Ce métier est formidable : quand tu rapportes tu boulot à la maison, ce sont des livres à lire pour éclairer ton conseil. Tu n’es même pas obligé-e de lire tout le livre, sauf à la limite, quand tu décides d’en établir une petite chronique circonstanciée.
Le bus
Paul Kirchner – Tanibis
Paul Kirchner ne cache pas son goût pour la vieille série télé the twilight zone ou, dans un autre genre, la peinture de Magritte. Le bus effectue sans peine ce trajet allant du fantastique américain au surréalisme belge, passant aussi par le non-sens anglais. Dans chaque strip ou presque, un usager en trench-coat attend le bus. Il n’arrivera peut-être pas du bon côté, n’ira peut-être pas à l’endroit prévu, n’ouvrira peut-être pas ses portes sur la destination choisie. On pourrait redouter une perte en efficacité, le syndrome de la chute à plat, mais les variations sur le thème restent inventives et poétiques jusqu’à la dernière page. Paul Kirchner a d’ailleurs mis un terme à ce travail publié dans Heavy metal sans attendre l’assèchement. Suffisamment rare pour être signalé. C’était il y a 25 ans mais Le bus n’a pas pris une ride. Ne ratez pas cette merveille.
Les aventures d’un homme de bureau japonais
José Domingo – bang! ediciones
Bande dessinée sous contrainte : le récit progresse comme un jeu vidéo RPG en vue isométrique sous un gaufrier de 4 cases qui ne laisse place qu’à de très rares scènes pleine page. Alors oui, RPG : Role Playing Game. L’homme japonais quitte son bureau et veut rentrer chez lui. Il devra pour cela éviter des monstres et franchir des obstacles en tous genres. Le récit se fabrique au fur et à mesure, l’improvisation est réjouissante. Procurez-vous ce livre mais ignorez les propos liminaire et conclusif censés compenser l’absence de dialogues : creux, sans intérêt.
Bart O’Poil en tournage
Otto T. & Grégory Jarry – FLBLB
Les deux acolytes de la maison poitevine mettent entre parenthèses leurs travaux minimalistes (Petite histoire du grand Texas, Village toxique, Petite histoire des colonies françaises) pour ce reportage consacré à un pornocrate “alternatif” (comme dans “BD alternative”). La démarche de Bart O’Poil se veut politique, Otto T. et Grégory Jarry en seront les prophètes. Bart, c’est le genre de types à allumer France info le matin en se grattant les fesses, à s’indigner entre deux gorgées de café, à écrire sans tarder un scénario engagé, tourner après la sieste pour être sûr que le film sera disponible sur le web à 20h (1 euro seulement). Et l’internaute satisfait cultivera son militantisme en regardant Ben ali ptit zizi, Barack aux Bahamas, Les filles de Fukushima ont quelque chose de plus, etc. “Beaucoup de mes films sont engagés, voire subversifs”. Ah ah.
Nocturne
Pascal Blanchet – La Pastèque
Les deux livres de Pascal Blanchet venus après Rapide Blanc manquent de substance narrative mais certainement pas de chic. Bel ouvrage à effeuiller du bout des doigts, bien installé dans son fauteuil Chester, en écoutant un 78 tours de Lena Horne. Tiens, une bande annonce ici.
20 ans ferme
Sylvain Ricard et Nicoby – Futuropolis
Raconte sur un mode biographique l’état honteux de la prison française. Dessin et scénario sur les rails, sans prise de risque, très concentrés sur le sujet. Didactique.
June
Nicolas Moog – Six pieds sous terre
Beau livre à l’élégance sethienne. Les liens familiaux à l’épreuve d’une addiction. Tendre et sans pathos.
Pablo T1
Julie Birmant et Clément Oubrerie – Dargaud
L’arrivée du jeune Picasso à Paris, sa découverte de Montmartre, le Bateau-Lavoir, Max Jacob et Fernande Olivier. Pour raconter toute l’histoire, Julie Birmant donne la parole à cette dernière. Clément Oubrerie utilise une technique mixte à base de crayons, de fusains et de peinture qui donne un caractère post-impressionniste à ses dessins. Inspiré, il inscrit son art dans l’époque qu’il dépeint : avant Les demoiselles d’Avignon, avant le cubisme, un début de XXe où la peinture se cherche une nouvelle avant-garde.
Masterpiece comics
R.Sikoryak – Vertige graphic
Étrange projet qui explore les limites de l’adaptation littéraire en bande dessinée. Sikoryak apprivoise les styles graphiques de quelques prestigieux confrères pour revisiter les sommets de la littérature mondiale. Les Hauts de Hurlevent mis en image façon Tales from the crypt de Jack Davis, Crime et châtiment façon Batman de Bob Kane, La Métamorphose façon Peanuts, L’étranger façon Action comics etc. On sent le poids des chefs d’œuvre peser sur les épaules de l’auteur qui n’arrive pas à choisir entre hommage et parodie, outrage et révérence polie. Au bout du compte, on s’ennuie un peu.
La musique actuelle pour les sourds et les malentendants
Dampremy Jack et Terreur Graphique – Vraoum
Un briquet levé, une culotte jetée au pied de musiciens et groupes inrocks-compatibles : le livre est préfacé par JD Beauvallet, c’est dire. La forme fictionnelle et changeante (et drôle, et noire) évite le catalogue, piège dans lequel tout amateur fort de son obsession encyclopédique est pourtant prêt à tomber. Bon point. Ajoutons que, même s’ils bénéficient désormais d’un abonnement à vie à l’hebdomadaire susnommé — pour services rendus au Goût, nos deux auteurs ont le courage de ne jamais citer le nom de Lana del Rey. Jamais. Rien que pour ça, il faut acheter ce livre.
Dog
Vincent Perriot – Éditions de la Cerise
Un clochard céleste est ballotté au gré des coups qu’il reçoit jusqu’à trouver le repos, jusqu’à retrouver sa condition divine. Vincent Perriot oublie la bande dessinée classique dont il maîtrise très bien les codes (Belleville story), et revient à une manière déjà envisagée à l’époque d’Entre-deux (réédité ces jours-ci). Un dessin par page, pas de texte, fulgurances graphiques, mouvement permanent, livre libre. Cette liberté peut déconcerter, le talent de Perriot ne peut laisser indifférent.
Bonne nuit Punpun T1 & 2
Inio Asano – Dargaud (Kana)
Chronique sociale et parcours initiatique qui tient parfois du Corps de Stephen King (dont fut adapté le film Stand by me). L’originalité du récit est portée par la représentation du personnage principal et des membres de sa famille : Punpun est un pré-ado tout à fait normal, doué de parole, devant affronter des montées d’hormones et une situation domestique complexe et pourtant on ne lira jamais le son de sa voix, Asano le représente comme une espèce d’oiseau sans aile, fragile et touchant, aussi un peu ridicule, immédiatement identifiable au cœur d’une foule. Ce choix permet de rapprocher très simplement le burlesque du drame, belle réussite — même si le deuxième tome tire un peu en longueur pour en appeler un troisième, ainsi va le commerce.
Athos en Amérique
Jason – Carabas
Compilation de récits courts. Format immuable, gaufriers de quatre cases par page. Personnages anthropomorphiques aux yeux sans pupille, dont on doute qu’ils aient une âme : la force inquiétante du travail de Jason. Tous veules, cruels, manipulateurs ou déprimés, une triste humanité recomposée par une ligne claire ne s’embarrassant d’aucun artifice. Ce n’est pas le meilleur de ses livres, les histoires sont souvent paresseuses, mais dans Un chat au paradis, Jason se décrit comme un être antipathique et brutal, la distance qu’il installe vis à vis de sa propre représentation, la façon qu’il a de s’incarner, homme animal parmi d’autres, suscite le malaise et interroge. Rien que pour ce récit, la lecture vaut le détour.
La page blanche
Boulet et Pénélope Bagieu – Delcourt
Un jour, Pénélope Bagieu va vieillir. Continuera-t-elle à dessiner les états d’âme de jeunes parisiennes flirtant avec la crise de nerfs, comme elle le fait livre après livre depuis ses débuts sur le net ? Ongles rouges, bottes à talons, smartphone greffé à la main, ses personnages se (lui ?) ressemblent tou(te)s. Pour une fois, elle laisse son scénario à un autre. Hélas, Boulet ne trouve rien de mieux que de placer l’intrigue à Paris et mettre en scène — ô surprise — une jeune femme à bottes, ongles rouges et smartphone. L’héroïne a oublié qui elle était et enquête sur elle-même. L’intrigue voudrait pousser la réflexion sur la massification des goûts et la normalisation de nos modes de vie. Mais il y a un double problème. Sur le plan formel d’abord : le message est martelé, asséné. Le fait qu’un auteur ne fasse pas confiance en l’intelligence de ses lecteurs suggère qu’il n’est pas très sûr de son fait. Les dernières vignettes sont à ce titre édifiantes, qui expliquent ce que tout le monde aura fini par comprendre avant d’arriver à la 200ème page. Mais surtout, le sujet est très casse-gueule pour les deux stars de la blogosphère que Guy Delcourt a réunis en visant le jackpot. Le piège se referme : ce livre, produit destiné à plaire au plus grand nombre, est lui-même ce qu’il dénonce.
Note : dans le genre «qui suis-je, où vais-je, dans quel état j’erre ?» mieux vaut lire Ma vie avec mister Dangerous de Paul Hornschemeier (Actes sud), variation sur le thème autrement fine et percutante.
Vertige
Hélène Georges et Lisa Mandel – Casterman
Sur le thème de la dépression, du double et de l’évasion, Lisa Mandel expédie un scénario sans grande profondeur. Le dessin d’Hélène Georges peine à stimuler le lecteur malgré son élégance naïve. Dommage.
Le jeu vidéo
Bastien Vives – Delcourt
Humour potache 3.0. Vite torché, vite imprimé (l’éditeur ne s’est même pas rendu compte qu’une case était doublée d’une page à l’autre, c’est dire), vite lu. Assez drôle pourtant, à condition de se passionner pour les combats de rue virtuels. Mais après les Melons de la colère, le rire de Vives reste sans épaisseur politique, ce qui pose parfois problème – cf. l’épisode des clodos. Parce que le bête et méchant est un travail d’orfèvre. Mal maîtrisé, il peut rapidement virer au dégueulasse.
Minus
Rica – Drugstore
Un jeune misanthrope noie son cynisme dans le mauvais sexe et l’alcool. Il y a du Gaspard Noé et du Houellebecq dans Minus. Mais comme le gars Rica est un indécrottable optimiste, l’histoire se terminera peut-être dans la joie et la bonne humeur. Enfin, on n’est quand même pas là pour se taper sur le ventre. Beau noir, beau blanc, beau gris.
Cul de sac T2
Richard C. Thomson – Delcourt
C’est un club très réduit d’auteurs américains qui mettent en scène, dans ces comic-strips largement répandus outre-Atlantique, des enfants-philosophes plus prompts à trifouiller la nature humaine qu’à jouer. Ce club est présidé jusqu’à la fin des temps par Charles M. Schulz (Peanuts) ; Bill Watterson (Calvin et Hobbes) et Quino (Mafalda) en sont membres permanents. Dans le genre, chez nous, on aurait les Triplés mais c’est comment dire, un poil moins, un petit peu plus, heu, en fait, admettons que ça n’a rien à voir. Dans ce club très réduit donc, il faut désormais compter avec Richard C. Thomson dont le talent mériterait un meilleur éclairage, en France en tout cas. Cul de sac est publié dans le Washington post. Vous aimez Lucy Van Pelt ? Vous aimerez Alice Otterloop !
Les faux visages
Tanquerelle et David B – Futuropolis
Le roman du gang des postiches au début des années quatre-vingt. Beaucoup de protagonistes typés à outrance, une caractérisation psychologique réduite à sa plus simple expression : on a parfois l’impression d’être chez les Schtroumpfs (le grognon, le camé, le givré, etc.) et on ne réussit à s’accrocher à personne en survolant le sujet. Il n’empêche que dans le genre bouquin en demi-teinte, celui-ci figure sur le haut du panier : Tanquerelle et David B. ne sont pas les premiers venus. Peut-être l’exigence relative au talent de ces auteurs accentue-t-elle la déception, d’ailleurs.
Allez-retour
Bézian – Delcourt
Un colosse débarque dans un village pour une mystérieuse enquête. Bézian utilise les déambulations de son personnage pour rendre hommage à la petite province N&B des années cinquante-soixante, véritable objet de son travail. Les paysages et l’architecture sont restitués de façon magistrale, l’intrigue importe peu. Beau livre d’atmosphère.
Les Gratte-ciel du Midwest
Joshua W.Cotter – Ça et là
Les gratte-ciels du Middle West sont visibles en couverture : silos à grain déchirant l’horizon de l’Amérique rurale. L’auteur raconte le temps où il était un gamin timide, malmené par ses camarades. En alter ego et refuge existentiel, un robot de comics. Et puis un jeune frère pour adoucir la misanthropie. Cette chronique de la solitude enfantine a déjà été vue, il suffit de citer Chris Ware et Jimmy Corrigan. Comme chez Chris Ware, les marges du récit sont essentielles. Sa progression est rythmée par le courrier des lecteurs et des publicités sanctionnant joyeusement l’obscurantisme redneck, mais le dessin de Cotter n’a rien à voir avec celui de Ware. Lecture très addictive.
L’Association, une utopie éditoriale et esthétique
Groupe ACME, les Impressions nouvelles
N’est pas vraiment l’histoire de cette maison d’édition qui botta le train de la bande dessinée à papa dans les années quatre vingt-dix. Pour l’essentiel, une somme de points de vue hétérogènes sur l’expression artistique des auteurs résidents. Adopte un ton docte à portée universitaire. Cela peut effectivement ressembler à ce que les étudiants subissent sur les strapontins de l’amphi quand différents profs se succèdent au tableau. Du judicieux au fumeux, du paresseux au pompeux. Les compagnons de route de l’Association n’y apprendront pas grand-chose. Au contraire : en abusant d’encadrements approximatifs, à trop vouloir boursoufler le système, on embastille la spontanéité, l’humour, le jeu. Voilà donc un précis de bande dessinée de création, dite bande dessinée alternative, dite bande dessinée d’auteur, dite bande dessinée indépendante, réservée à celles et ceux qui n’en lisent pas mais savent qu’elle existe, à force d’en entendre parler dans les salons.
I like short songs
Olive Booger – L’Employé du Moi
Quatre losers, une balade mortelle. Olive Booger aime manifestement le travail de Simon Hureau. Beaucoup trop pour s’en affranchir, en tout cas dans ce livre.
La Chasse-galerie
Vincent Vanoli – La Pastèque
Vanoli adapte une fable québécoise. Un soir de réveillon, des bûcherons isolés dans la forêt invoquent le diable pour retrouver leurs copines qui festoient à mille lieues de là. Ils utiliseront un canot volant : la Chasse-galerie. Planches somptueuses. L’œuvre poétique de Vanoli s’inscrit dans des époques révolues et des campagnes de légende (beaucoup de livres publiés à l’Association). Il ne sait sans doute même pas dessiner correctement un téléphone portable : c’est dire si ce garçon est talentueux.
Oui mais il ne bat que pour vous
Isabelle Pralong – L’Association
Une jeune femme cherche son singe intérieur. Présenté de façon aussi succincte, évidemment, ça n’a rien d’alléchant. Dialogues successifs entre le personnage principal et sa sœur, sa mère, femmes présentes, aussi un frère et un amant, hommes en voie de disparition. Le dessin préfère toujours le sens à l’académisme, la narration doit sa force à la sensibilité — certainement pas la sensiblerie — d’Isabelle Pralong, auteure rare et pourtant réalisatrice de deux ouvrages importants de l’année 2011 : Prédictions, avec Aurélie William Levaux, et celui-ci. Prédictions s’inspirait d’une pièce de Peter Handke. Oui mais il ne bat que pour vous s’articule autour d’un texte de Heiner Müller et d’une scène d’Opening night, film de John Cassavetes avec Gena Rowlands. Parfois drôle, parfois déchirant : la vie.