«Les lecteurs qui ont lu vos livres, et qui vous disent : “pas mal, pas mal”, avec un petit air ironique… Montrez-leur un bon article paru sur vous, un article signé d’un connu si possible : vous les verrez changer de visage. À la fin de la conversation : “votre livre, mon cher, est un chef-d’œuvre !”» (Roger Rudigoz)

 

Barthélémy
Simon Roussin – Cornélius

Barthélémy ne peut disparaître, condamné à renaître éternellement à l’âge de onze ans. Lassé, il part en quête de la mort et rencontre peut-être l’amour pour perpétuer l’envie. Un vieillard dans la peau d’un enfant, une petite fille qui pense comme une adulte, des grandes personnes un peu trop émotives, la véritable ambition de Simon Roussin est d’abolir les frontières et la ségrégation entre les âges. Il vise aussi l’immortalité en entretenant, livre après livre, une fantaisie plutôt rare dans la bande dessinée de caractère. Son dessin en a assurément, du caractère, à indisposer les pisse-froid qui n’envisagent la BD à grand spectacle que par le prisme de l’académisme photoshopé. Mais Barthélémy, livre d’aventures aux ressorts métaphysiques, peut être lu par toutes et tous avec grand plaisir à moins que vous ne soyez daltonien-ne-s, auquel cas la bichromie rouge / vert vous donnera mal à la tête.

 

Rustin
Nikola Witko – Aaarg!

Rustin montre à Chambrine la cicatrice qui lui déchire le flanc, explique la chose différemment à chaque nouveau rendez-vous (qui est toujours le premier). Héritage d’une greffe, blessure d’aventurier, tumeur, don d’organe… Toutes les inventions sont bonnes pour la séduire et lui faire oublier ses idées noires. “Chacun ses fantômes, chacun ses cicatrices“. Plus tendre que caustique malgré une belle couche d’humour atrabilaire. À ranger délicatement contre le Vermines de Guerse et Pichelin.

 

Que la bête fleurisse
Donatien Mary – Cornélius

La bête qui fleurit c’est le cachalot agonisant, épuisé par le harpon, expectorant du sang avant de s’arrêter de lutter. On n’en est pas là pour l’instant : le baleinier erre sur l’océan à la recherche de proies. À bord les hommes s’impatientent jusqu’à voir enfin le dos d’un premier animal. Barques à la mer. Un harponneur s’impose par sa rapidité d’exécution, homme taiseux et maléfique ayant un petit air de Baron Samedi, ce personnage clé des cultes vaudou. Les barriques se remplissent d’huile au gré des massacres qui s’enchaînent désormais, le goût du sang emportera les marins.
Donatien Mary n’a pas dessiné cette histoire nourrie des grands mythes, il l’a gravée en plusieurs centaines d’Eaux-fortes, quelques kilogrammes de cuivre, un travail d’orfèvre au sens strict du terme puisque la technique fut développée par les artisans du métal avant d’être adoptée à la fin du Moyen-âge pour la reproduction des images. Un travail d’orfèvre, donc, par un très talentueux héritier de Gus Bofa… Aussi un casse-tête d’imprimeur. Contraint d’aplatir ce que le pressage de la matrice a creusé, Cornélius s’en sort honorablement, en affadissant quelque peu les contrastes originaux. Un autre éditeur aurait-il pu mieux faire ? Rien n’est moins sûr. Et si Donatien ne nous avait pas montré un exemplaire original de son travail, absolument splendide, nous n’émettrions pas ces réserves qui confinent au pur snobisme.

 

Mon lapin n°8 : Killoffer
Collectif – L’Association

Gaufrier de six cases ou dessin pleine page. Pas de récit pré-construit, une balade sylvestre qui se dévoile au gré des participations et en moins de quarante pages transcende les règles de la revue. Killoffer, au contraire de la plupart de ses prédécesseurs, n’invite pas ses copains à  contribuer au projet en ajoutant des pages aux siennes, il leur propose la miction des substances, la stimulation réciproque, bref : le coït. Charles Burns, Lorenzo Mattotti et Philippe Druillet sont de l’orgie. Ludovic Debeurme aussi, qui voit en son hôte “le saint patron de la ligne courbe“. L’essence même du Noir et Blanc, une grâce ahurissante, la barre haut placée à la cime des arbres. Killoffernication !

 

Autel California – Face A : Treat me nice
Nine Antico – L’Association

Années soixante : le rock s’invente, la groupie aussi, une jeune femme suit (ou rêve ?) le mouvement. Si Nine Antico excelle à traduire la frénésie musicale et une forme d’hystérie qui collent au sujet, elle échoue à raconter une histoire. Ses personnages restent peu caractérisés car écrasés par le fantasme. Trop de mythologie, trop de beautiful people : on penche vers le catalogue, ce que les notes de fin d’ouvrage hélas confirment. Il y a chez les fans de pop-rock comme chez les amateurs de BD une propension à l’accumulation des objets, des listes, du nom des contributeurs, des anecdotes, et l’envie parfois un peu fatigante d’en découdre, de jouer à  celle/celui qui a la liste la plus grosse. Nine est peut-être trop fan pour contenir sa fringale des aventures de Pamela Des Barres — la plus célèbre des groupies — et mettre ainsi son sujet à distance. Son livre réalise alors une espèce d’autobiographie chimérique un brin ennuyeuse.

 

Le strict maximum
Charlie Poppins – Dargaud

Autre recueil de dessins d’humour par un nouveau venu (il semblerait que Charlie Poppins ne soit pas son vrai nom). À la fois élégant et efficace dans la tradition de Gary Larson, ce qui n’est pas la pire des références. “Whaoo… C’était sûrement la plus grosse crotte de nez que Denis avait réussi à attraper… Mais que fallait-il faire maintenant ? La cacher ou en parler aux collègues ?

 

Un océan d’amour
Wilfrid Lupano et Grégory Panaccione – Delcourt

Les filets d’un cargo-usine coincent le bateau d’un pêcheur breton. Assise sur une bitte d’amarrage, sa bigouden de femme ne pleure pas très longtemps, prend un billet d’avion pour la Havane où une voyante qui lit dans la crêpe mâchouillée l’a convaincue de retrouver son petit bonhomme. Pendant ce temps, il dérive avec une mouette cousine de celle de Gaston Lagaffe comme unique compagne, affronte tempêtes et douaniers zélés, traverse un continent de déchets. Ils se feront en fin de périple un bon repas à base de produits des Caraïbes. Et tout ça sans dialogue, sur un mode burlesque servi par le trait rond de Grégory Panaccione (avec quelques mimiques et situations pouvant évoquer les Triplettes de Belleville). Une histoire tendre et humaniste de Wilfrid Lupano, de quoi passer un bien agréable moment.

 

Tarzan contre la vie chère
Stéphane Trapier – Matière

Après avoir vanté les mérites des éditions 2024 et FRMK, après avoir lourdement insisté sur l’importance d’adapter la forme du livre au fond du projet, célébrons la maison Matière qui fait exactement le contraire : les ouvrages publiés dans la collection Imagème, qui se confond peu ou prou avec l’ensemble du catalogue, ont tous le même format, 15x21cm, arborent la même couverture beige ou jaune sur laquelle se détache — ou pas — un motif particulier. Matière ne publie pas beaucoup de livres. Chacun est une nouvelle expérience, de la recension d’images pieuses produites selon la méthode Bernadette aux bandes dessinées hors normes de Yûichi Yokoyama (bientôt en exposition au festival de Colomiers).
Ici le travail de Stéphane Trapier, pensionnaire de Fluide Glacial et du théâtre du Rond-Point. De vieilles gloires de la culture populaire sorties de leur milieu d’origine balancent des tirades incongrues mais jamais gratuites. Tarzan interrompt Jane : “taratata ! Tu ne croyais tout de même pas que j’allais renoncer, tandis que la jungle est sous la menace des corps intermédiaires ?” Pas tout à fait du dessin d’actualité, plutôt du dessin de société. Trapier moque les tics de langage modernes et la vacuité de ce qu’ils sous-tendent, en pointant le caractère potentiellement non-sensique de toutes sortes de discours politiques, économiques, publicitaires etc. Très réjouissant.

 

Cruelty to animals : a handbook
Vivien Le Jeune Durhin – Les Requins marteaux

Comment les chats ont-ils colonisé le monde ? Les gens qui comme vous passent leur vie sur la toile n’ont plus d’amis. Ils ne s’en rendent pas toujours compte, se sont laissés abuser par une astuce bien connue des réseaux sociaux : l’épanouissement humain ne serait plus qu’affaire de clics, de smileys et de réparties creuses, il faudrait juste, dans ce monde où tout s’apprécie à l’aune de la capitalisation, accumuler le plus de friendly followers possible pour être socialement reconnu. Mais devant l’écran, ce moderne miroir aux alouettes, les gens se retrouvent seuls comme les chiens l’été au bord de la nationale 7, d’où l’importance d’acquérir un chat — ou le sauver de la noyade — pour retrouver de la tendresse et caresser un peu de peau fût-elle couverte de poils (avez-vous remarqué qu’un félin se comporte exactement comme un ami d’Internet, en donnant l’illusion qu’il s’intéresse à vous ?). Tout comme les faux amis, les photos de chats pullulent donc sur les réseaux sociaux. Notons en frôlant le hors-sujet que les gens diffusent aussi des images de leur repas de midi à la cantine quand ils n’ont pas de chat sous la main. Quoi qu’il en soit, les astrophysiciens sont formels : c’est ainsi que se forment les trous noirs.
Parlons donc de ce manuel qui en a scandalisé plus d’un. Écrit en cinq langues, il détaille façon mode d’emploi IKEA, en listant le matériel nécessaire et en étoilant la difficulté du projet, comment tuer, faire souffrir ou simplement taquiner nos amies les bêtes, la liste est livrée dans la table des matières. Certaines propositions sont innovantes (jouer aux fléchettes en visant le cul d’un babouin, shooter dans les testicules d’un hippopotame avant de s’enfuir en courant), d’autres n’inventent rien, reprennent des protocoles de mise à mort pratiqués ici ou là depuis des temps immémoriaux : on ne dira jamais à quel point la défense des traditions est importante. Mais c’est par le mal qu’il entend faire aux chats, de plusieurs manières, que ce livre affirme sa réelle utilité publique. Il est temps que l’humanité en finisse avec cet animal qui ne sert à rien sinon laisser traîner ses poils sur le canapé Söderhamn du salon. Hélas, on sait très bien que ce n’est pas parce que les ados voient des films ultra-violents qu’ils vont flinguer leur entourage. Peu de chance donc que Cruelty to animals : a handbook motive un passage à  l’acte. Et vous savez pourquoi ? Parce que nous sommes engourdis, abrutis à force de caresser le petit chat trop mignon qui se fait la manucure sur le buffet Bestå du salon.

 

Voix de la nuit
Ulli Lust et Marcel Beyer – Ça et là

Estimer le degré de civilisation d’une société ? Observer l’intelligence de celle-ci à contenir la folie immanente, à exacerber ce qui pourrait permettre à chacun-e de vivre une existence épanouie, en harmonie avec ses congénères.
Allemagne années quarante. Les protagonistes de cette histoire sont du bon côté du manche jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. Barbarie policée, jupes plissées, costumes bien repassés, barbarie qui s’ignore. Pas de remise en question, de rares scènes de front, seules les bombes alliées qui pilonnent Berlin lors de la chute ponctueront le récit d’onomatopées fracassantes.
Un bourreau et une victime. Tous deux alternent la narration en voix off. Hermann Karnau est acousticien, il supervise la sonorisation des grands rassemblements organisés par le ministère de la propagande. Un être asocial qui, au balbutiement des méthodes d’enregistrement, préfère la compagnie des sons à celle des hommes, écoutant des soupirs gravés sur microsillon sans se frotter à la peau d’autrui. Plus ou moins obligé de participer à des expériences insupportables — de l’enregistrement des râles sur un champ de bataille aux bricolages chirurgicaux sur des larynx humains — Karnau poursuit sa déshumanisation, submergé par ses obsessions sonores, incapable d’empathie. À quelques pas de lui vit une adolescente qu’il croise à  l’occasion. Dans sa cage de moins en moins dorée, saisie par les névroses de ses parents, elle a compris la barbarie qui l’entoure.
Un des deux narrateurs en sortira vivant. Indemne ? Certainement pas. La société peut se reconstruire à force de générations, mais qui a vécu ces moments ne pourra jamais s’en remettre, contraint de composer avec la folie, de réécrire les faits pour ne pas sombrer, jusqu’à transformer un geste aussi anodin que le vol d’une barre chocolatée en acte de bravoure à portée rédemptrice.
Roman de Marcel Beyer ici adapté en bande dessinée par l’excellente Ulli Lust. Oppressant et infiniment triste, effroyable par sa capacité à éclairer le présent et nos possibles lendemains. Notons aussi que la mise à distance du réel par Karnau interroge nos comportements à l’ère du numérique et de l’écran roi. Un livre majeur (qui aurait mérité un façonnage moins médiocre).

 

Axolot
Patrick Baud – Delcourt

À l’origine un blog (ici). Somme de Le saviez-vous ? et autres Incroyable mais vrai mis en bandes dessinées par une dizaine d’auteurs talentueux dont Libon, Marion Montaigne, Nancy Peña, Guillaume Long… Distrayant et convaincant.

 

SGF
Simon Spruyt – Même pas mal

Dénonciation rigolo-trash (mais surtout lourdingue) de l’argent corrupteur dans le milieu de la bande dessinée, voire de la “réussite artistique” en général. À la manière de Winshluss sans Winshluss ni Cizo. Bref : du Ferraille en carton. Pas moche graphiquement, dommage que tout ceci ait largement été vu, revu, mieux vu depuis dix ans.

 

L’enfance de l’art
Guillaume Long – Ici même

Chez une éditrice qui n’a produit jusqu’ici aucun livre inintéressant, une compilation à  rapprocher par exemple des petits ouvrages de Henrik Lange. Retrouve l’artiste qui se cache derrière le portrait enfantin qu’en dresse Guillaume. Parfois fulgurant, parfois moins. Ne pourra vraiment s’apprécier que si vous connaissez l’œuvre du personnage cité. Clivant donc, mais vous aimerez si vous êtes comme nous extrêmement cultivés.

 

Plus si entente
Dominique Goblet et Kai Pfeiffer – Actes sud / FRMK

Pendant quelques mois, un ping pong artistique entre la bruxelloise et le berlinois. Quatre cases par planche, j’en fais une, tu dessines la suivante. La correspondance se trouble progressivement, les styles se superposent. Progression aveugle ? Aucun fil n’a été tendu à l’avance — il a quand même été question d’explorer les sites de rencontres sur la toile –, mais des personnages et des figures reviennent, imposent leur présence aux démiurges. Une femme, un homme, une fille évanescente, un homard, un arbre curieusement tondu. Puis vient l’organisation de ces pages et leur prolongement. Une histoire s’est construite sans crier gare, celle d’un couple déchiré par une disparition, celle d’une femme, surtout, cherchant à combler les béances de son existence par l’accumulation de rencontres sexuelles sur Internet. Une œuvre d’une grande richesse visuelle, aussi par ses lectures et interprétations multiples, fusionnelle et non conventionnelle, triste et gaie, jamais barbante, de celles qui prouvent que le champ d’exploration en bande dessinée est toujours ouvert.

 

Vermines
Guerse et Pichelin – Les Requins marteaux

Un duo fondateur des Requins marteaux reprend et développe quelques pages initialement publiées dans Ferraille illustré, prématurément interrompues avec la disparition du journal. Une star de la chanson revient dans la ville qui l’a vue grandir, ce retour catalyse les passions et les rancœurs. Trame classique, translatée chez des insectes pas plus dégoûtants que les humains qu’ils caricaturent. Appelons ça une comédie cafardeuse. En cahier détaché, l’extension Maman d’amour déjà lue dans Franky cet été : histoire courte parmi les plus drôlement infâmes de l’ancienne bande albigeoise.

 

Petite voleuse
Michael Cho – Delcourt

Une jeune femme égarée dans une boîte de pub et dans sa vie cherche l’issue, accessoirement l’amour, croit pouvoir s’appuyer sur les mauvaises personnes. Le salut viendra du plus inattendu des interlocuteurs. Récit transitionnel plutôt court — la longueur idéale — élégamment et finement conduit.

 

En toute simplicité
Michael DeForge – Atrabile

Un alien se serait fait une idée de l’humanité à travers des comics jaunis et quelques vinyles dénichés dans un vide-greniers d’Alpha du centaure. Se serait mis en têtes (les aliens en ont plusieurs, molles) de dessiner ces terriens, d’imaginer les histoires dont ils sont les protagonistes. Atrabile aurait publié le drôle d’ouvrage réunissant ces histoires mutantes et dysmorphiques. Michael DeForge prétend qu’il est canadien, mais David Vincent l’a vu.

 

Glory owl
Mandrill Johnson / Gad / Bathroom quest – Même pas mal

Les trois dessinateurs rivalisent de bêtise crasse dans la réalisation de leurs strips imbéciles, mais ceci ne forme pas une critique négative. À découvrir sur ce blog, si vous estimez que vous ne passez pas encore suffisamment de temps devant l’écran. Rigoler en bavant, c’est bon.