Ah ! croyez-moi ! notre destin Nous a couvert de lourdes chaînes ; Il faut, pour tout nouveau potin, Lire des livres par douzaines — Et pourquoi donc ? Pour décréter Qu’il ne faut pas les acheter !” (Mikhaïl Lermontov, relevé par Gérald Auclin)

 

cadre anabaptistesLa passion des anabaptistes
David Vandermeulen et Ambre – Six pieds sous terre

L’utopie anabaptiste se diffuse dans la première moitié du XVIe siècle au cœur du Saint-Empire romain. Secte issue d’une dissidence protestante, l’anabaptisme sera persécuté par les catholiques et les réformés eux-mêmes. Des paysans se soulèvent contre la tyrannie de Rome (rappelons que Luther a dénoncé le commerce des “indulgences”, cette trouvaille de l’Église pour vider les poches des fidèles à qui on garantit une durée de purgatoire moins longue que prévu s’ils passent à la caisse), ils s’arment de fourches, écoutent de drôles de prêcheurs. Les anabaptistes défendent un principe autogestionnaire contre l’État mais sous l’autorité divine — on est encore loin de l’Association Internationale des Travailleurs –, réclament ainsi la suppression de tous les intermédiaires. Plus besoin de directeur de conscience pour gérer sa vie ou s’adresser à Dieu. Ce chapitre très particulier de l’histoire des luttes (car plus que le folklore religieux, c’est clairement l’aspect politique qui intéresse les auteurs) s’achèvera de façon sordide. Assiégée de toutes parts, l’utopie anabaptiste se perdra dans la ville de Münster livrée à la démence d’un illuminé. Avec son dos toilé, son monochrome noir rehaussé de rouge, sa réalisation soignée jusque dans l’utilisation de polices gothiques et d’antiques ligatures, le livre en impose. Cette “coquetterie” (ainsi qualifiée par les auteurs) réduit la distance entre le support et le récit, dont la part purement textuelle est présentée comme l’ “histoire de la vie de l’illustre docteur Martin Luther par un anonyme compagnon de route du grand homme”, permettant au lecteur de s’immerger en profondeur, un peu comme s’il manipulait un incunable. Seul bémol : le systématisme des notes de bas de page, qui apportent il est vrai un éclairage précieux sur le contexte et les personnages cités, n’a lui rien d’archaïque et rappelle la modernité de l’édifice. David Vandermeulen adore jouer avec les formes anciennes. Il utilise ici un langage très choisi, parfaitement accordé au dessin d’Ambre dont la noirceur suggère la gravure et les motifs grotesques de l’époque. À Joß Fritz, révolutionnaire de Rhénanie faisant l’objet du premier volume de la trilogie (cette intégrale sort en même temps que le troisième tome), il prête les traits de Klaus Kinski, acteur connu pour ses interprétions exaltées de personnages bien timbrés. Il n’est pourtant pas le plus fou de la bande et c’est même lui qui, d’une certaine manière, incarne et préserve la pureté originelle de la lutte en s’évanouissant dans la nature avant les exactions finales. Une expérience de lecture hors norme, pour une tranche d’Histoire monstrueuse et fascinante. Immanquable.

 

cadre tuéTu m’as tué
David Sánchez – Presque lune

Il y a une jubilation certaine à opposer la propreté du dessin et la crasse des situations, le caractère répugnant des personnages et leur posture hiératique. La ligne claire de David Sánchez, qui renvoie à un Charles Burns épuré, établit ce contraste. Petit ouvrage malicieusement construit par des focus alternatifs sur des personnages dont on pourrait s’attendre qu’ils impriment durablement les pages mais non, la plupart ne feront qu’une brève apparition. Il faut bien que les cadavres s’amoncellent dans ce jeu de massacre agitant flics véreux et racistes, détective junkie, prostituée, prêcheurs amateurs, klan sataniste et même une espèce de Robert Johnson aveugle attendant le diable à la croisée des chemins. Car si Dieu obsède les personnages, il semble avoir définitivement déserté ce monde. À noter : David Sánchez illustre simultanément et avec la même grâce assassine un dictionnaire de locutions, sous la plume de Héloïse Guerrier, le petit dictionnaire illustré des expressions françaises pure souche (Rackham).

 

cadre jonesJones
Franco Matticchio – Ici même

Le chat n’est pas borgne, il a seulement l’habitude de porter un bandeau sur l’œil. L’œil gauche, précisément. Ce n’est d’ailleurs pas un chat puisqu’il marche sur deux jambes et enfile des habits. Et puis, un chat rêve-t-il ? Jones ne fait que ça. Disons que Franco Matticchio, ce grand dessinateur méconnu, émarge au club des artistes dont le travail est fortement influencé par leurs aventures nocturnes. L’avatar de Mattichio serait donc ce personnage à tête de chat qui converse avec un partenaire à tête de chien. Il passe beaucoup de temps dans son lit, tout le temps à vrai dire puisqu’il continue de dormir pendant qu’il fait autre chose, personne n’est dupe. Tête rêveuse avec du Topor, du Magritte et du Jacovitti dedans. Très belle réalisation d’Ici même. Chaudement recommandé par Art Spiegelman, Lorenzo Mattotti et Contrebandes.

 

bandeau banquetBanquet final
Bingo – Super Loto

Curieux récit d’heroïc fantasy hors cadre. Un duo d’aventuriers vient d’achever une quête, termine le panier garni qu’il a reçu en échange des services rendus puis rentre à la maison. L’un va écrire ses mémoires, l’autre se faire archéologue. Différents personnages prennent à tour de rôle le contrôle pour raconter sur un ton égal cette histoire dont la progression laisse planer le doute quant à l’écriture préalable d’un scénario. Ce n’est pas une observation négative, le vagabondage reste cohérent de bout en bout. Le spectre des références littéraires et autres est assez large : l’auteur, à l’image du lion Norbert, a nourri son travail d’à peu près tout le matériel passant à sa portée avant de le régurgiter à l’étrange, remodelé un peu n’importe comment, mixture originale et poétique. Les animaux fantastiques apparaissent bien plus normaux que les protagonistes ordinaires qui ne dépareilleraient pas dans les strips d’Olivier Texier ou Antoine Marchalot. Voir ces mutants attroupés devant la vitrine d’une galerie accueillant une exposition d’ “art dégénéré” ne manque pas de sel, parmi d’autres extravagances. À découvrir !

 

Sérum
Cyril Pedrosa et Nicols Gaignard – Delcourt

Un régime autocratique a trouvé la solution pour parfaire le contrôle social : les opposants et autres fauteurs de trouble doivent ingérer un produit qui les oblige à dire la vérité sans filtre quand on leur pose une question. Peut-être ce sérum pourra-t-il se retourner contre le système ? Une bonne idée, explorer les limites de la transparence. Dommage que le récit reste cadenassé par l’incapacité de ses auteurs à penser la société au delà du cadre “démocratique” de la cinquième république. Dessin pas inconfortable mais totalement inexpressif. Sans danger.

 

cadre epiphaniaEpiphania
Ludovic Debeurme – Casterman

Le plus accessible des livres de Ludovic Debeurme, dans le sens où il adopte le formalisme de la bande dessinée mainstream, avec une trame linéaire privilégiant l’action et même un cliffhanger pour conclure ce premier tome. Le plus accessible, mais pas le moins attachant, et ça fourrage toujours autant dans la psyché humaine. L’histoire débute comme une étude de mœurs — un couple au bord de la rupture tente une dernière expérience pour exister, se poursuit en récit apocalyptique, bascule dans une prospective “deep ecology”, observe la contamination raciste et son retournement, aborde aussi le deuil et la tendresse des rapports père / fils. L’œuvre de Ludovic Debeurme, peu bavarde, suggère toujours plus qu’elle ne dit. Graphiquement impeccable bien sûr, son art explorant à chaque nouveau projet de nouvelles modalités : après le dessin noir & blanc épuré de Lucille et Renée (Futuropolis, 2006 et 2011), les gouaches directes de Trois fils et Un père vertueux (Cornélius, 2013 et 2015), la mise en couleurs est ici assurée par Fanny Michaëlis. Si vous ne connaissez pas le travail de cet auteur majeur voilà le moment d’entrer, la porte est grande ouverte.

 

cadre titanTitan
François Vigneault – Pow Pow

Sur la planète Titan, une colonie de mineurs se révolte contre les exploiteurs qui poussent à de meilleurs rendements. Si le space opera autorise des fantaisies que ne tolèrent pas d’autres genres narratifs ancrés dans la réalité contemporaine ou historique, François Vigneault reste très mesuré en la matière, se contente d’inventer des titans — les ouvriers — descendant d’humains génétiquement modifiés pour être plus grands et massifs que la normale. Ce dispositif lui permet d’exacerber la tension entre mineurs et administrateurs de la colonie, des hommes ayant du mal à compenser leur faiblesse physique par des armes de poing, et d’ajouter une composante raciale à l’insurrection qui vient. Unité de lieu, effets spéciaux sommaires, narration focalisée sur les luttes de pouvoir et les amours “contre-nature” entre un terrien chétif et une titane maousse. Ce livre au dessin rond, joliment réalisé par une jeune maison d’édition canadienne, n’a toutefois pas la prétention d’un manifeste et reste un divertissement avide d’action et de rebondissements. Recommandé.

 

cadre ryanJohnny Ryan touche le fond
Johnny Ryan – Misma
Parce que Toulon ! La BD officielle du RCT, tome 1
Benjamin Ferré, Mourad Boudjellal et Phil Castaza – Soleil

Deux livres en l’espace d’un mois : Johnny Ryan envahit l’Hexagone. Après l’interminable baston de Prison Pit offerte par Huber, Misma réunit une somme de “gags” essentiellement pré-publiés dans le magazine Vice. Débauche scatologique, sexe régressif, stéréotypes poussés à bout, ultra-violence euphorique  : Johnny Ryan crache son glaviot acidulé à la gueule de qui le souhaite et en redemande. Une totale absence de bienséance, un travail justement accordé à notre époque imbécile. “Je suis toujours en colère et j’aime irriter les gens à l’extrême. Tant que ma vie sera nulle, mon travail restera drôle”, dit Johnny Ryan. Il a biberonné à Mad magazine (Don Martin et Al Jaffee en influences revendiquées) et au Crumb d’avant La Genèse (Denoël, 2009). Il n’a rien à vous vendre à part ses dessins indéfendables que nous nous faisons une joie de défendre. Les avis sont partagés : “l’humour dans toutes les pages est celui d’un ado de 13 ans et les dessins sont nuls. Il n’y a rien de créatif dans cette merde”, écrit un lecteur sur le site de Vice.
La “BD officielle” et tous publics du RCT ne saurait être comparée à celle de Johnny Ryan. On ne trouve pas les bandes dessinées de Johnny Ryan en supermarché. Personne n’en verra la publicité sur les sucettes de la ville. Mais comme Parce que Toulon ! se niche dans la catégorie “humour”, on pourrait, sur un malentendu, la rapprocher de la précédente. Le rapprochement s’opère surtout parce que toutes deux appellent des réactions virulentes utilisant exactement les mêmes arguments (l’humour n’est pas drôle, le dessin est mauvais, la création est absente), sans que ce soit évidemment les mêmes lecteurs qui les expriment. Peut-être faudrait-il exhumer la distinction opérée jadis par Jean Yanne entre grossièreté et vulgarité. Johnny fait son truc et ne prétend ni convaincre, ni rallier à lui telle ou telle partie du lectorat. La BD officielle du RCT est le énième artefact de la gestion spectaculaire d’un club qui attire les foules. Elle en appelle au “peuple de la Rade” et plaide le second degré pour tempérer son indigence. L’autodérision affichée ne masque pas la vanité de celui dont le nom figure en gros tout en haut de l’affiche : il a coécrit le scénario, c’est le personnage principal de cette histoire vantant le club qu’il dirige. Produit dérivé de la maison Rouge et Noir™, l’objet ne sert que le marketing et est rétif à toute forme de critique. Il ne fait aucun doute que, boosté par la pub et l’effet de clocher, la BD officielle du RCT sera beaucoup vendue à Toulon, comme on achète un mug ou une écharpe. Quant à la lire…

 

cadre madgermanesMadgermanes
Birgit Weyhe – Cambourakis

Parcours de vie de jeunes gens venus de Mozambique en République Démocratique Allemande dans les années 80, par la grâce d’une coopération politico-économique entre deux ces pays socialistes. Que deviendront-ils lorsque le mur tombera ? L’auteure a recueilli plusieurs témoignages et les a librement révisés sous une forme originale, détaillant les points de vue successifs et complémentaires de trois protagonistes fictifs. Le premier, acquis à la cause, reste arc-bouté sur ses principes. La seconde est la plus critique et la plus déterminée du lot. Le dernier laisse libre cours à ses préoccupations bassement matérielles et hormonales, bassine accessoirement tout le monde avec ses dictons. Espoirs déçus, constat partagé : l’arbre déraciné a du mal à retrouver une terre d’accueil. Primé en Allemagne, Madgermanes est bien plus intéressant, dans ses formes narrative et graphique — avec un usage peu habituel de la bichromie noir/bronze renvoyant à la couleur de certains masques –, que nombre de documentaires déroulant paresseusement les témoignages en pensant que la profondeur du sujet suffira à faire livre. Il serait vraiment dommage de ne pas passer outre une couverture ratée qui, hélas, rend cet ouvrage invisible en librairie.

 

cadre livGrandeur et décadence
Liv Strömquist

Liv Strömquist poursuit son œuvre de vulgarisation, abandonnant provisoirement (?) le corps et le statut des femmes en société patriarcale (après Les sentiments du Prince Charles et L’origine du monde, Rackham 2012 et 2016) pour élargir le champ de la critique sociale. Six chapitres respectivement consacrés à l’individualisme forcéné de l’occident néolibéral, à Ayn Rand (la papesse des libertariens), la reproduction des élites culturelles, l’addiction à l’argent comme désordre psychique héréditaire, l’impuissance des gauches contemporaines à changer le monde, et enfin à l’éradication de l’extrême richesse (sur l’air de l’éradication de l’extrême pauvreté). Toujours pertinent et drôle, parfois confus quand Liv cherche à trop en dire, notamment sur la partie relative à l’engourdissement de la gauche dans l’accessoire et le moralisateur. Son trait malhabile que le lectorat féru de “jolis dessins” a du mal à avaler apparaît une fois encore comme secondaire dans un dispositif où le verbe prend toute la place. D’abord parce que les choses dessinées sont le plus souvent réduites à une portion congrue au sein de la page, ensuite parce que le texte compose seul la narration, les petits miquets n’ajoutant qu’une touche humoristique au propos. Mais en écrivant tout à la main et en jouant avec la taille des caractères selon le rythme qu’elle souhaite insuffler à la lecture, Liv Strömquist rappelle qu’un texte n’est que l’agglomération d’images primitives ayant mal tourné (salut spécial au lettreur qui a dû tout se coltiner après traduction).

 

cadre crépusculeCrépuscule
Jérémy Perrodeau – 2024

Une planète quelque part dans l’univers, peu importe l’époque. Le fragile équilibre entre deux mondes est rompu. Des lignes géométriques investissent le désordre naturel, l’écoulement du temps est perturbé. Récit de science fiction d’excellente tenue, prétexte à composer des planches où les formes rigides convolent avec les figures molles, où l’ordonné restructure le chaos. Démiurge d’un monde dont il entend faire le tour, Jérémy Perrodeau accompagne les explorations de ses personnages comme s’il les regardait aux jumelles. Et même si le vagabondage graphique dans des paysages sans cesse renouvelés semble le plus important, il ne se fait jamais au détriment d’un récit finement ciselé. Très belle découverte.

 

cadre iciOn n’avait rien à faire ici
Thomas Olsson – L’Agrume

À la tête de 135 hommes et de deux navires, John Franklin partit un jour des côtes anglaises pour trouver un raccourci septentrional entre l’Europe et l’Asie. Personne ne revint vivant de l’expédition. Et puisque personne n’est revenu de l’expédition et que les raisons du drame font toujours débat, Thomas Olsson invente une vie à celui dont le nom figure tout en bas de la liste gravée au pied d’une statue sur Waterloo Square, à Londres, et expose sa version de l’histoire. La thématique et la réalisation de ce livre élégant renvoie au Truckee Lake de Christopher Hittinger (The Hoochie coochie, 2016) qui raconte une autre expédition funeste : contemporanéité des faits — moitié du XIXe siècle, obsession et aveuglement des guides, environnement naturel sans merci. Les deux livres utilisent une palette chromatique similaire et partagent une même sobriété de moyens. Pas sûr qu’un dessin réaliste serve aussi bien l’histoire, explore mieux les contingences qu’il convient de ne pas dévoiler ici et qui expliqueraient, sans qu’on en soit totalement sûr, l’ampleur du désastre. Très réussi.