“Critique : n. Personne qui souhaiterait fortement plaire, car personne ne cherche à lui plaire. Critiques : n.p. L’une des nombreuses méthodes qu’affectionnent les imbéciles pour perdre leurs amis” (Ambrose Bierce)

 

Je vais te mordre

Joseph Lambert – Alter comics

Histoires courtes à l’obsession récurrente : si je t’attrape je te mange. Entre Méliès, pour les astres qui observent l’activité des hommes, facile, et Winsor Mc Kay, pour le goût du mouvement et la réalité diffractée. Un univers cauchemardesque et (pas si) enfantin, qui n’a rien à voir avec Edward Gorey et ses suiveurs gothiques. À noter, au cœur du livre, une relecture musicale et surprenante du Lièvre et la tortue où il n’est pas question d’attraper ni de manger qui que ce soit. Mérite le détour.

 

La traversée du Louvre
David Prudhomme – Futuropolis / Louvre éditions

Flânant dans les couloirs du musée, Prudhomme dessine les œuvres et les gens qui les observent, s’amuse du mimétisme entre deux populations, tableaux et sculptures d’un côté, objets inanimés, visiteurs et gardiens de l’autre, qui varient leur moue et leur posture au gré des rencontres. Il juxtapose ses dessins selon un fil narratif pas tout à fait anodin — avec une conclusion qui tient du gag et ce n’est pas l’aspect le plus intéressant du livre, aussi selon ses propres déambulations, en accordant les nuances et les formes, de la surface vers le volume, composant ainsi un musée de papier tout à fait personnel. Les visiteurs obsédés par l’objectif de leur appareil photo, qui accumulent les points de vue et plus tard les monteront à  leur guise, ne font finalement pas autre chose. Mais la subjectivité revendiquée du dessin (les répétitions sont libres, rien à voir avec le copié-collé informatique) rapproche ce travail de son objet artistique. À la fois humble et brillant, drôle et ludique, intense et léger : subtil.

 

Castilla drive
Anthony Pastor – Actes sud/L’an 2

Les histoires d’Anthony Pastor se passent toujours au Nord du Mexique, au delà de la frontière. Une Amérique chicana pas tout à fait conforme à  la réalité, qui se nourrit de la mythologie personnelle de l’auteur très ancrée dans les années soixante-dix, l’Amérique des losers, des motels, des films de genre. Un type vient d’échapper à un meurtre et mandate une détective privée pour retrouver son agresseur. Faux polar, vraie histoire d’amour. Humaniste mais pas moraliste, Pastor excelle dans la caractérisation de ses personnages, sa tendresse à leur égard est manifeste. Précisons qu’ils sont doués de psychologie et que leur comportement peut être paradoxal, un don de vie qui n’est finalement pas très courant en bande dessinée. Moins dense et plus linéaire que l’immense Las Rosas, Castilla drive peut se lire d’une traite, en sirotant un milk-shake à la terrasse d’un dinner. Recommandé.

 

Le monde est rond
Oscar Grillo & Graham Marks – bang ediciones

Ce n’est pas l’œuvre de Gertrude Stein mais un classique de littérature jeunesse datant de 1983. Conte échevelé sur la tolérance et l’acceptation de l’autre, il oppose un roi cubique à des clowns ronds. Le parti pris de bang ediciones, maison barcelonaise, est de publier en Espagne des auteurs essentiellement français et en France des auteurs d’origine espagnole ou hispano-américaine. La collection Mamut à destination des enfants est remarquable, les quelques livres pour adultes sortis depuis 2010 le sont tout autant. Un point faible cependant : la traduction, pas toujours très heureuse (problème déjà soulevé pour Les aventures d’un homme de bureau japonais). On s’interroge sur la musicalité et la pertinence de telles phrases : “quoi de plus normal, que pour que les choses ne soient pas tordues elles doivent être carrées. Sinon pourquoi un angle droit l’appellerons-nous droit ?” (p.9). Hum.

 

Békame, première partie
Jeff Pourquié et Aurélien Ducoudray – Futuropolis

Dessin impeccable et scénario concerné. “Arrivé clandestinement en France, Bilel erre dans les rues d’une ville portuaire du Pas-de-Calais, à la recherche de son frère, également clandestin”. Calibré pour les médiathèques, les débats, les rencontres littéraires et les prix des lycéens. Ce n’est pas le premier du genre, certainement pas le dernier. Si tu ne t’indignes pas c’est que tu n’as pas de cœur. Et si tu t’emmerdes à la lecture ?

 

Canne de fer et Lucifer
Léon Maret – 2024

Roman picaresque de 300 pages réalisé par un inconnu appelé à ne pas le rester, notons que les Requins marteaux publient au même moment une autre bande dessinée de ce monsieur Léon Maret intitulée Course de bagnoles (non lu). Loin des voitures, Canne de fer et Lucifer traite de l’errance d’un jeune garçon un peu niais, expert dans le maniement de la canne de combat et objet de l’attention d’une flopée de personnages truculents — jeunes femmes énamourées ou vils profiteurs, avec la Révolution française en toile de fond. Le dessin et les couleurs (grises) sont soignées, loin de tout académisme, la langue est vivante, à la fois moderne et fleurie. Réalisation de belle facture par une maison d’édition exigeante n’ayant qu’une poignée de livres à son actif. Quelques maladresses et longueurs ne terniront pas le plaisir de lecture. À découvrir.

 

Metal maniax / Ghouls of Nineveh / Suck machine
Fef & Slo / Gagos / Jess X – 3 livres par Sombrebizarre éditions

Il faut encourager les petites et jeunes maisons d’éditions. Parfois même les encourager à lâcher l’affaire, tout de suite, abandonner la bande dessinée sans tarder et se trouver d’autres activités comme par exemple porter des cheveux gras, écouter de la musique très fort ou égorger des poules.

 

Boules de cuir
Phicil et Drac – Carabas

Deux losers tentent de convaincre un balèze placide de boxer pour eux. Personnages anthropomorphiques vivant dans une espèce de France post première guerre mondiale. Dessin et couleurs parfaits, vocabulaire choisi. Bon moment, même si l’histoire est plutôt convenue.

 

Alimentation générale n°2
Collectif – Vide cocagne

Orchestrée par Terreur graphique, une revue de librairie qui s’amuse bien. Fabcaro, Fabrice Erre, Guerse et James, entre autres lurons de talent, y distillent un humour glacé et sophistiqué. Si vous avez aimé Fluide glacial un jour — quand Fluide glacial ne puait pas encore la mort et n’avait pas entraîné dans son agonie les ricanements d’auteurs consternés –, lisez Alimentation générale : ça pourrait ressembler à une vivante alternative, mais pas que ça.

 

L’invention du vide
Nicolas Debon – Dargaud

Honnête récit de genre dans le genre création de l’escalade moderne, lever de soleil sur les monts surplombant Chamonix, amitié virile, première ascension victorieuse de l’aiguille du Grépon. Si vous ne vous sentez pas concernés par ce genre-là vous risquez de vous ennuyer ferme. Joli dessin.

 

Nürburgring 57
Merlin – Glénat

Honnête récit de genre dans le genre course de voitures, affrontement Maserati / Ferrari, amitié virile, victoire mythique car improbable du dieu Fangio. Si vous ne vous sentez pas concernés par ce genre-là  vous risquez de vous ennuyer ferme. Rare incursion de Christophe Merlin dans la bande dessinée, on le connaît davantage en illustration jeunesse. Dessin et couleurs surannés se prêtant parfaitement au propos. Remarque : les amateurs de courses de bagnoles sensibles à un vrai traitement artistique FMV (“Oubliez Michel Vaillant”) aimeront sans doute aussi Quel diovolo di Nuvolari, hommage rendu par Alessandro Sanna à un géant du bitume de la génération précédant celle de Juan Manuel Fangio : Tazio Nuvolari (non traduit de l’italien mais peu importe : “vroar”, ça veut dire vroum).

 

Supplément d’âme
Alain Kokor – Futuropolis

Enfin un livre ouvrant ses pages à l’intelligence du lecteur ! Poétique et onirique, l’histoire d’un homme poisson (ou oiseau, on ne sait pas très bien) qui sauve le monde. Voilà. Un peu court comme présentation ? Oui, on pourrait mettre là dedans tout et n’importe quoi, de la science-fiction, de l’heroïc-fantasy, de l’espionnage : et bien non, rien de ça. L’action se situe de nos jours à Dublin et se concentre sur une bitte d’amarrage où un drôle de personnage vient s’asseoir chaque jour pour sa pause déjeuner. Ça reste court, comme présentation ? Faisons confiance en la curiosité du lecteur. Sachez que Kokor propose plus qu’il n’expose vraiment. Sachez aussi qu’en ces temps de dèche éditoriale, ce livre fait beaucoup de bien.