La pauvre Marion est bien tourmentée : son dernier amant, le philosophe libertin, l’a quittée, il y a huit jours, en oubliant son subconscient sur le coin de la cheminée. Elle ne sait pas comment s’en débarrasser. Elle n’ose pas le jeter, ne sachant pas exactement ce que c’est, et si elle en a le droit. Ni avertir la police, qu’elle craint comme le diable ! Ni même en parler à ses voisines, qui ameuteraient tout le quartier. Avec ça, il fait très chaud, et le subconscient du monsieur commence à sentir fort(Gus Bofa)

 

Vingt-trois prostituées

Chester Brown – Cornélius

Expérience intime du sexe tarifié. Comment Chester Brown en est arrivé à fréquenter les “escorts” et quel épanouissement en a résulté. Enfin… Passons sur l’épanouissement, ce n’est pas vraiment le genre de la maison. Chester Brown jauge la bête et estime la qualité de la viande (bien ferme, pas assez juteuse, etc.). Parfois, il discute avec ses proches car non content de consommer, il veut aussi penser la prostitution. C’est là que la consternation apparaît. Elle s’installe définitivement avec les longs arguments purement textuels qui complètent les 250 pages dessinées, commentaires sans lesquels ce livre ne serait qu’un témoignage pathétique de plus — réalisé avec un talent graphique et narratif indéniable. Il en existe d’autres. Les auteurs de bande dessinée nord-américains se font d’ailleurs une spécialité de l’exhibitionnisme et de l’auto-détestation (Joe Matt, Peter Bagge, Yvan Brunetti etc.). Complété de son argumentaire, le livre de Brown se transforme en manifeste politique. Difficile pour le lecteur, avec des sujets comme la dépénalisation de la prostitution, de dissocier la forme et le fond, d’évacuer l’intention de l’auteur en se concentrant sur son art, voire même, de minimiser son propos en le dissolvant dans la globalité d’une œuvre dont on soulignerait la sincérité foudroyante. Le laïus de Chester Brown en faveur de la dépénalisation, qui vise aussi à la justification de son propre comportement, repose sur un postulat unique : dans tous les aspects de sa vie, l’être humain est responsable de ses actes, il est toujours libre de “choisir”. Choisir ou non de louer son corps pour vivre confortablement plutôt que suer le burnous dans une entreprise quelconque, choisir ou non de vendre son cul pour se payer ses doses quand on aura choisi ou non de se camer. La notion de proxénétisme ne sera donc que très peu évoquée par l’auteur, la figure du maquereau se heurtant de façon trop frontale à celle d’une prostituée considérée comme “libre et responsable”. Chose peu connue ici, le canadien Chester Brown est (comme l’américain Peter Bagge) libertarien. Il s’est présenté à plusieurs élections sous cette étiquette. Les libertariens (à ne pas confondre avec les anarchistes, merci) se font, au nom de la liberté individuelle, les promoteurs d’un marché sans entrave dans tous les domaines, en poussant la logique libérale à son paroxysme. L’argent, alpha et oméga de tous les échanges sociaux, de tous les rapports humains. Noam Chomsky dit que le libertarianisme est une spécificité américaine, une espèce d’aberration mentale qu’il conviendrait de ne pas prendre au sérieux. Effectivement, on pourrait considérer le livre de Chester Brown sous cet angle. On peut aussi éviter de l’acheter. Mais comme vous êtes libres et responsables, vous ferez ce que vous voulez de vos 25 euros cinquante.

 

Jim Curious, voyage au coeur de l’océan
Mathias Picard – 2024

Fabuleux récit en 3D à l’ancienne livré avec les inévitables lunettes bleu et rouge. Un scaphandrier n’en finit plus de descendre au fond de la mer jusqu’à atteindre la bonde, vider l’eau puis replonger encore. Bande dessinée muette qui vous fera croiser les poubelles du port, toutes sortes d’animaux marins, un galion perdu, une cité engloutie et peut-être aussi l’avion de Saint-Ex. Pour tous publics : émerveillement assuré, un best-seller de Noël ou c’est à n’y rien comprendre.

 

Sam Hill
Rich Tommaso – Ça et là

Saga se développant sur la première moitié du XXe siècle aux États unis, entre les derniers coups de feu de la conquête de l’Ouest et la grande dépression. Librement inspiré des mémoires de l’écrivain / scénariste Jim Thompson. Beau livre, personnages aimablement portraiturés, un souffle évident. L’impression d’embrasser une histoire à la fois proche et lointaine. Ce n’est qu’un premier tome : vivement la suite.

 

Les déserteurs héroïques
Guillaume Carreau – Vide cocagne

Des pionniers du grand Ouest défendent leur intégrité contre le gouvernement qui souhaiterait les envoyer à la guerre, aussi contre les banquiers qui voudraient accaparer leurs biens. Comme il s’agit d’un livre publié en 2012, on croisera quelques zombies en cours de route. Burlesque et malin, dans un registre graphique qui lorgne sur Kamagurka/Herr Seele (Maurice le cow-boy) et Ruppert et Mulot, sans autre prétention que celle de faire passer un agréable moment aux lecteurs : mission accomplie.

 

Renégat
Baladi – The Hoochie coochie

Couteau entre les dents, Baladi fait son livre de pirates avec ce qu’il faut d’abordages, de combats de sabres et d’îles désertes, même s’il ne s’agit pas d’un livre d’aventures comme un autre. Baladi s’intéresse à l’élaboration du mythe et à la figure du pirate comme incarnation de l’idéal libertaire. Emprisonné, un flibustier lambda raconte son histoire à un noble écrivain qui gobera ses mensonges les plus abracadabrants (trésor enfoui, léviathan etc.) parce qu’ils nourrissent la légende, mais refusera d’admettre certaines évidences à cause de ses convictions réactionnaires. Quel est l’homme le plus libre ? Magnifiquement réalisé par The Hoochie coochie, ce livre ne présente qu’un seul défaut : Baladi livre une déclaration d’intention dans les toutes dernières pages… Elle conditionne un peu trop la liberté d’interprétation du lecteur.

 

Les sentiments du prince Charles
Liv Strömquist – Rackham

Certains livres concourent à notre construction intime, d’autres s’acharnent à démolir des cloisons élevées sur de mauvaises bases, pour aérer l’édifice et changer la disposition des meubles. C’est le cas de celui-ci. En s’appuyant sur des recherches en sociologie (les “gender studies” en embuscade), la suédoise Liv Strömquist décortique avec pertinence et drôlerie les mécanismes d’appropriation et de soumission dans les couples hétérosexuels. Elle revient sur l’invention de l’amour et la “condition féminine”, et tout ceci fait beaucoup de bien. Vivifiant et indispensable, à lire et à offrir aussi à votre ex, lors du rendez-vous annuel où vous vous retrouverez dans un bistrot autour d’un café, mal à l’aise, en cherchant quoi faire de vos mains.

 

Faire danser les morts
Tanxxx – Même pas mal

Tanxxx renoue avec la tradition, les zombies en projection sublimée des moutons que nous sommes, sous le joug de contraintes sociales et politiques auxquelles peu échappent. Ici la mort ne marche pas : elle danse. Les survivants ont compris qu’on pouvait ranimer les morts-vivants, leur rendre la pensée, la parole et le discernement, en leur faisant écouter de la musique à haute dose. Mais les options restent plurielles : si vous faites écouter de la musique punk aux morts, il y a de fortes chances que les lendemains soient joyeux et anarchistes. Mais si vous leur farcissez les oreilles de Johnny et Michel Sardou, ils retrouveront sans doute le chemin de l’oppression. Quel avenir pour l’humanité ? Tanxxx rit très fort, et nous avec elle.

 

Le monsieur aux couleurs
Roberto La Forgia – Atrabile

À voir de loin ce graphisme épuré, cette jolie couleur orange et ces personnages enfantins, on pourrait penser à un ouvrage destiné aux plus jeunes. Il n’en est rien. Roberto La Forgia raconte la fin de l’innocence avec humour, tristesse et nuances. Très bon livre, auteur à suivre.

 

Palepoli
Usumaru Furuya – Imho

Furuya pioche son inspiration dans les bandes dessinées et les séries télévisées japonaises. Quatre cases par page avec début et fin, personnages récurrents, un fantôme des planches, un gamin demeuré et sa chandelle de morve, des VRP qui sonnent à la porte et personne ne répond, Jésus, Bouddha, un ourson meurtrier, l’inspecteur Colombo. Bref : Eros, Thanatos & Pokemon, rires transgressifs qui pour une fois n’abusent pas de la tripaille. Ouvrage intrigant dont on savoure le style habile et ludique.

 

Tokyo
Joann Sfar – Dargaud

Au milieu des années quatre-vingt dix, le jeune Sfar est publié par Cornélius et l’Association, qui jettent alors leurs premiers pavés dans la mare éditoriale. Delcourt d’abord, et bientôt Dargaud et Dupuis, acceptent ses histoires les plus conventionnelles en laissant aux “indépendants” le soin de s’occuper des travaux qu’ils ne comprennent pas, ou pour le dire autrement, qui ne rentrent pas dans une certaine norme commerciale. Conventionnelles ne signifie pas mauvaises, loin de là : (re)lisez le génial Petrus Barbygère sorti chez Delcourt en 1996 (avec Pierre Dubois). Vingt ans plus tard, la donne a changé. Les formats se sont troublés. Sfar ne bosse plus qu’avec les gros éditeurs. Sa notoriété est devenue telle que ceux-là publient tout et n’importe quoi, sans avoir semble-t-il développé de regard critique sur son œuvre, et c’est sans doute le drame de l’artiste : passer du statut d’auteur lambda à celui d’incarnation de la “nouvelle bande dessinée” qui dure depuis 15 ans. Aérien et iconoclaste, il était de ceux qui bousculaient les notables de la BD. Il ne bouscule désormais plus grand monde, se fait par contre malmener par la critique et ses lecteurs d’antan, à tel point qu’il ne rechigne pas à  entreprendre une démarche pédagogique quand l’occasion se présente (voir ici, ou là ). Peu importe ce que raconte Tokyo : au mieux, le livre est illisible. Sfar revendique d’ailleurs cette illisibilité qu’on aura du mal à confondre avec une quelconque forme de radicalité expérimentale. Fantasmes à mégalomanie apparente qui ne traumatiseront personne. Le sticker “pour lecteurs avertis”, que Dargaud a jugé bon de coller sur la couverture pour émoustiller le chaland, ajoute au côté pathétique de l’entreprise. L’auteur/réalisateur aime Gainsbourg et Brassens, jusqu’à s’envisager en l’un et l’autre (voir Gainsbourg vie héroïque). C’est pourtant dans une chanson de Brel qu’on trouvera la meilleure synthèse de son parcours artistique.

 

Mars aller retour
Pierre Wazem – Futuropolis

Itinéraire autobiographique d’un dessinateur se présentant comme un être velléitaire, dragueur, branleur et absent à ses proches. Le voyage sur Mars incarne une parenthèse créative dans sa pâle existence. Rien de très original en somme. Sauf que c’est bien plus drôle que ça en a l’air, très drôle même : Wazem a le sens du récit et de la formule. Lire son interprétation de la maxime “il faut consommer cinq fruits et légumes par jour” pour s’en convaincre.

 

Texas cowboys
Matthieu Bonhomme & Lewis Trondheim – Dupuis

Impeccable western à tiroirs servi par le dessin soigné de Bonhomme. Ce qui impressionne surtout, c’est la mécanique de haute précision mise en place par Trondheim : le scénario jongle avec aisance entre passé et présent, et les nombreux personnages en action. Vrai plaisir de lecture.

 

Dora
Ignacio Rodriguez Minaverry – L’Agrume

Nouvel éditeur, livre réussi au dessin minutieux qui accorde autant de place aux décors qu’à leur absence. Entre parcours initiatique doucement mené et récit d’espionnage tranquille. Au tournant des années cinquante et soixante, une jeune femme se coltine les radicalités de son époque, ex-nazis et oustachis, staliniens et péronistes, à Berlin, Paris et Buenos Aires. Belle découverte, on attend la suite.

 

Dessous
Leela Corman – Ça et là

L’émancipation de deux jumelles nées dans le Lower side à NY au début du vingtième siècle. Elles sont juives et leur parents ont fraîchement migré depuis l’Europe de l’Est : cette histoire dans l’histoire sera aussi racontée. Toutes deux envisagent leur liberté de manière très différente, mais le parcours sera sinueux pour l’une comme pour l’autre, la perte de contrôle menaçant à chaque instant. Un chouette livre porté par un N&B dense comme ceux de David B peuvent l’être.

 

La Grande Odalisque
Bastien Vivès & Ruppert et Mulot – Dupuis

Une “joint venture” entre “l’étoile montante de la BD française” et “l’un des meilleurs duos de la BD indépendante”, un rapprochement célébré par Télérama, les Inrockuptibles et le Monde, autant dire que ça doit être bien. Immersion dans la grande aventure qui fait vroum et bang mais cultive le second degré quand même, hé, on n’est pas de ces tâcherons qui tirent la langue sur leur planche en se prenant au sérieux ! Problème : les personnages de la Grande Odalisque n’ont aucune épaisseur psychologique, leurs dialogues sonnent creux, ils n’existent pas, on s’en fout, c’est de l’action banane, ben non on s’en fout pas et on se lasse même de l’action. On regarde les images, on tourne les pages, on soupire. Ah oui ! Il y a aussi des filles qui se font tripoter les nichons. Car entre la folie sophistiquée de Ruppert et Mulot et les clichés masturbatoires coutumiers de Vivès, hélas, le récit n’hésite pas. Pourtant, les talents graphiques sont agréablement combinés et la colorisation d’Isabelle Merlet vaut le détour. Mais l’articulation action / vraisemblance (le minimum requis) / humour / clins d’œil n’est pas assez prise au sérieux, et donc, fonctionne mal.