-X-Po avec le soutien enthousiaste de L’Association (maison d’édition bien connue dont le patron, Jean-Christophe Menu, est féru de pataphysique). La dizaine de membres actifs de l’OuBaPo n’ont certes pas le monopole de la contrainte expérimentale en bande dessinée, mais c’est au sein de l’ouvroir que Thierry Groensteen a défini un «premier bouquet de contraintes» largement inspiré de la pratique oulipienne et faisant toujours référence dix ans plus tard (in Oupus 1, L’Association, 1997).

Voici donc une liste partielle de ces contraintes au libellés pataphysico-universitaires (car tout ceci est très sérieux), augmentée de quelques exemples :

La restriction plastique (contrainte dite “génératrice” parce qu’elle concerne une création pure) : le dessinateur utilise un vocabulaire graphique appauvri.

porno.jpg Avec quelques formes vaguement géométriques, un peu de blanc et beaucoup de noir, Lewis Trondheim compose dans La nouvelle pornographie (L’Association, 2006) des séquences à faire pâlir les ligues de vertu. Heureusement, le décryptage n’est accessible qu’aux esprits ouverts (et un peu tordus).

La restriction iconique (contrainte génératrice) : le dessinateur s’interdit de représenter un élément donné.

Dans La cage (Les Impressions nouvelles, 1986), Martin Vaughn-James ne dessine aucun être vivant mais des paysages, des demeures, des chambres et des couloirs où l’empreinte de la vie subsiste, quelques vêtements jonchant parfois le sol. Ce n’est pas spécialement drôle, mais la forme (qui s’inspire de celle du Nouveau Roman) est passionnante.

La restriction énonciative (contrainte génératrice) impose un cadrage ou un point de vue unique, deux cadrages ou points de vue rigoureusement alternés, ou des “options en nombre restreint et distribués par avance dans la suite vignettale”.

Flaschko, de Nicolas Mahler (deux tomes parus, L’Association), raconte en strips de trois cases les aventures d’un fils à maman planté devant sa télé, emmitouflé dans une couverture chauffante sur le canapé. Le point de vue ne change jamais.

Avec une page et 36 cases de même dimension (in Quimby the mouse, L’Association, 2005), Chris Ware évoque les tribulations d’une lampe de salon comme raccourci de la vie au XXe siècle. Dans chacune des cases, la lampe a exactement la même position. Seul son proche environnement est représenté, variant au gré des saisons et de l’humeur des propriétaires. La restriction est aussi de type iconique car aucun personnage n’apparaît jamais : on sait leur présence par quelques bribes de dialogues, voilà  tout. 36 cases, deux ou trois naissances, un divorce, un ouragan, des abat-jour qui évoluent au gré des modes et plein d’autres choses encore. Brillant.

ware.jpg

La pluri-lecturabilité (contrainte génératrice) : un même dessin n’aura pas le même sens narratif selon sa position dans le récit. La pluri-lecturabilité suggère qu’il puisse servir plusieurs fois.

Étienne Lécroart a réalisé plusieurs strips-acrostiches (que l’on peut lire de gauche à droite ou de haut en bas) et palindromes (qui se lisent indifféremment en partant du début ou de la fin), le plus notable étant construit sur les trente pages de son Cercle vicieux (L’Association, 2000) : à partir du milieu du livre, les dessins précédemment parcourus sont repris à l’identique (bulles comprises) symétriquement par rapport à la vignette centrale. Le récit ainsi composé est parfaitement cohérent.

La réversibilité (contrainte génératrice) : le récit qui s’interrompt en bas de la page continue si on la tourne à 180°. Chaque image se lit donc à l’endroit et à l’envers. Le grand praticien de cet exercice se nomme Gustave Verbeck, et ses “upside-down” datent de 1903.

Le recouvrement (contrainte génératrice) : le récit prend un nouveau sens si le lecteur réalise un pliage selon les indications de l’auteur. Le mensuel Mad magazine publie de tels exercices depuis 1964 (le fameux Mad fold-in, sous la plume de Al Jaffee), le pliage permettant la plupart du temps de dynamiter le “politiquement correct” de l’image non manipulée. La contrainte devient un véritable casse-tête dès que le nombre de vignettes augmente… Étienne Lécroart réussit fort bien la chose dans une petite bande dessinée intitulée Pervenche et Victor (L’Association, 1994), et sous-titrée Perverse et Vicieux : méfions-nous des apparences.

L’itération iconique : cette contrainte génératrice impose de bâtir une séquence plus ou moins longue autour d’un nombre très réduit d’images, voire une seule. La vignette est alors conservée dans toutes ses composantes à l’exclusion du texte.

L’itération iconique est parfois envisagée par défaut pour pallier un déficit technique. Est-ce le cas de David Rees ? Putain, c’est la guerre ! (Denoël graphic, 2003) n’utilise que très peu d’images différentes, certainement piquées à des catalogues publicitaires. Ces strips corrosifs qui s’en prennent aux croisades de l’administration Bush atteignent pourtant leur cible.

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La consécution aléatoire (contrainte génératrice) : elle qualifie toute bande dessinée dont les vignettes peuvent être lues dans n’importe quel ordre.

De ce principe sont tirés deux jeux publiés par L’Association, Coquetèle de Anne Baraou et Vincent Sardon (2002), et le Scroubabble proposé par Étienne Lécroart (encore !), où des pions/images remplacent les traditionnelles lettres du Scrabble. Ici, chaque joueur doit composer un strip quand vient son tour en intégrant une image déjà posée sur le plateau. Puis il en pioche de nouvelles.

Polyominos (L’Employé du Moi, 2007) propose une variante de cette contrainte que l’on pourrait qualifier de “consécution variable” : différents dessinateurs ont été invités à raconter une histoire en une planche de cases de même format, puis à modifier l’organisation des cases pour raconter une deuxième histoire un peu plus loin dans l’ouvrage. Cela fonctionne parfois très bien.

La substitution (la contrainte est dite “transformatrice” car l’auteur travaille sur un matériau préexistant) : il s’agit de remplacer le contenu des bulles dans une bande dessinée déjà réalisée (substitution verbale) ou le dessin en conservant cette fois-ci les bulles (substitution iconique).

Une des réalisations les plus remarquables en la matière (outre les travaux des situationnistes dans les années soixante) est inscrite au sommaire de l’ Oupus 2 de l’OuBaPo (L’Association, 2003). François Ayroles détourne quelques planches d’un vieux Michel Vaillant dans une mise en abyme hilarante où les personnages se moquent des artifices trouvés par Jean Graton (le créateur de Michel Vaillant) pour faire avancer la narration.

L’expansion : cette contrainte transformatrice allonge une bande dessinée existante en lui ajoutant des vignettes supplémentaires selon une méthodologie bien précise, comme le principe oulipien du “tireur à la ligne”. Étienne Lécroart a joué avec ce défi (et Jean-Christophe Menu). Grabuge galactique s’étend sur une trentaine de pages dans l’ Oupus 1 de l’OuBaPo.

La réduction : contrainte transformatrice inverse de la précédente. François Ayroles, qui n’a peur de rien, a réussi à réduire À la recherche du temps perdu (toujours dans l’ Oupus 1) en une bande dessinée d’une seule planche et neuf cases sans personnage ni texte. Trop fort.

La réinterprétation graphique : on pratique cette contrainte transformatrice quand on s’approprie, par exemple, un style graphique qui n’est pas le sien.

C’est tout le propos du Cycle, ouvrage dans lequel Étienne Lécroart (décidément !) s’attache à reproduire les styles de ses compagnons de route de L’Association, plus quelques autres (2003).

99 exercices de style, de Matt Madden, adapte le projet de Raymond Queneau à la bande dessinée : comment raconter 99 fois la même histoire anecdotique en utilisant des formes, des points de vue et des styles différents. La réinterprétation graphique fait partie des nombreuses contraintes envisagées par l’auteur, pour un livre drôle et malin (L’Association, 2006).

Signalons qu’on trouve de la réinterprétation graphique dans des ouvrages assez éloignés des considérations oulipiennes, comme Mutafukaz par exemple (Ankama), où l’auteur Run s’amuse à  adopter un “style manga” pour décrire une scène de bagarre épique. Dans Love stores (Les Enfants rouges, 2007), une métahistoire composée de récits indépendants d’une page, Elfo utilise un trait plus ou moins réaliste selon la tonalité adoptée, lorgnant parfois sur les pictogrammes de Gerd Arntz pour servir son récit.

tnt.jpgLe caviardage (contrainte transformatrice) : vieille pratique journalistique qui, appliquée à la bande dessinée, se situe entre la réinterprétation graphique et la substitution iconique.

TNT en Amérique (L’Ampoule, 2002) en est un bon exemple : Jochen Gerner s’est emparé de Tintin en Amérique, a redessiné les planches en conservant quelques extraits de bulles à leur emplacement original, ajouté quelques rares symboles ou formes stylisées et noirci tout le reste. “Sur un fond noir dense, des vignettes claires et colorées racontent par leur enchaînement et leur insistance une histoire de la violence américaine”, dit Gerner.

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Cette liste de contraintes est destinée à s’enrichir continuellement. Il faut préciser que les auteurs de bandes dessinées ne mettent pas toujours un nom sur le type de restrictions qu’ils s’imposent, probablement par manque de connaissances pataphysiciennes, mais aussi parce qu’ils s’en fichent un peu.

Quid de la variation sur le thème ? Fido face à son destin de Sébastien Lumineau (Delcourt, 2007) narre les mésaventures d’un chien qui, déambulant sur le trottoir, finit toujours par emplâtrer un réverbère. Il y a restriction iconique (le décor est limité) et la variation sur le thème s’approche des exercices de style, de la “série obligée” ou du “tireur à  la ligne” oulipiens.

Citons pour finir quatre auteurs emblématiques de la bande dessinée sous contrainte parmi les plus inventifs, les plus masochistes, les plus joueurs ou les plus fous, dont au moins deux oubapiens :

Marc Antoine Mathieu, qui balade son Julius Corentin Acquefacques dans un monde paradoxal et renversant.

Chris Ware, dont l’oeuvre entière est soumise à des ordonnancements géométriques et autres distributions réglées.

Lewis Trondheim, qui s’ennuie s’il ne repousse pas les limites de son art, de Alieeen à Ovni en passant par les Trois chemins et la vignette immuable du Dormeur.

Et enfin Étienne Lécroart, Commandeur Exquis de l’Ordre de la Grande Gidouille au Collège de Pataphysique, qui a exploré à peu près toutes les contraintes ci-dessus présentées avec un égal bonheur. Surtout, ne manquez pas le télescopage franco-japonais de L’élite à la portée de tous (L’Association, 2005).