Il était temps qu’il arrive, ce printemps. Nous l’attendions cette année plus que d’habitude. Ah, le printemps ! Les arbres en fleur, le soleil. Les cœurs en fusion. Toute une vie qui s’éveille.

 

Fables nautiques

Marine Blandin – Delcourt

Un complexe aquatique est construit sur un cimetière pour chienchiens à sa mémère. Alors faut pas s’étonner si cette gigantesque piscine prend vie et pas forcément pour le bonheur des baigneurs. Quoique. D’ailleurs, on s’en rend compte assez vite, les baigneurs ne sont pas les usagers du lieu mais ses habitants. L’étrangeté gagne, tout comme la jungle a envahi le dôme. Où cette végétation prend-elle racine ? L’acte de bravoure de l’exploration à laquelle nous convie Marine Blandin s’étend sur 23 pages au beau milieu du livre, quand une nageuse plonge à la recherche d’une clef mythique qui permettra à la communauté, peut-être, de retrouver le chemin des vestiaires et sortir de là. Même si on a oublié ce qu’on y fait, même si on ignore sans doute ce qu’on pourrait faire ailleurs. Une narration physique et aventureuse d’une grande maturité, pour une auteure qui débute sa bibliographie. Sur une ligne poétique qui conduit de Philémon (Fred) à Shining (Stephen King, juste pour le pitch). Magnifique proposition éditoriale de la collection Shampooing qui compte déjà 80 volumes (mais suffisamment peu de magnifiques propositions éditoriales pour qu’on le signale).

 

Ismahane
Sasha et Christophe Girard – Les Enfants rouges

L’histoire d’une fille qui grandit tandis que la guerre s’installe dans son pays, le Liban, à partir de 1975. L’insécurité contraint son père à l’envoyer en France pour ses études. Vers la paix, mais aussi la liberté, loin des contraintes auxquelles les femmes qu’elle connaît sont soumises. La petite histoire imbriquée dans la grande. Récit sensible, intime et politique, qui appelle un second tome.

 

Engelmann
Mahler – L’Association

À la fois parodie du système Marvel / DC, fable psychologique et critique de l’industrie culturelle. Ce n’est pas la première fois Que Mahler manifeste de la bienveillance à l’égard des super héros. Comme cela se pratique chez la concurrence, le livre intègre même les couvertures des prétendus comics d’origine. Les couleurs sont belles, l’art est minimal. Répétons ici tout le bien que nous pensons de Nicolas Mahler.

 

Ace-face, le mod aux bras de métal / Les aventures de Jack et Max
Mike Dawson – Ça et là

Deux histoires indépendantes à lire tête-bêche. Super-héros en mode déconstruction, encore. Dawson se concentre sur l’aspect familial de la vie super-héroique. Parallèle entre Ace-face, qui affronte des méchants et prend des coups, et son fils au même âge, englué dans sa lâcheté ordinaire. Jack et Max, eux, sont des enfants, des frères qui disposent chacun d’un pouvoir spécifique. Chacun ne l’utilise qu’aux dépends de l’autre. Après ils se font gronder par leur papa, ce qui n’est pas original en soi. Le traitement de ce sujet vieux comme le monde l’est davantage.

 

Jeanine
Matthias Picard – L’Association

Matthias Picard n’est pas allé chercher très loin le matériau de son premier livre : Jeanine habite l’immeuble d’à côté. Femme d’une soixante d’années atteinte d’une sclérose en plaques, Jeanine se prostitue depuis quarante ans. Pas besoin de lui tirer les mots, ils viennent tous seuls, Jeanine envisageait d’ailleurs l’écriture d’un livre autobiographique. La bande dessinée n’est pas son truc mais après tout, pourquoi pas ? Il faut dire qu’elle en a des choses à raconter, Jeanine, et jamais sur le mode moralisation / lamentation. Fille courage, championne de natation, militante de la cause, fougueuse, amoureuse, une véritable héroïne. Enfin, dans son histoire telle qu’elle la raconte. Comme elle ne s’embarrasse pas d’humilité excessive, l’auteur et le lecteur finiront par douter de la véracité des incroyables épisodes qui jalonnent son existence. Comme s’il était impossible qu’une telle force puisse vous laisser sur le trottoir : a priori petit-bourgeois, sans doute. Mathias Picard se met judicieusement en scène, sa présence auprès de Jeanine et ses interrogations grandissantes alimentent un récit qui se construit au fil des pages. La fascination et l’exaltation initiales laisseront place à une forme de lassitude narrative après que le doute se sera installé, le récit s’achevant un peu en eau de boudin. Pouvait-il en être autrement ? Riche de sa construction progressive et de ses tâtonnements, voila une des bandes dessinées les plus passionnantes que la revue Lapin nous ait offertes dans sa dernière formule.

 

Les Autres gens #01 et #02
Thomas Cadène et plein d’autres gens – Dupuis

Entendu au Raging bulles bordelais : «Je ne regarde pas Plus belle la vie , je ne vois pas pourquoi je lirais Les autres gens».

 

Momon
Judith Forest – La cinquième couche

Auteure discrète, Judith Forest prolonge l’écriture de 1h25, précédent ouvrage dont nous avions dit le plus grand bien. Quelques pages de jardinage intime avant de se faire rattraper par le tracteur promotionnel, les expositions, les vernissages, la polémique. L’objet d’étude n’est plus seulement sa propre existence et son rapport aux autres, mais l’impact même de sa création sur le monde qui l’entoure. On frôle parfois la confusion mentale, c’est dans la logique de l’œuvre. «Momon» ! Un cri, comme une jeune fille en détresse appellerait le soutien de sa mère. Judith Forest trace un sillon passionnant : à suivre.

 

Scènes d’un mariage imminent
Adrian Tomine – Delcourt

Tourments de deux jeunes gens confrontés à l’organisation de leur mariage : c’est du vécu, un épisode autobiographique. Tomine ne nous épargne aucun des clichés relatifs à la pauvreté du sujet. Il n’y a qu’à lire les têtes de chapitre pour s’en faire une idée : “liste des invités”, “la salle de réception”, “chez le coiffeur”, “le fleuriste”, etc. Curieux d’imaginer comment Judith Forest aurait traité l’idée. Mais Scènes d’un mariage imminent n’aurait jamais dû aller au delà de sa destination originelle : cadeau souvenir pour ceux qui ont participé à la noce. C’est après tout un peu moins attendu que des dragées. Moins bon, aussi.

 

West terne
Michel Galvin – Sarbacane

Ce pourrait être l’album caché des Tuniques bleues écrit et dessiné sous acides. Ce pourrait être un roman photo aux décors minimalistes avec des personnages détourés sur fond blanc mais on voit bien que c’est dessiné. Et puis dans l’Ouest sauvage, le décor peut effectivement être minimaliste. Ce pourrait être une relecture de La prisonnière du désert car on nous raconte une disparition de femmes blanches imputable aux indiens qui rodent. Les visages pâles et les sauvages pourraient utiliser le langage western-fifties de rigueur mais celui-ci est perverti par de très modernes formules. «Il est con comme un râteau mais il a du cran, ce Cunningham». Au final, c’est un livre bien réjouissant.

 

X-men, jeunes filles en fuite
Chris Claremont & Milo Manara – Panini (Marvel)

Ceux qui au début des années quatre-vingt lisaient d’une seule main Le déclic ou Le parfum de l’invisible qualifient parfois Milo Manara de “maître de l’érotisme”. Maître, c’est parce qu’on doit le respect aux anciens. Érotisme, c’est en souvenir de masturbations heureuses. Du point de vue commercial, l’érotisme vous garantit une visibilité que la pornographie ne permet pas. La pornographie c’est caca, l’érotisme c’est bon enfant à  tel point que les éditions Marvel (Disney pour les super-héros) peuvent en faire un argument de vente — nipples, cunts & dicks not included. Les filles de Manara ressemblent à  des mannequins en plastique derrière la vitrine d’un magasin de vêtements passés de mode. Formellement identiques, on ne peut les distinguer que par la couleur de leur perruque. Dans ce produit marketé, Manara s’empare de personnages féminins de l’écurie Marvel, donc, pour émouvoir les adolescents de 2011 comme ceux de 1980. Malheureusement pour les petits malins qui ont suscité le projet, les jeunes garçons d’aujourd’hui et d’hier ont désormais des sources d’émoi bien plus réjouissantes.

 

Doggybags vol.1
Run / Laudoux / Singeon – Ankama

Avec ce projet collectif, Run veut rendre hommage aux fumetti et comics de l’âge d’or. “Nous ne prétendons pas ressusciter cette période bénie (maudite ?) de la bande dessinée d’adultes. nous avons juste essayé, avec nos modestes moyens, de rendre ses lettres de noblesse au genre, avec du respect et beaucoup d’admiration”. Pourquoi pas ? Mais il y a un problème dans l’intention : “les parodies ou les clins d’œil mal digérés fleurissent. En tant que directeur de collection, il m’arrive souvent de recevoir des projets pseudo-inspirés… Du genre “l’invasion des patates de l’espace” ou “le retour de la mort qui tue”… Vous voyez le tableau ? J’ai jamais été trop fan de cet humour potache et j’ai la désagréable impression d’y être parfois associé…” Tu m’étonnes : ce bouquin, comme beaucoup d’autres, regorge de fausses pubs, de patine conçue sous Photoshop, de vintage de pacotille et de sur-références. Des trois histoires présentées, seule celle de Run s’approche un peu de la cruauté ironique visée par le projet. Sinon, encéphalogramme plat.

 

La mécanique de l’angoisse
Fabrice Erre – 6 pieds sous terre

Comment vous comporterez-vous le jour où un robot géant marchera sur la ville en piétinant tout sur son passage ? Et d’abord, quelles sont ses motivations ? Quel est le trouble jeu des pouvoirs publics et des entreprises de BTP déjà prêtes à reconstruire ? Fabrice Erre caresse tendrement les faiblesses de la nature humaine, la cupidité, la mégalomanie, la bêtise. il y en a pour tout le monde. Pertinent, sans temps mort, dialogues au poil : ne ratez pas cette merveille d’humour malin.

 

Polina
Bastien Vives – Casterman

On savait que Bastien Vives était un jeune dessinateur très talentueux, peut-être le plus talentueux de sa génération. On savait qu’il maîtrisait les corps et les mouvements, virtuose de la palette graphique insistant sur le découpage et la narration. La narration : peut-être le plus fort de ses points forts. Avec Polina, on découvre qu’il est aussi capable de faire des livres : voilà un divertissement sans prétention, aimable et de bonne tenue, comme le port de la danseuse dont il nous raconte le parcours.

 

État de veille
Davide Reviati – Casterman

La vie dans une cité industrielle aux abords d’un complexe pétrochimique, en Italie. L’action se déroule sur une vingtaine d’années, les enfants grandissent à l’ombre des cheminées qui répandent leurs odeurs offensives. Très beau livre sur le déterminisme social, une lecture sur laquelle flottent les fantômes de Seveso.

 

Les remords d’un livreur de saucisses
Thibault Poursin – Gargantua

Il faudrait peut-être s’abstenir de chroniquer de tels ouvrages et par le silence, au moins, encourager les maisons d’édition débutantes et les jeunes auteurs qui s’investissent dans leur création, passent du temps sur leur planche à  dessin, mettent leurs tripes sur la table. Mais quand même. Il y a tellement de livres publiés que perdre cinq minutes à lire un bouquin inutile de plus, ça énerve. Et pourquoi ce titre ridicule quand l’histoire n’a aucune portée comique ?

 

Renée
Ludovic Debeurme – Futuropolis

La suite de Lucille sans indication de tome 2 sur la couverture car on peut lire celui-ci sans sans connaître le précédent. Le plus américain des auteurs français délivre ici son chef d’œuvre, un roman sombre qui tient tout à la fois du récit policier, du drame psychologique et de la ballade amoureuse. Debeurme a fignolé la progression narrative mais surtout, ce qu’il arrive à signifier par la déformation des corps est absolument remarquable. La bande dessinée à son sommet.

 

Backstage
James & Boris Mirroir – Fluide glacial

Un jour Mick rencontra Keith. L’un avait un disque de blues sous le bras, ce qui attira l’attention de l’autre. C’était à Dartford en 1960, l’adolescence du rock. James et Boris Mirroir s’intéressent à la fabrique des Rolling stones, les mois, les semaines qui ont précédé l’envol. C’est érudit et surtout très drôle. Au passage, redisons tout le bien que nous pensons de la bio des Stones par François Bon où ces choses-là sont évoquées sur un registre un peu moins déconnant.