La société établie organise toute communication normale, elle la sanctionne ou la met en cause en fonction des exigences sociales. De ce fait les valeurs étrangères aux exigences sociales n’ont peut-être pas d’autre moyen de se transmettre qu’à travers la fiction. Dans la dimension esthétique il y a encore la liberté d’expression qui permet à l’écrivain et à l’artiste d’appeler les hommes et les choses par leur nom – de nommer ce qui, sous une autre forme, serait innommable” (Herbert Marcuse)

 

cadre atlasLe dernier atlas tome 1
Vehlmann, De Bonneval, Tanquerelle, Blanchard – Dupuis

Gros plan sur le visage d’un type, clope au bec. Ne pas tenir compte de cette couverture probablement marketée pour rassurer les fans de bédés de couilles – XIII, Largo Winch et consorts -, les convaincre qu’ils trouveront là mocassin à leur pied. Des hommes il y en a mais des femmes il y en a aussi, ni quiches ni fatales, dans cette bande dessinée qui sort du commun par sa densité, la multiplicité des ressorts, l’épaisseur des personnages. Un récit de genres au pluriel : policier, thriller psychologique, science-fiction, tout droit vers une bataille de géants façon mecha dans les prochains tomes. On sait le dessin de Tanquerelle métamorphe. Paraphrasant celui de Sfar à l’époque de Professeur Bell, s’amusant plus récemment avec la ligne claire dans Groenland vertigo, il gomme là ses effets en privilégiant le rythme et la mise en scène. D’abord, un plan sur des oiseaux qui viennent mourir en masse dans le parc de Tassili, au sud de l’Algérie. Puis une magouille de truands à la petite semaine dans la région nantaise. Des connexions s’opèrent. On découvrira que le de nos jours n’est pas tout à fait raccord avec ce qui était attendu. Et cette uchronie qui se révèle au compte-goutte est peut-être l’élément le plus fascinant du dispositif. Puisque raconter serait gâcher (déjà que), disons seulement que l’Algérie occupe une position centrale et que son indépendance n’a pas suivi le calendrier qu’on lui connaît. En prenant leurs distances avec la réalité, Vehlman et De Bonneval offrent un point de vue sur les rapports franco-algériens qui ne manque ni de saveur, ni d’à-propos. Des éléments incongrus, dont le fameux atlas, altèrent la réalité sans modifier l’essence de ces rapports : de colonisateur à colonisé, la soupe fondamentale reste la même. Les bons auteurs d’anticipation savent pousser les curseurs et décaler le propos pour mieux parler du monde réel que ne le feraient certains documentaristes arc-boutés sur leurs frises chronologiques. La couverture moche dissimule un livre puissant et très addictif.

 

cadre milliardsDes milliards de miroirs
Robin Cousin – Flblb

Petit traité de collapsologie en bandes dessinées. Robin Cousin a tout lu Pablo Servigne et nous restitue, malgré ses personnages à gros nez, une fiction déprimante sur l’état du monde. Sans conclusion apocalyptique toutefois, puisque l’apocalypse est un plat qui se réchauffe à petit feu. Exploitation jusqu’au-boutiste des ressources, géo-ingénierie, sixième extinction, crise alimentaire, pollutions variées, suffocation générale, échappatoires sectaires et même la vie secrète des arbres : peut être la barque est-elle un peu trop chargée en obsessions contemporaines, le livre pourrait avoir du mal à vieillir correctement. On verra ça dans dix ans. En fait non, on ne verra pas, puisqu’on sera tous morts.

 

cadre acteActe de Dieu
Giacomo Nanni – Ici même

Giacomo Nanni a trouvé sa pierre philosophale : la trame. Une mosaïque de points de couleurs. Si les situations et les paysages impriment autant la rétine, c’est par la force de cette trame avant même celles du dessin au trait et de l’histoire. Quelle histoire, d’ailleurs ? Sans vrai début ni fin malgré la boucle, plutôt des observations enchevêtrées, comme si Nanni invitait ses lecteurs à scruter différentes zones d’une lamelle sous un microscope. Échantillon : le centre tremblant de l’Italie en 2016. Un récitatif accompagne l’image. Quelqu’un parle mais on a du mal à percevoir l’origine des mots, qui les prononce. La même entité ? Dieu peut-être, qui s’incarnerait dans le vivant – chevreuil -, parfois dans le matériel – fusil -, parfois dans un phénomène géologique – tremblement de terre. Jamais dans l’être humain, omniprésent mais incapable d’entendre, et la plupart du temps réduit à l’état de silhouette venant noircir le tableau, cette nature qu’il voudrait contrôler et subordonner pour ne plus la subir même si elle finit toujours par se rappeler à lui. Créature résiliente, l’être humain a des points communs avec le chirocéphale de Marchesoni, ultime narrateur de l’ouvrage, le plus distancié, celui qui a une vision d’ensemble malgré sa petite taille et sa fragilité apparente, “parfait exemple d’animal opportuniste, [dont le] cycle de vie se synchronise avec les vicissitudes géologiques“. Livre subtil, contemplatif et politique, avec un petit parfum pré-apocalyptique décidément bien dans l’air du temps.

 

cadre trouveurLe destin d’un trouveur
Gess – Delcourt

Second volume des contes de la pieuvre, fresque noire et chorale courant sur plusieurs décennies. Une certaine filiation avec les feuilletonistes du XIXe, la composante super-héroïque en plus. Après la malédiction de Gustave Babel, Gess ajoute à sa tribu d’apaches de nouveaux “talents” (de l’autre côté de l’Atlantique on dirait mutants) qui seront sans doute appelés sous les feux de la rampe dans de futurs ouvrages. L’auteur s’amuse d’ailleurs à introduire des indices qui, sans jamais perturber le développement du récit, semblent ouvrir de nouvelles pistes. Autour des protagonistes, une organisation mafieuse et tentaculaire. Babel en sera le bras armé mais le trouveur, quelques années plus tôt, fait partie de l’équipe d’en face. On lui a attribué ce qualificatif, “trouveur”, parce que s’il jette un caillou sur une carte géographique en pensant très fort à quelqu’un, le caillou désigne l’endroit où se trouve la personne. Gess s’amuse à confronter le mantra super-héroïque (“un grand pouvoir implique une grande responsabilité”) au principe d’entraide. Le trouveur n’a aucun pouvoir en vérité, juste un don. Les pensées de Rousseau chapitrent une histoire qui s’inscrit à la toute fin d’un siècle riche en révolutions. La coopération rend plus forts ces forçats ou sorcières vengeresses, petit peuple d’un Paris cartographié avec soin, à rebrousse-poil de l’individualisme censé sauver le monde avec son seul slip par dessus les collants. Pour rappeler si besoin que la nausée relative à l’évocation des labels DC et Marvel n’est peut-être pas due au fameux mantra, ni à l’invention permanente de nouvelles capacités sur-humaines, mais à la préservation obsessionnelle du capital, qu’on lui ait donné les noms de Batman ou Spiderman (de ce côté-ci de l’Atlantique on dirait Astérix), et à sa sur-exploitation industrielle. Révélation ? Ce n’est pas le costume qui prime, c’est l’histoire.

 

cadre erranceErrance
Inio Asano – Kana

L’angoisse de la page blanche. Dépression d’un mangaka – alter ego de l’auteur – redevable d’un système de production assez peu enclin à s’apitoyer sur le sort de ses chevilles ouvrières. 450 pages d’égocentrisme et de vanité masochiste. Inconfortable, plutôt réussi dans le genre atrabilaire.

 

cadre menteurHollywood menteur
Luz – Futuropolis

Vagabondage analytique autour de la réalisation des Désaxés, chef-d’œuvre de John Huston et Arthur Miller. En prenant appui sur ce film qui sanctionna la fin de l’âge d’or du cinéma américain en achevant Clark Gable (crise cardiaque avant la sortie officielle) et Marilyn (overdose médicamenteuse pendant le tournage suivant), Luz ausculte Hollywood, ce grand corps perpétuellement malade, cette machine à mensonges et à normalisation incapable de préserver ses icônes. Indissociable d’une revoyure. Cette scène terrible où Marilyn est enfin autorisée à hurler sa colère contre la méchanceté des hommes, quelques décibels au dessus des susurrations habituelles. Autorisée, mais de loin. Huston dispose la caméra à plusieurs dizaines de mètres devant elle. Toute petite au milieu de l’écran : les hommes qui la filment s’épargnent les postillons. On aime ou on n’aime pas le pinceau de Luz, sa façon d’envahir la page, sa spontanéité acquise avec le dessin d’actualité et ses comptes rendus de concerts en fond de fosse, son côté test de Rorschach parfois. Du cartoon à l’abstraction, il n’y a qu’un effet de morphing. Mais pour une fois, la bande dessinée ne se soumet pas au septième art. Pas de storyboard, pas de plan pour faire comme si, pas déférence servile. Ce n’est pas un hommage rendu au cinéma, c’est une charge contre l’industrie et ses bonnes morales. La tendresse de Luz va seulement pour Marilyn Monroe et Montgomery Clift. Et sa complainte crépusculaire ne pouvait envisager une forme plus appropriée.

 

cadre francetteFrancette
Collectif – Une autre image

Boris Hurtel est amateur de documents vernaculaires. Un jour, dans une rue de Saint-Ouen, il tombe sur un stock de vieilles photos, des listes, des lettres. Il emporte le tout et laisse mariner. Quinze ans plus tard, en détective, il entreprend de reconstituer la vie de la personne figurant au cœur du dossier. Il se rend dans le village familial, contacte un généalogiste, cherche des héritiers. Puis il propose à une trentaine d’artistes, des copains de The Hoochie coochie et Dérive urbaine, de flasher certains moments de cette existence et de broder autour. À leur manière : légère, profonde, poétique, psychologisante, punk, distanciée, érotique. Pointe précise, trait souple. Les ouvrages collectifs en bande dessinée sont souvent bancals. Dans le cas d’une contrainte thématique, parce que les auteurs ne sont pas tous portés par une inspiration de même envergure. Sans contrainte thématique, parce que des artistes en roue libre partiront trop loin pour conserver l’intérêt du lecteur, qui aime bien les délires de celle-ci mais pas celui-là. Ici l’alchimie opère. Ou l’art de la contrainte en roue libre. La vie sans grand relief de cette inconnue destinée à le rester, sous la plume débridée d’autrices et d’auteurs à la personnalité très marquée, tout comme l’enquête improbable de Boris Hurtel (dont le détail vient en postface du livre) se révèlent passionnantes.
Alors, en fiction, qu’est-ce qu’il y a de mieux ? Une vie monacale, une vie d’aventures, une vie de super-aventures, pas de vie du tout, l’apocalypse ? Que choisir pour ma prochaine lecture ? Toi, par exemple, que prendrais-tu comme livre sur une île déserte ? Et bien sache jeune effronté qu’il n’y a plus d’île déserte. Que toutes les îles seront bientôt submergées par la fonte polaire. Sinon, je prendrais le livre au dessus de la pile.