La grande majorité des gens, en particulier les personnes “cultivées, n’osant pas juger par elles-mêmes, humbles, respectueuses des autorités (“Mon papa y sait” devient dans le langage adulte “les critiques ils s’y connaissent“, “les écrivains ils savent mieux“, et “les agrégés ça en connaît un bout“), se laissent facilement persuader que ce qui est obscur, vague, incompréhensible, indirect, ambigu et ennuyeux, est à coup sûr profond et brillant” (Valérie Solanas)

 

cadre suivantAu suivant
Noyau – Atrabile

Un prénom, quatre dessins et autant de récitatifs. Au suivant. Noyau passe d’un sujet à l’autre et il en faut, des doubles pages, pour dresser un panorama de l’absurdité de notre mode de vie en ce début de siècle. Les individus se cherchent, veulent trouver leur place. Beaucoup se perdent derrière l’écran mais il est toujours possible de se perdre sans écran, dans une quête de sens confinant au dérisoire ou à l’absurde. Pas aussi noir que Le bon goût, recueil d’images publié aux Cahiers dessinés en 2019, mais bien sombre quand même, malgré les couleurs acidulées courant sous le pinceau virtuose de l’auteur. Recommandé.

 

Héros de la République
Joann Sfar et Mathieu Sapin – Dupuis

Le sticker “on aime on vous en parle” de France inter ne laissait rien présager de bon. Joann Sfar entame une énième série qui finira probablement au cimetière des tomes 1. Mathieu Sapin s’enferre dans son rôle de greffier de la vie passionnante des grands de la Cinquième. Mais de quel bad trip un tel projet peut-il sortir ? Comment imaginer seulement distraire avec une aventure dont les héros sont, en leur qualité d’ex-présidents, François Hollande et Nicolas Sarkozy, la caricature ne se risquant pas au delà de leur image respective de placide et d’agité ? Dans la soupe : citations pop-culturelles, icônes, symboles, un ou deux mèmes vus sur les réseaux sociaux. Héros de la République racle la mousse de l’époque pour ne rien dire sur l’époque. Et contrairement à l’ouvrage de Rutu Modan chroniqué plus bas, il n’y a là aucune ambition cathartique, puisque les auteurs juxtaposent artificiellement des ingrédients disparates (ninjas, reptiliens, golem…). Faire rire ? Mais sans substance, l’ironie n’est que ruine de l’âme. Reste à comprendre à quel genre de masochiste est destiné l’album (écartons le critique aimant s’accrocher des pinces aux tétons). Au genre de masochiste qui réussit à séparer l’homme politique du personnage de BD, assurément. Au genre de masochiste qui lit, dans un autre genre, des chroniques de confinement pendant le couvre-feu. Au genre de masochiste qui écoute les conseils culturels de France inter.

 

cadre soleilSoleil mécanique
Lukasz Wojciechowski – Ça et là

Tchécoslovaquie, fin des années 30. Un architecte ambitieux se laisse compromettre par les nazis. Le récit insiste sur la mithridatisation qui finit par rendre le sujet insensible au poison. Car Bohumil Balda ne tombe pas dans l’abjection comme dans un puits, l’aveuglement est progressif, les projets se succéderont jusqu’à l’apothéose d’un soleil mécanique alliant “le meilleur de la technologie allemande et de l’architecture”, dont les dessins ne laissent pas apparaître, au premier regard, le caractère démentiel. Tire-ligne, minimalisme et rigueur du trait, axonométrie, agencements géométriques. Où est le mal ? Sur le plan, il y a bien cette mention sibylline, “matériau combustible”, mais elle n’est qu’une indication parmi d’autres… Luckasz Wojciechowski, lui-même architecte, pointe les accommodements historiquement documentés de certains ténors de la profession (Albert Speer est cité, entre autres). Il réalise ses BD avec un logiciel de dessin industriel. Minimalisme et rigueur du trait, élévations, agencements géométriques. La forme rejoint idéalement le fond, l’engagement esthétique accentue le malaise. Petit chef-d’œuvre.

 

cadre manuLe pas de la Manu
Baptiste Deyrail – Actes Sud / L’An 2

Rares sont les hommages rendus au milieu ouvrier et à certains discrets orfèvres en leur domaine. Le domaine de ceux-là, c’est la machine-outil. Leur usine, la fameuse “Manu” qu’ils approchent chaque matin en traînant le pas, c’est la manufacture d’armes de Saint-Étienne. Entre deux culasses, quand le contremaître regarde ailleurs, ça récupère des chutes de métal, ça bricole pour soi, ça usine toutes sortes de choses, du pignon de bicyclette au corps de barbecue. On dit : travailler en perruque. Dans les années soixante, quelques copains s’appliquent à faire sortir de l’enceinte une fabrication trop volumineuse pour être planquée au fond d’une besace. Cette attachante fiction n’oublie pas les questions relatives à la nature des objets produits en série à la Manu. Planches superbes, réalisées sur plaques de zinc comme une mise en abyme, par un jeune stéphanois nostalgique d’une époque qu’il n’a pas vécu mais dont il a entendu le récit de la bouche des anciens, avant d’intégrer une école d’art aujourd’hui hébergée dans les anciens locaux de la Manu. On y va, sans lambiner.

 

cadre hérouvilleLes amants d’Hérouville
Yann Le Quellec, Thomas Cadène et Romain Ronzeau – Delcourt

Trois récits cohabitent : La biographie du génial compositeur Michel Magne, son histoire d’amour avec Marie-Claude et la légende du château d’Hérouville, mythique domaine de la grande banlieue parisienne où, au tournant des années 70, Magne posa un nouveau jalon dans l’élaboration et l’enregistrement de la musique pop : pour la qualité de la création et le bien-être des artistes, créer un studio-lieu de vie, autoriser tous les excès, ne pas compter à la dépense. Sans oublier bien sûr la qualité de la production avec du matériel high-tech et un ingé-son cinq étoiles (Dominique Blanc-Francard). Ce pourrait être lourd et pompeux, c’est astucieux dans la construction, fluide et élégant. Les auteurs évitent l’hagiographie et ont le bon goût de ne pas reléguer la compagne du grand homme dans l’ombre du grand homme. Passionnant, même pour qui Magne et Hérouville ne représentent rien : les histoires bigger than life valent bien des fictions.

 

cadre richardLes folies de Richard Wadsworth
Nick Maandag – Presque Lune

On retiendra la plus longue de ces trois histoires indépendantes, celle qui donne son titre au livre. Richard Wadsworth ressemble à Hunter Thompson à ceci près qu’il n’a aucune maîtrise des substances hallucinogènes. Et aucun talent. Disons qu’il ressemble à Hunter Thompson de loin, par sa calvitie et ses lunettes, car il n’est pas journaliste non plus, prof de philo à l’université ou, pour être plus précis, instructeur contractuel. Il est en effet important de clarifier les positions hiérarchiques et remettre les prétentieux à leur place. Les mesquins de service adorent marquer leur position sur l’échelle de la médiocrité. Il faut dire que Richard Wadsworth se la raconte, à la façon du Fante Bukoswki de Noah Van Sciver. On se délecte de sa prétention calamiteuse, on se vautre dans le malaise comme on rit méchamment de l’inconnu qui se casse la gueule sur le trottoir. N’en doutons pas, l’humour cinglant de Nick Maandag se nourrit d’une authentique détestation du genre humain dans sa composante occidentale, blanche et masculine en tout cas (pour dire qu’il lui reste encore un peu de marge pour accéder à cette parfaite misanthropie qui est le lot des personnes infréquentables). La rigidité de son dessin contribue au caractère burlesque des situations. Ce qu’il arrive à faire passer de lubricité en animant une pupille est délicieux. À découvrir, pour respirer entre deux séances de communication non-violente.

 

Corps public
Mathilde Ramadier et Camille Ulrich – Éditions du Faubourg

Fiction à vocation documentaire. Le corps d’une femme lui échappe dès son plus jeune âge par une pression sociale multimodale qui atteint son paroxysme avec la grossesse. Oui. Mais l’exposé reste hélas plus émotionnel qu’analytique, se contentant de l’écume des choses (pointer le patriarcat est une option non retenue, par exemple), et les personnages apparaissent aussi caricaturaux que le dessin est appliqué. Encensé par les célèbres magazines féministes Elle et Vanity fair.

 

cadre bouéesBouées
Catherine Lepage – La Pastèque

Énième récit autobiographique soft en bandes dessinées, Bouées se distingue par son accent québecois et sa volonté de réhabiliter le mulet, la permanente et le look métalleux-plouc. Grace lui soit donc rendue. Et que vous aimiez ou non Bon Jovi, les rondeurs expressives du pinceau ont la vertu de vous retenir dans ces pages. À noter, un sous-titre potentiellement trompeur : “dérives identitaires, amours imaginaires et détours capillaires”. Il fallait bien sûr lire “quête d’identité” plutôt que “dérives identitaires”, car ni Eric Zemmour, ni Valeurs actuelles ne sont convoqués dans l’ouvrage. Vous les français, êtes décidément bien chatouilleux.

 

Blanc autour
Wilfrid Lupano et Stéphane Fert – Dargaud

Si, en cette première moitié du XIXe, l’esclavage a pratiquement disparu de l’État du Connecticut, la population noire reste condamnée à y vivre en marge des droits dont dispose la blanche…  Une école pour filles devient la cible du voisinage quand l’institutrice quaker et abolitionniste, Prudence Crandall, décide d’y accueillir des écolières noires de peau. Indignation du voisinage (blanc), menaces de plus en plus pressantes… Blanc autour, fiction historique inspirée de faits réels, se veut une plaidoirie contre la double oppression que subissent 1- les femmes 2- noires. Au risque de l’anachronisme. Certains livres apparaissent ainsi impeccablement consubstantiels de l’époque dans laquelle ils sont produits. Même si le féminisme et les combats pour les droits civiques ne datent pas d’hier, Blanc autour n’aurait pu en l’état pré-exister aux travaux de Silvia Federici ou Mona Chollet (dans le registre nous sommes toutes des sorcières), et surtout à l’émergence du mouvement Black lives matter (2013), qui martèle son caractère intersectionnel alors que les luttes anti-racistes étaient jusque-là, comme tant d’autres, largement gangrenées par le sexisme. Il ne s’agit pas de balayer le fait que des femmes se soient de tout temps engagées dans l’amélioration de leurs conditions d’existence et aient dû, plus que les hommes, se battre sur plusieurs fronts à la fois, mais de critiquer les termes de ce récit-là. Le problème vient de la rétro-projection de réflexions, d’une conscientisation, voire de formules très actuelles. D’autre part, Wilfrid Lupano trouve opportun d’ajouter au casting un personnage de petit sauvage vivant de chasse et de rapines, qui rejette l’acculturation et récite aux écolières les confessions de Nat Turner, meneur d’une révolte d’esclaves ayant abouti au massacre de plusieurs familles blanches (Virginie, été 1831). Ce personnage révèle les lignes de fracture idéologiques et stratégiques ayant agité les luttes pour les droits civiques, intégration versus séparatisme, pacifisme versus action violente, au risque là encore de charger la mule en opposant, de part et d’autre de ces lignes de fracture, le féminin et le masculin. Enfin, le livre prend parti en flirtant avec le moralisme : pas d’avenir dans la dissidence, l’émancipation se fera par l’école. Le récit “historique” est édifiant. À qui s’adresse-t-il ?

 

cadre éveilsÉveils
Juliette Mancini – Atrabile

Un pas en avant, un pas en arrière se superposent en traits et couches de couleurs, qui collent à la conscience de soi comme le sparadrap au doigt du capitaine Haddock. Pudeurs familiales, l’envie de comprendre le monde qui nous entoure, la frustration, enfant, de ne pas trouver le mode d’emploi. Éveils : l’émancipation, la déconstruction des a priori, la prise de conscience des rapports de domination, la réalisation toujours inachevée d’une identité sociale et politique. Un lien aux hommes tissé d’attirance autant que de méfiance, voire d’hostilité. “Qu’est-ce qui est toi de tout ça ? Quelles émotions sont les tiennes ? Quelles émotions sont celles des autres ?” Deuxième livre de Juliette Mancini réalisé en son nom propre (elle est aussi à la manœuvre de la belle revue Bien, monsieur, primée à Angoulême en 2018) après De la chevalerie en 2016, déjà chez Atrabile, déjà très réussi, déjà réalisé par petites touches stimulant la réflexion plutôt qu’asséner un message exemplaire. Et son dessin fait mieux qu’accompagner les mots, ils racontent tout ce que ceux-ci ne disent pas. Intelligence et subtilité de la bande dessinée.

 

cadre oaf Wuvable Oaf
Ed Luce – Komics initiative

Wuvable Oaf ? Quelque chose comme Adorable nigaud. Il faut aimer les bêtes poilues : les ours, les chats. Aussi le manga, Tolkien, le catch et Scott Pilgrim. Voici une bluette dans le milieu gay bear, où la musique tient une place centrale (surtout les guitares saturées et les déchaînements vocaux). Une ex-vedette de catch format XXL s’amourache d’un gringalet, chanteur de disco grindcore, à moins qu’il ne s’agisse de black spazz metal queercore. Leur idylle naissante survivra-t-elle à l’hostilité de leur entourage ? Que les choses soient claires, le terme “hostilité” est ici exempt de tout caractère homophobe. Dans le monde merveilleux de Wuvable Oaf, l’homophobie est difficilement envisageable puisque l’hétérosexualité n’existe pas. Mais la jalousie, la convoitise, ce genre de ressentiments, ça oui. L’intrigue s’interrompt au milieu du livre sans qu’une réponse soit encore apportée, puis viennent un entretien entre l’auteur et l’éditeur français, et enfin quelques récits courts éclairant la situation actuelle des protagonistes. Beaucoup de muscles mais pas de violence, très peu d’images obscènes : c’est romantique, c’est pudique, c’est bear & kawaï.

 

cadre tunnelsTunnels
Rutu Modan – Actes sud BD

La ligne claire de Rutu Modan n’est pas des plus spontanées. Rutu fait poser la famille et les copains (crédités en fin d’ouvrage, tels Yirmi Pinkus et Batia Kolton, deux membres du collectif Actus Tragicus), immortalise les scènes avant de se mettre à la tablette et tirer la langue. Mais le côté besogneux du procédé se fait rapidement oublier. Rutu Modan est israélienne. Ses livres abordent des sujets pesants de façon légère, avec une fantaisie qui donne à penser, le temps de la lecture, que la situation israélo-palestinienne n’est pas aussi plombée qu’on l’imagine. Elle entreprend de rapprocher ici des juifs laïcs, des orthodoxes, des soldats, des gazaouis et des membres de Daesh sous le mur de séparation à la recherche d’un trésor de qualité. Elle renvoie dos à dos les différends et la roublardise de chaque corps social, et on pourrait lui reprocher de réduire la situation à la notion de conflits d’intérêts équidistants puisque les seuls rapports de domination et de prédation dont elle fasse état sont liés aux rivalités inter-personnelles de quelques archéologues. Mais il ne s’agit pas là d’une étude sociologique, ni d’un roman politique, ni même d’un plaidoyer pro domo. Disons une farce vaguement conjuratoire, qui invite à s’engouffrer dans ces tunnels comme dans une aventure rocambolesque des Pieds nickelés.

 

cadre perramusPerramus
Alberto Breccia et Juan Sasturain – Futuropolis

Immense livre sur lequel ont bossé Breccia et Sasturain entre 1982 et 1989. Destiné d’abord à un public européen alors que la junte faisait régner la terreur en Argentine, achevé bien après la chute du général Videla, Perramus est une fresque satirique sur la dictature comptant quatre tomes ici réunis. Les auteurs y évoquent, par les détours du réalisme magique, l’impact de la realpolitik états-unienne sur les pays du Sud, la honte individuelle et le difficile retour à la décence, quand les auteurs résument leur pays au crâne d’un Carlos Gardel dont on voudrait refaire briller le sourire. Il n’est pas si courant que des génies de la littérature accèdent au statut de personnages de bandes dessinées. On croisera pourtant au fil des pages Gabriel García Márquez et surtout, l’écrivain conservateur Jose Louis Borges, promu maître à penser de la rébellion – même s’il fut dans les faits tardivement converti à la critique de la dictature -, compagnon d’un Perramus qui paie tout au long de l’ouvrage le tribut de sa lâcheté originelle. Les dessins sont à tomber, admettons toutefois qu’ils ne se laissent pas facilement amadouer, dans ce chef d’œuvre qui ne manque ni d’action, ni de truculence.

 

cadre solanasScum. La tragédie Solanas
Théa Rojzman & Bernardo Muñoz – Glénat

De la vie de Valerie Solanas, Théa Rojzman retient d’abord le caractère allumé, avant ce fameux manifeste dont le bellicisme à l’égard des hommes relègue le récent essai de Pauline Harmange à une aimable douceur androphile, et avant même ces coups de feu sur Andy Warhol qui l’ont presque rendue célèbre. Ce qui intéresse la scénariste, c’est bien l’exploration de sa psyché défoncée, de ses dépendances, de son recours à la prostitution comme seule source de revenus, en minimisant sa construction politique et ses choix au delà d’un certain déterminisme social (son parcours universitaire, en particulier, est occulté). Pour autant, on trouvera ici de nombreux extraits de son texte féroce, classique du féminisme quoi que Théa puisse en dire (“je pense qu’associer Solanas au féminisme est une erreur. Voire un moyen pratique de discréditer les féministes d’une manière générale”. Discréditer auprès de qui ?). À envisager donc comme une introduction subjective, au demeurant très réussie. Pour aller plus loin, on pourra écouter Chloé Delaume livrer ici une biographie engagée de Solanas. Et puis lire, bien sûr, le Scum manifesto dans son intégralité.