Un livre qu’on lit sur la plage se charge inévitablement de grains de sable. On chasse de la main, on souffle, mais il en est toujours qui échappent au courant d’air en allant se nicher au plus prêt de la couture. La vie est vraiment un torrent de larmes.
Lo
Lucie Durbiano – Gallimard – 16€
Vaudeville mythologique beau comme l’antique — mais pas tragique. Dieux et déesses, simples bergers, nymphes et satyres se désirent, puis se repoussent, puis s’embrassent, dans une charmante et polissonne bacchanale. La mythologie libère les corps et les esprits, la mythologie est moderne.
Arzak, l’arpenteur
Moebius – Glénat – 18€
Une bonne surprise, dans la mesure où on n’attendait pas grand chose du développement explicatif de l’œuvre séminale (Arzach, 1975). Moebius soigne son dessin et délivre un récit de science-fiction honnête, pour l’instant débarrassé de tout fatras techno-mystique à la Jodorowsky. Précisons qu’il s’agit d’un premier volume où les personnages prennent leurs marques. Cette soixantaine de pages se savourent comme une bonne madeleine dont on souhaite ne pas perdre le goût au fil des épisodes.
Braise T1 & 2
Bouton et Fortier – Dargaud – 10,95€
Un récit d’aventures vaguement horrifiques qui peut séduire tout le monde, des pré-ados aux adultes. Les auteurs empruntent à l’œuvre de Collodi l’épisode où Pinocchio et les gamins perdus sont entraînés dans le parc d’attractions qui scellera leur sort. Une petite fille et son grand frère tentent d’échapper à l’être monstrueux qui les a attirés dans son univers cauchemardesque. À leur poursuite : Braise, victime d’un chantage et d’une malédiction, en charge des basses besognes du monstre. Dessin dynamique qui joue de la douceur et de l’effroi loin des clichés gothiques post Gorey / Burton. À découvrir.
Village toxique
Grégory Jarry et Otto T – FLBLB – 13€
Yves Mourousi présente cette fiction documentaire toute aussi rigoureuse que déconnante. Comment, à la fin des années quatre-vingt, des villages, des militants écolos et des paysans ont fait plier l’État et le lobby nucléaire qui tentaient de leur vendre l’enfouissement des déchets radioactifs. L’action se déroule en Gâtine dans les Deux-Sèvres “mais il faut bien voir que dans les autres départements ça s’est passé de la même façon”, explique le présentateur vedette de TF1. Village toxique est un hymne à la résistance, enlevé et très drôle. “C’est triste à dire, mais quand les gens occupent le terrain, qu’ils sont déterminés et bien informés, qu’est-ce qu’on peut faire ? Rien”. Grégory Jarry et Otto T. enchaînent les livres dans le seul but de devenir LA référence de l’Éducation nationale pour les manuels d’Histoire. Ils ont déjà fait le tour, entre autres, de la colonisation française en utilisant le dessin minimaliste et le ton iconoclaste qu’on retrouve ici. Savoureux !
Pourquoi les baleines viennent-elles s’échouer sur nos rivages ?
Emmanuel Moynot – Futuropolis – 16€
Les plumes
Anne Baraou & François Ayroles – Dargaud – 18€
L’écrivain et son inspiration : les deux livres se rejoignent par la proximité du sujet… mais sinon rien à voir.
Emmanuel Moynot, dont le trait ne s’est pas affranchi de l’influence de Tardi, évoque les rapports troubles entre deux romanciers, un français qui débute et un monument américain largement inspiré de James Ellroy. Moynot égraine tous les clichés du genre : obsédés par leur nombril, les auteurs ne pensent qu’à la reconnaissance publique, baisent avec leur éditrice — la seule femme forte, toutes les autres étant des victimes — boivent beaucoup, surtout devant la page blanche, et restent insensibles au malheur des autres. D’écriture, il ne sera finalement pas beaucoup question. Et puis, un autre systématisme tient le lecteur à bonne distance : les personnages sont tous antipathiques, on se demande bien pourquoi. Ce livre initialement paru aux éditions Dupuis en 2006 méritait-il une réédition ? Hum.
Dans Les plumes, au contraire, Anne Baraou et François Ayroles se concentrent sur l’inspiration et l’accouchement textuel. S’ils ne rechignent pas à se frotter aux stéréotypes (l’auteur face à ses pairs, à ses proches, à son public, à la critique) ils évitent l’écueil par l’ironie et le surréalisme. Les camarades écrivains qui ont l’habitude de se retrouver au Rendez-vous des amis, un bar dont ils redoutent la fermeture, sont en effet plus proches de Dada que de l’Académie. Au contraire des baleines, il y a dans Les plumes beaucoup de tendresse pour les personnages : les écrivains, ces êtres foncièrement inadaptés, peuvent être finalement sympathiques. Un très bon livre à lire avant la remise des prix littéraires de l’automne.
L’ange de la Retirada
Serguei Dounovetz & Paco Roca – 6 pieds sous terre – 13€
Vaste et beau sujet. Trop vaste, peut être. Une adolescente dont la famille espagnole a traversé les Pyrénées pendant l’hiver 1939, lors de cette triste “Retirada” qui ponctua la défaite des républicains, interroge ses racines et son identité. Si l’action est contemporaine, de nombreux flashbacks s’attardent sur l’exode et l’organisation du camp d’Argeles où furent concentrés les migrants. Paco Roca hésite ainsi entre la description de faits historiques et la transmission, tout comme il peine à choisir entre le mode documentaire et la fiction. Les questionnements de la jeune fille perdent progressivement leur importance au profit de vignettes purement didactiques, dommage.
Omni-visibilis
Matthieu Bonhomme et Lewis Trondheim – Dupuis – 19€
Un type lambda se rend soudain compte que l’humanité entière peut voir à travers ses yeux, entendre par ses oreilles et sentir ce qu’il renifle. L’imagination de Lewis Trondheim est aussi torturée que féconde. Avec un thème pareil, appuyé par le dessin réaliste de Matthieu Bonhomme, il aurait pu réussir un coming-out dramatique, pousser la paranoïa au bout de l’impasse avec David Lynch et Edgar Alan Poe en figures tutélaires. Malheureusement, il inscrit son histoire au registre de “la comédie burlesque”, c’est même précisé sur la couverture — histoire sans doute de ne pas affoler le fan club. La peur du ratage n’aura servi à rien car à force de légèreté revendiquée, il aboutit à un livre léger dans le sens pâlot, inconsistant, accessoire.
The Authority : Kevin le magnifique
Garth Ennis et Carlos Ezquerra – Panini – 13€
Pour faire bref, the Authority est une équipe de super-héros qui veille sur la terre. Une de plus ? Oui, une de plus. Comme dans toutes les équipes de ce style il y a un couple d’amoureux, ce sont deux hommes qui ressemblent à Batman et Superman ; un de leurs compagnons est un junkie notoire et leur club est loin de défendre la pax americana. Sous des oripeaux traditionnels voilà donc une série iconoclaste, violente, mal élevée, politique. Kevin le magnifique est un produit dérivé tout à fait dans l’esprit. On rigole sardonique, on passe un bon moment… Il faut quand même avouer que dans le cas précis de cet épisode, mis à part le fil relatif à la guerre civile irlandaise, c’est un peu n’importe quoi.
Old skull
B-Gnet – 6 pieds sous terre – 13€
Un western à la montagne comme on les pratique ces jours-ci. Voir Les derniers jours d’Ellis Cutting. Mais pas un western old-school (ah ah) autour de John Wayne et ses indiens, non, un western moderne avec bigfoot, fantôme et serial killer cannibale. Sans prétention mais graphiquement réussi, suffisamment drôle et outrancier pour qu’on s’y arrête.
Le Cirque
Gus Bofa – Le neuvième Monde – 8€
Le Cirque, mais aussi U-713 ou La croisière incertaine, deux ouvrages récemment proposés par Cornélius. Personne ne connaît plus Gus Bofa, hormis quelques bibliophiles et des jeunes gens qui fréquentent les écoles d’art. Artiste d’exception qui en a influencé plus d’un (citons en un : Blutch), Gus Bofa était dessinateur, illustrateur, satiriste et romancier. Né en 1883 et mort en 1968, il a survécu à deux conflits mondiaux. Alors son œ“uvre évoque souvent la guerre, avec grâce, dégout et humour. Un beau site lui est consacré.
Voici la préface du Cirque qu’écrivit Pierre Mc Orlan en 1923 : “Les clowns de Shakespeare, ceux de Marlowe, toujours en marge du drame et commentant à leur façon les tragédies du sang, peuvent se comparer aux pitres de Gus Bofa présentant en liberté dans une arène grande comme l’Europe – il faut insister sur ce mot – des événements politiques et sociaux d’une importance souvent antipathique et qui, sans le secours des clowns bofesques, risqueraient fort de passer inaperçus, avant la consécration de nos descendants”.
Gigantic
Rick Remender & Eric Nguyen & Matthew Wilson – Akileos – 15€
Une vraie grosse daube. Dans les bons jours, les comics réussissent à combiner fantasmes masculins, régression, action, comédie, satire politique et critique sociale. Dans les mauvais jours, il y a Gigantic. Un scénario sorti d’un paquet de lessive : sachez que des extra-terrestres ont inventé l’humanité voilà 5000 ans. La motivation de ces poulpes de l’espace était d’établir un lieu de tournage pour une émission de télé-réalité où des titans s’affronteraient en piétinant les autochtones. Un seul but : le meilleur audimat inter-galactique. Heureusement qu’un titan retrouvant ses racines terriennes finira par sauver les hommes. À cette trame s’appuyant sur les études scientifiques les plus récentes s’ajoute un dessin laid et souvent incompréhensible avec des couleurs aussi vives que numériques que moches. La couverture présente des idéogrammes japonais pour rendre hommage à Godzilla, mais quand on referme le livre, on a plutôt l’impression d’avoir passé un moment en compagnie d’un triste Ed Wood. Humour gras, aucune poésie : au delà du Z.
Les derniers jours d’Ellis Cutting
Thomas Vieille – Gallimard (Bayou) – 16,50€
Fuyant des tueurs lancés à ses trousses, Ellis Cutting débarque dans un village adossé à un camp de chercheurs d’or. L’étrange passeur qui lui a fait traverser la rivière lui a prédit qu’il mourrait là. Ainsi débute ce premier livre de Thomas Vieille imprégné du Dead man de Jim Jarmusch. Même annonce faite par le titre, même ambiance, même époque, lieux proches, goûts semblables pour un humour distancié. Cependant, une réussite originale.
La célébration
Rui Tenreiro – La Pastèque – 19 euros
Livre de climat. Un village vivant au rythme des saisons entame une étrange célébration annuelle autour d’un œuf, avec un corbac comme esprit de la forêt et Barbapapa en incarnation du cycle qui s’achève. Mouais.
Un piano
Louis Joos – Futuropolis – 20€
L’œuvre de Louis Joos témoigne d’une grande et constante passion pour le jazz des années cinquante-soixante. On y fréquente toujours des caves enfumées et la note bleue ne tarde jamais à se faire entendre. Joos a aussi brossé les portraits de Charlie Mingus, John Coltrane ou Thélonious Monk. Un piano, œuvre intime, s’articule autour de l’instrument hérité de son père musicien. Par touches successives on avance dans le temps, depuis la découverte du nouveau monde par l’aîné jusqu’à la redécouverte de New-York par son fils vieillissant. Entre-temps, Joos aura cité sa brève rencontre avec Bud Powell, qui frôla le piano mais n’en joua pas. Splendide sur le plan graphique, ce livre est peut-être trop réservé dans ses motifs pour marquer durablement le lecteur.
Ils iront au jazz
Ben – Hécatombe – 13€
Certains récits valent davantage pour la petite musique qui s’en dégage que pour l’histoire qu’ils racontent. Ils iront au jazz est de ceux-là, qu’une lecture rapide épuise en cinq minutes. Deux damnés de la terre se rencontrent dans la rue. Lui joue de la trompette, elle chante. Ils forment un duo et font la manche, picolent sur un banc public, s’aiment en silence. Les seules paroles prononcées dans l’ouvrage viennent de l’extérieur et apparaissent toujours comme des menaces. Eux préfèrent tisser leur cocon sans rien dire, sauf quand elle chante. Le monde leur est hostile alors l’issue sera tragique. Enfin, peut-être pas.
J’ai pas tué De Gaulle, mais j’ai bien failli
Bruno Heitz – Gallimard (Bayou) – 17€
L’action se déroule dans les années soixante à Paris autour des zévènements d’Algérie. Un jeune voleur de voitures devient presque par hasard chauffeur pour l’OAS. Comme il n’est pas convaincu par les arguments politiques de celui qui le contraint, il finira par déjouer ses plans, toujours par hasard. Vif, enlevé, le récit patine un peu dans les dernières pages.
Toute la poussière du chemin
Jaime Martin et Wander Antunes – Dupuis – 15,50€
La crise de 29 inspire de nombreux auteurs, tant mieux, pourvu que le passé éclaire le présent. Un hobo trace la route. “Je ne suis qu’un fantôme errant sans but”. Il croisera le chemin d’autres déracinés qui comme lui peinent à survivre, se coltinent le cynisme des possédants, le racisme des rednecks ou la maladie. Certains ont basculé dans la violence pour nourrir leur famille. Au bout du parcours se trouve non pas la rédemption, car à chaque étape le personnage principal a témoigné de son irréfragable humanité, mais l’apaisement et un sens nouveau donné à l’existence. Bel album.