À propos du Livre et de son Sanctuaire. La librairie Contrebandes a 10 ans. Pour quoi faire ?

Soyons clairs, le livre ne mérite aucune majuscule.

Évoquer « le Livre », c’est vouloir fourrer dans le même sac les ouvrages qui garnissent nos bibliothèques mentales et d’autres publications, incroyablement nombreuses, qui ne valent même pas le prix du bandeau promotionnel.

Il n’est pas question de cette diversité des goûts qui justifie tout et n’importe quoi. On peut détester un livre sans remettre en cause la pertinence de sa publication, on peut rejeter les idées qu’il véhicule sans appeler à leur censure.

Il est question d’objets dont l’existence n’est motivée que par cynisme éditorial, profitant par exemple de la popularité des gens qu’on voit sur l’écran ou qu’on entend dans le poste, accompagnant la sortie d’un film, la mort d’un chanteur populaire, une compétition sportive, glosant dans l’urgence sur un présumé fait de société, pour faire des coups, pour occuper l’espace. Des produits dérivant sur la vague médiatique.

Car le Livre est majoritairement un produit industriel. On a délocalisé sa fabrication. On l’a équipé d’un code-barre, on l’a conditionné sous blister. Des camions brûlent du gazole pour le transporter d’un point à un autre : même principe que le sachet de surimi ou la paire de chaussettes. D’ailleurs, le Livre est vendu en supermarché comme le sachet de surimi et la paire de chaussettes.

Si la librairie dite indépendante, à l’image de la grande surface, doit se résumer à un espace marchand sélectionnant sa camelote sur seul critère de « profitabilité économique », quel égard spécifique mérite-t-elle ? Pourquoi la considérer davantage que la boutique de fringues d’à côté qui, elle, choisit ses collections avec soin ? Parce que les vêtements margent mieux ? Parce qu’il faut préserver le petit commerce du centre-ville ? Parce que « le Livre » ?

Le livre n’est pas un objet de piété, la librairie n’est pas un sanctuaire.

Penser alors ce drôle de commerce en terme de flux.

Des choses commencent ou se poursuivent ici, se terminent ailleurs.

Les murs organisent la convergence et la circulation des idées, des désirs, des rencontres. Les livres et les débats, les expositions et les performances sont les instruments de cette circulation. Pas un écoulement régulier à sens unique, un bouillonnement incertain entre artistes, passants et passeurs, ces étiquettes étant plus interchangeables qu’on ne pourrait le croire.

Un endroit où les livres prendraient le temps de rencontrer leurs lectrices et lecteurs. Où les lectrices et lecteurs auraient le temps de retrouver un ouvrage croisé il y a quelques mois, quand le moment n’était pas encore venu. Certains livres retiennent notre attention. Nous les lirons ou pas. Leur nombre n’est limité que parce que notre temps est limité.

Un endroit où puisse s’épanouir le minoritaire.

Minoritaire peut signifier : fragile. Qui échappe aux prescripteurs de grands tirages. Qui se promène le long de la voie ferrée en regardant passer les trains. Qui aimerait bien trouver le moyen de s’affranchir du code-barre.

Minoritaire ne veut pas signifier : élitiste. « Le Livre » est déjà un marqueur social, n’en rajoutons pas.

Cet endroit comme il en existe d’autres resterait le projet inachevé de rêveuses et de rêveurs, d’utopistes du dimanche un peu bordéliques, n’ayant pas épuisé leur stock de désirs constamment alimenté par le mouvement. Un projet qui ne pourrait perdurer sans la bienveillance et l’envie d’un grand nombre, individus ou structures participant au flux d’une manière ou d’une autre.

Inachevé par essence, pour que ne finissent pas la curiosité, la réflexion, le partage, la lecture, l’envie d’en reprendre.