Chris Ware fête ses quarante ans en 2007. Il n’a publié que deux “vrais” livres de bandes dessinées, mais son talent singulier a déjà considérablement impressionné les amateurs — et les auteurs — en bousculant des codes narratifs qu’on pensait immuables. Un phénomène extravagant et discret.

Chris Ware vit dans la banlieue de Chicago.

Scénariste, dessinateur, encreur, coloriste, calligraphe, il contrôle la réalisation de ses livres depuis le crayonné jusqu’au bon-à-tirer. Vu le résultat, nous le soupçonnons d’avoir épuisé plus d’un imprimeur.

presentoir.jpgL’activité principale de Chris Ware consiste en l’édition d’un comic-book intitulé Acme novelty library pour lequel il reprend et complète des planches initialement publiées dans la presse. Parfois, les pages d’Acme novelty seront encore retravaillées en vue de la réalisation d’un recueil. Il faut bien adapter le travail au support, non ?

Précisons qu’aucun numéro d’Acme novelty library ne ressemble à un autre quant au format, au nombre de pages et au type de papier utilisé.

C’est sans doute parce que la collection complète de ses comics s’insère mal dans une bibliothèque que notre ami a conçu un présentoir spécial qui se lit lui-même comme une bande dessinée.

Les travaux de Chris Ware mettent en scène une poignée de personnages récurrents dont les plus connus en France sont Jimmy Corrigan et Quimby the mouse, objets de publication spécifique. Jimmy Corrigan se place dans la case “romans graphiques”, mais comment qualifier Quimby the mouse ? L’adaptation des ouvrages n’a certainement pas été simple car outre le contrôle évoqué plus haut, Chris Ware “refuse absolument toute typographie informatique” (in Bang! n°2, Casterman et Beaux-Arts magazine, 2003).

Il écrit souvent très petit. Trop petit. Pour renvoyer le lecteur à l’âge de ses artères et chez l’ophtalmo. Chris sait se montrer cruel.

Individu d’apparence ordinaire, Chris Ware est notoirement introverti, névrosé, obsessionnel et dépressif. Il dit penser régulièrement au suicide. “Ça m’arrive tous les quinze jours, ça fait partie de mon travail” (in The Imp n°11, éditions Raeburn, 1999, éditions Humeurs pour la version française, 2005). Ce boute-en-train affirme par ailleurs que Madame Bovary est un des textes les plus drôles qu’il ait lus.

Auteur, il cultive l’auto-dépréciation, le silence, raconte la solitude, l’absence du père, la neurasthénie. Sous les traits de Jimmy Corrigan “the smartest kid on earth”, de Quimby the mouse, de Robot Spread ou d’autres personnages plus ou moins réalistes, il nous parle de lui. Son œuvre est très largement autobiographique.

À part ça, Chris collectionne et confectionne des tas de trucs étranges et désuets, petits automates ou jeux optiques comme on en trouvait jadis dans les fêtes foraines. Il entretient la nostalgie d’une époque qu’il n’a pas connue, fasciné par les formes d’art et les modes d’expression de la première moitié du vingtième siècle.

Quand on ouvre pour la première fois un de ses livres — délicatement, en jetant de temps à autre un regard furtif à droite ou à  gauche pour vérifier que Ware ne vient pas lui-même vérifier la propreté de nos mains — on reste estomaqué devant le graphisme méticuleux à l’extrême, l’incroyable agencement des vignettes. Puis on se met à lire. Puis on comprend qu’on n’est pas prêt d’en avoir fini avec le livre.

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Les ouvrages de Ware, toujours drôles et caustiques, intègrent de longues et rebutantes plages rédactionnelles qui ne racontent apparemment pas grand chose, des fausses publicités, un faux courrier des lecteurs. Mais aussi des images à collectionner, des décors en papier, des mini-livres et des machines à monter soi-même qui fonctionnent vraiment. Ces éléments hétéroclites se répondent et alimentent le récit central.

Car Chris Ware est un génie de la bande dessinée. La richesse formelle de son travail ne se limite pas au dessin et à la mise en page, elle concerne aussi la narration. Ware s’affranchit régulièrement des traditionnels gauche-droite / haut-bas pour la succession des vignettes. Le but n’est pas de briller en société ni de s’adresser à un public hautement qualifié. Il n’y a pas non plus de frustration vis-à-vis d’expressions artistiques réputées plus “nobles” : Chris Ware explore simplement les possibilités de son art.

Quoique ses influences soient multiples, la musique constitue la référence omniprésente. “J’essaie souvent de composer mes bandes dessinées de façon symphonique. je veux que tout y soit assemblé de façon thématique et non pas comme une succession d’événements organisés”. Certaines pages semblent muettes, mais écoutez la musique qui s’en dégage.

Chris Ware est amateur de ragtime et publie même un journal consacré à ce genre musical que les moins de quatre-vingt dix ans ne peuvent pas connaître. Définition : le ragtime “retranscrit des mélodies classiques selon un rythme syncopé de façon à produire un sentiment de mélancolie profonde, toujours joué rapidement, de façon optimiste”. Ces mots pourraient très bien s’appliquer à l’œuvre de Ware.


Dans la cale de Contrebandes…

Version française :

Jimmy Corrigan, the smartest kid on earth, Delcourt 2002.

La recherche du père, pour faire (vraiment très) court. Une mise en page plutôt sage au regard des habituelles productions de Chris Ware. Ce livre a reçu en 2001 le “Guardian First Book Award”. C’est la première fois qu’un roman graphique obtenait un prix littéraire majeur en Grande Bretagne. En 2003, Jimmy Corrigan a aussi reçu le “prix Alph-art du meilleur album de l’année” à Angoulême. Album ?

Quimby the mouse, L’Association 2005.

Pas seulement les tribulations d’une petite souris. Reprend les principes éditoriaux de Acme novelty library : rédactionnels, fausses pubs, faux courriers de lecteur, etc.

Acme, bibilothèque Novelty, Delcourt 2007.

Version française du Acme Novelty Library Annual Report to Shareholders (voir plus bas). Plein de petites histoires dans tous les sens. Une bonne introduction à la virtuosité du maître.

Et aussi : Bang! n°2 (première formule) : interview et dessins issus des carnets de croquis de l’artiste. The Imp n°11, “the smartest cartoonist on earth” : tentative d’analyse de l’œuvre, plus des hommages dessinés par Jessica Abel, Ivan Brunetti, Daniel Clowes.

En version originale, quelques numéros de Acme novelty library pas encore épuisés :

n°3 (1994) : Potato man

n°11 (1998) : Jimmy Corrigan

n°12 (1999) : Jimmy Corrigan

n°14 (2000) : Jimmy Corrigan

n°16 (2005) : Rusty Brown

The Acme Novelty Library Annual Report to Shareholders (2005) : reprise, mise en forme, augmentation de strips parus entre les numéros 7 et 15.

n°17 (2006) : Rusty Brown

n°18 (2007) : Building stories

n°19 (2008) : Rusty Brown