« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience » (René Char)

 

Grabuge
Elosterv – Lapin

Elosterv dessine des horreurs dans un style mignon chic, qui conviendrait parfaitement à Jours de France ou le Figaro madame. Sauf que ce sont des horreurs : violences conjugales, dépeçages, vulgarités en tous genres. Avouons que ça met de bonne humeur. Sinon, Elosterv dessine aussi dans madmoizelle.com. Chic ! Le Figaro madame n’est pas loin !

 

cadre_pear.jpg Pear cider & cigarettes

Robert Valley – Akileos

Il y a deux façons de bien se servir de l’outil. Faire en sorte qu’on ne décèle pas son usage une fois le travail terminé. Le dessinateur bossant sur tablette graphique devra peut-être recréer artificiellement du défaut, de la fragilité. Ou alors pousser les curseurs à fond et intégrer l’outil au projet. Ces deux contraires exigent une grande maîtrise. Les filtres Photoshop par exemple, sont comme les desserts au restaurant : on vous sert partout les mêmes, avec éventuellement un petit coulis personnel pour justifier le label “fait maison”. Pauvreté des effets, tristesse gustative. On pourrait aussi reparler de ces polices de caractères qui ont remplacé les écritures manuscrites, et qui viennent parasiter la rusticité et les ondulations du trait. En toute objectivité : c’est une catastrophe.
Pear cider & cigarettes a été conçu derrière un écran et dans une version animée, pour l’écran. Ombres et lumières parfaitement portées, couleurs vives, fondus impeccables, tout est propre, rien ne dépasse. Mais la fascination opère en vertu du second principe. Chronique d’une auto-destruction alcoolisée d’un ami proche de l’auteur, exploitée façon télé-réalité intime : Robert Valley déroule son récit en caméra subjective comme s’il portait en permanence un appareil photo sur le front. Le dessin n’est pourtant pas photographique, très anguleux, en étirements et perspectives exagérées qui s’accordent bien à la dépression du malade, comme la froideur de l’outil informatique exacerbe celle de la clinique chinoise où il attend une greffe. Le temps est long pour les protagonistes, jamais pour le lecteur. Et la conclusion a beau être connue dès les premières pages, on ne lâchera pas le livre avant la dernière.

 

cadre_glaces.jpg Prisonnier des glaces
Simon Roussin – 2024

« Dans la collection les Ailes brisées ». La précision renseigne sur la grammaire de l’ouvrage. L’histoire importe-t-elle vraiment ? Elle est écrasée sous les références littéraires et cinématographiques que l’auteur continue de célébrer, livre après livre, sans jamais vraiment s’éloigner de l’autel. Ses personnages n’ont pas froid au yeux et se déchirent pour une femme fatale. Il s’expriment avec distinction, pour avoir sans doute fréquenté l’école de la troisième République. Simon Roussin pratique l’entre-deux. Les thuriféraires de “la grande aventure en bande dessinée” exigent un académisme et le respect de codes graphiques qui ne sont pas les siens. Dans sa famille artistique — si on peut donner du sens à  l’expression –, les aînés ont fondé leur pratique contre ces codes, mais aussi contre des formes narratives jugées sclérosées. Lui s’en fiche, écrit des livres pour un public gourmand de singularités graphiques, qui devra aussi apprécier les vieux récits très normés. Simon a fait son confort de cet équilibre. Il n’est pas le seul de sa génération mais pousse le bouchon plus loin que les autres. Visitez cet ouvrage aux grandes dimensions — grands espaces obligent –, et ses planches somptueuses, une nouvelle réussite des éditions 2024.

 

Le rose vous va si bien
Eva Rollin et Véronique Grisseaux – Casterman

Hommage à  Barbara Cartland. La dame est censée écrire cette romance tout en y participant : une espèce de mise en abyme. Toutes les cases du genre sont cochées mais la destination reste incertaine. Premier degré ? Premier degré et demi ? On trouve LE sujet inattendu — so cool –, on cligne de l’œil à  chaque page : regardez comme je suis impliquée, je traite mon sujet inattendu avec un habile mélange de légèreté, de distance et de bienveillance. Sauf que non, il n’y a pas d’habilité ni de distance, Eva Rollin et Véronique Grisseaux s’empêtrent dans une pelote de stéréotypes bien dense.

 

cadre_faune.jpg Faune ou l’histoire d’un immoral
Aristophane – FRMK

Quelques pages dans des revues de création, un Conte démoniaque à  l’Association, ce Faune initialement publié par Amok, Les sœ“urs Zabîme chez Ego comme X et puis Aristophane Boulon, dit Aristophane, s’en va. Une œ“uvre circonscrite aux années 90. Le dessin d’Aristophane qui conjugue académisme et liberté ne devait rien aux tics graphiques de l’époque et n’a donc pas pris une ride. En rejouant les mythes, il touche à un universel intemporel qui rend son travail aussi classique que moderne. L’homme-bouc n’est mu que par une doctrine : «je m’opposerai à toute morale, renierai toute transcendance, raillerai tout amour et toute amitié, n’honorerai que ma volonté». Gare aux baigneuses, gare aux animaux de la forêt qui souhaiteraient pactiser avec le faune. Il ment, viole et tue par plaisir, ne manifeste pourtant aucune joie. « Peut-on réellement vivre sans communication et ne pas sombrer dans un total désespoir ? », demande le narrateur. Les crocs des chiens pas plus que les fusils des hommes n’auront vraiment raison du satyre. Privé de désir et rongé par l’ennui, il s’éteindra en silence dans une nature imperturbable. Merci au Frémok de le ressusciter aujourd’hui, bien décidé à  remettre en évidence un auteur dont l’œuvre majeure, Un conte démoniaque — que ses lecteurs et lectrices disent essentielle à toute bibliothèque –, n’a pas été rééditée depuis 1996.

 

cadre_voyage.jpg Voyage en tête de gondole
Timothée Ostermann – Fluide glacial

La “bande dessinée du réel” a envahi les rayons. Ce terme sous-tend une mode éditoriale manifestement porteuse sur le plan économique, et permet aux paresseux de labelliser une quantité de travaux très différents les uns des autres, allant du simple témoignage à l’adaptation de bouquins de sociologie, des carnets de voyage, des biographies, enfin bref l’auscultation sans fard du monde comme il va. XXI et La Revue dessinée en ont fait leur programme, Futuropolis et la Boîte à bulles un fonds de commerce. D’autres exploitent plus marginalement le filon en attendant d’en trouver un autre mais la rédaction de Fluide glacial, qui depuis quarante ans suit la même ligne gentiment satirique et n’a même jamais révisé la graphie de son titre élaborée par Gotlib, semblait préservée par nature. Aussi peut-on s’étonner de cette publication, une incursion à portée documentaire dans les réserves d’un hypermarché Leclerc venue d’on ne sait où (enfin si : d’Alsace). S’étonner puis se réjouir, car nous voilà bien loin de l’ennui et du moralisme qui collent aux pages des ouvrages édifiants. La satire est bien présente derrière la description truculente (et bienveillante) du monde ouvrier au travail, mise en perspective par un exposé plutôt clair sur les méthodes de la grande distribution façon Leclerc. Gestes répétitifs adoptés pendant quelques mois par le jeune narrateur en sa qualité de “stagiaire” de moins en moins ingénu, auteur en devenir qui pendant ses pauses, lisait peut-être Fluide glacial pour trouver le bon trait et le juste rythme. Et une maison d’édition.

 

cadre_chevalerie.jpg De la chevalerie
Juliette Mancini – Atrabile

Dissection de l’exercice du pouvoir. Un roi archétypal, ses conseillers et la reine glosent sur l’ordre patriarcal et l’emprise religieuse, le cynisme et la « stratégie lexicale » des maîtres. Malgré la houppelande, certains termes n’auraient pas été employés sous l’ancien régime et puis les cochons ne se chevauchent pas comme des chevaux. Peu importe, il est bien clair que Juliette Mancini parle de son époque. « Et si on leur disait que c’est une chance de travailler ? », suggère un conseiller au roi. Plus tard, quand celui-ci émet des doutes quant à  l’existence de Dieu, un prélat rappelle qu’il ne tient son pouvoir que de Lui : « c’est très courageux cela dit, très moderne comme pensée. Vous pourriez complètement changer l’ordre social. Pourquoi cette dure vie de labeur, de vertu et d’honnêteté si le paradis n’est qu’une illusion ? Il vous faudrait faire face à  une révolution de grande ampleur car le peuple demanderait justice mais bien sûr vous n’auriez plus aucune légitimité sur le trône, on vous ferait sûrement payer pour les années d’asservissement, en vous coupant la tête par exemple ». La malice s’exprime sous un crayon virevoltant, les chapitres sont ponctués par un gaufrier révélant l’absurdité des vies soumises à  une organisation sociale que chacun-e reconnaîtra — un peu, beaucoup. À la fois drôle et cruel, un livre comme on les aime : aussi maîtrisé sur le fond que dans la forme, par le langage soutenu, l’invention du dessin et de la composition. Et il s’agit d’une première œuvre !

 

insoumises.jpg Insoumises
Javier Cosnava et Rubén – Éditions du Long bec

Trois femmes amenées à se rencontrer et lutter ensemble pendant la guerre d’Espagne. Contre le fascisme et pour la liberté, en particulier celle de disposer de son propre corps. Les chapitres privilégient chacune des protagonistes à tour de rôle, apportant de nouveaux éclairages sur leur passé et histoire commune. Insoumises n’évite pas tous les clichés — ne serait-ce que dans le respect des quotas ou la psychologie parfois monolithique des personnages — mais fait en sorte de ne jamais s’y vautrer. Porté par un souffle romanesque, ce récit qui invite Albert Camus en acteur pas tout à fait secondaire oscille très aimablement entre divertissement et plaidoyer amoureux.

 

nuages.jpg Nuages et pluie
Loo Hui Phang et Philippe Dupuy – Futuropolis

Un rescapé allemand de la seconde guerre mondiale parcourt l’Orient en quête d’une construction familiale qui compensera une disparition dont il s’estime responsable. Il aboutit un peu par hasard au Laos et se fait embaucher dans une cité industrielle administrée par de riches mais insaisissables chinois. Deuxième bande dessinée livrée par Loo Hui Phang cette année, après L’Odeur des garçons affamés. On retrouve dans les deux livres, malgré des contextes temporel et géographique différents, la même porosité entre réalisme et fantastique, les mêmes obsessions autour de la peau. Comme les deux faces d’une même pièce : ici et là, des hommes fuient quelque chose, cherchent loin de chez eux la rédemption ou une forme de revanche. Ici et là, la femme — unique — incarne l’élément révélateur, la bifurcation attendue ou redoutée. Si dans un cas, bien charnelle, cette femme déborde d’envie, elle n’est dans l’autre qu’évanescence, une impasse vers la servitude ou la mort. Envoûtant.

 

Les rêves dans la maison de la sorcière
Mathieu Sapin et Patrick Pion, d’après H.P. Lovecraft – Rue de Sèvres

Un type obsessionnel que les recherches ont rendu fou raconte son histoire depuis un monde parallèle, en baragouinant un sabir pseudo-scientifique pour impressionner les lycéens. Le plus important chez Lovecraft, ce sont les adjectifs qualificatifs. Un adjectif qualificatif judicieusement choisi permet de souligner l’horreur, voire, quand on l’adapte en bande dessinée, de soulager le travail du dessinateur. Crime indicible, antiquité ineffable, forfait ignoble, chaos ultime, abîme crépusculaire, et puis cette bonne vieille odeur méphitique des familles. Necronomicon et patronyme en oth permettent de coller à l’ambiance rétro. Dommage que l’action se passe de nos jours ! Et cette sorcière à l’ancienne avec sa mauvaise dentition et ses verrues sur le visage, comment dire… Pour l’ « expérience cauchemardesque et addictive » telle qu’annoncée en quatrième de couverture, on repassera. Faudrait que ça suinte mais hélas ici rien ne suinte à part l’ennui. Non, Mathieu, si tu veux nous faire flipper avec un truc bien méphitique, il te faudra trouver autre chose… Revenir aux fondamentaux… Penses-tu couvrir la prochaine campagne électorale de François Hollande ?

 

Salto
Judith Vanistendael et Mark Bellido – Le Lombard

Le quotidien d’un garde du corps protégeant un homme public menacé par l’ETA, présenté sans nuances dès les premières pages du livre comme un « groupe terroriste ». Ne pas chercher la moindre subtilité politique, tout le propos se concentre sur la monotonie de l’attente, la peur parfois, la solitude grandissante du personnage principal qui se rêvait écrivain et s’est un jour réveillé gorille — plutôt « chien » selon le terme privilégié par les gens du cru. La subtilité se trouve dans le dessin de Judith Vanistendael, qui donne toute sa substance à  l’ouvrage.

 

cadre_alain.jpg Le cas Alain Lluch
Mr Kern et Antoine P. – Les Requins marteaux

Malbouffe industrielle et profitabilité, zoophilie et barbecue : Alain Lluch est cadre dans une multinationale de l’alimentaire qui produit de la nourriture pour les humains et les animaux. Son boss lui fait la misère, sa femme le trompe avec leur caniche. Bizarre, cette chaîne alimentaire. On ne sait plus vraiment ce qu’on a dans l’assiette. « Si tu veux des gros pecs, mange des gros steaks » dit la pub. Tout ceci va mal finir. Qui, mieux que les Requins marteaux, pouvaient publier cet ouvrage à l’hyper-réalisme approximatif ayant réussi l’amalgame de l’autorité artistique et de la croûte du dimanche ? Pour vous dégoûter définitivement de la barbaque, un divertissement idiot qui fait rigoler.

 

cadre_rocco.jpg Rocco et la toison
Vincent Vanoli – L’Association

Les effluves à l’ouverture. Certains livres, au contraire de celui-ci, sentent très mauvais. Cela ne plaide bien sûr pas en leur faveur. Pour promouvoir leurs écrans à tout faire, les curés du numérique voudraient nous convaincre que l’acte de lecture est uniquement affaire de concentration visuelle. Pourtant, qui a l’habitude de lire le sait bien, il s’agit d’une expérience sensorielle globale : outre la vue et l’odorat, la lecture implique le toucher par les différents grammages et textures, aussi l’ouïe car les pages émettent un son quand on les tourne, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Mais arrêtons de renifler et lisons.
Balade charbonneuse. Un apprenti-conteur parcourt des terres médiévales ravagées par la peste. Rocco et la toison. Un titre évocateur. Certains connaisseurs du cinéma italien diront : stupre et fornication. Pourquoi pas ? Il en sera question dans ce récit initiatique, la vie. « As-tu touché à  la chair, Rocco, dis-moi ? » « Je veux une toison ! Une toison ! C’est elle qui guérit de tout ! » Souvent de pleines planches où le chemin sinueux qu’emprunte notre héros guide aussi la lecture dans une construction particulièrement savoureuse. L’auteur-dessiné observe l’évolution des choses depuis quelques vignettes placées ça et là comme s’il n’était pas vraiment maître de son histoire, tandis que les personnages interrogent leur condition d’encre et de papier. Vincent Vanoli est un compagnon de route de l’Association dont le travail reste mystérieusement et injustement méconnu.

 

cadre_truckee.jpg Truckee lake
Christopher Hittinger – The Hoochie coochie

1846, une caravane de pionniers prend un raccourci vers la terre promise de Californie. Le voyage sera plus long que prévu. Cet épisode de l’histoire de l’Ouest, historiquement documenté, permet de scruter l’attitude des êtres humains confrontés à des périls extrêmes. Christopher Hittinger revient en Amérique du nord après une incursion en France moyenâgeuse (Le temps est proche). Sa façon de caractériser les personnages fait mouche une fois de plus. Ils peuvent ressembler à une grenouille ou un bonhomme playmobil mais leur humanité se joue au delà de l’apparence physique. Pas vraiment de la bande dessinée : des images pleine page accompagnent une description des faits, plutôt froide et distanciée, comme un reportage associerait texte et instantanés photographiques. Christopher Hittinger prend son temps entre chaque livre, tous sont saisissants et réussis.