Les déprimantes années 80, qui marquèrent la sujétion du monde occidental aux valeurs néolibérales, furent parallèlement très fécondes en matière culturelle. Explosions musicales et visuelles, initiatives libérées des intermédiaires et circuits commerciaux traditionnels : do it yourself ! Cet été, des sérigraphies, linogravures et “fanzines graphiques” réalisés entre la fin des 70s et le début des 90s jaillissent sur les murs de Contrebandes pour témoigner de la rage qui animait alors la création artistique. Une proposition de l’association Les Mains libres.

zoulou_s.jpg Le terme “graphzine” est révélé dans le premier numéro de l’éphémère magazine Zoulou, en avril 1984, sous la plume d’André Igwal :

« Les années 80 se veulent vidéo, clips et électroniques, et pourtant les journaux envahissent les librairies spécialisées. Les gadgets sous cellophane percent les sacs pour dégueuler, les fanzines format timbre-poste s’enfouissent dans les sérigraphies, c’est le bordel. Une boulimie de papier s’est emparée des jeunes graphistes. Objets luxueux ou petites feuilles anthracite, les graphzines sont beaux et peaufinés. Finis les fanzines militants chiants tirés sur une ronéo pourrie. Finie la bonne parole. Place à  l’expression, vive les images sales.
Le nouveau graphzineux veut bien marquer son style, violer les gros magazines de BD et de rock, créer ses propres supports. Il a son carton plein à craquer de dessins sauvages, énervés, acides. Il a essayé de les vendre.
L’Écho des savanes, un comix paillard à ses origines, publie désormais des bd cochonnes bon chic bon genre. Bon pour son père, pas pour lui. Actuel ? Est-ce qu’ils savent encore ce qu’est un dessin ? Libération a perdu ses Sandwich. Hara-Kiri et Choron sont bourrés. Metal Hurlant ? Pourvu que ses dessins ne soient pas publiés entre deux craignos à l’aéro ! Le Petit journal de Télérama [1] va peut-être publier un de ses crobards : c’est con, ses potes de Toulouse ne pourront pas le découvrir. Viper et Le Fou parle n’ont pas un rond. Zoulou ? Faut voir.
Le nouveau graphzineux passe à  la librairie à la coule et découvre des kilos de petits journaux. Il s’y reconnaît. Les images sont déglinguées, raturées, tordues, violentes. Des flaques noires équilibrent des taches grises ou blanches. Il sait ce qu’il lui reste à  faire : appuyer sur le bouton d’une photocopieuse, et voilà un petit tirage de qualité, pour un prix dérisoire ou peut-être nul, s’il a un plan. Normal, un de ses héros favoris se nomme Ranxerox
».

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Frédéric de Broutelles crée l’APAAR [2] en 1985 avec Louis Bothorel et Brigitte Lefèvre. Adossée à l’Atelier (sous entendu : de sérigraphie) fondé en 1974 par Jack Pesant et Eric Seydoux (un ancien de l’Atelier populaire qui a produit un grand nombre de visuels de Mai 68), cette maison d’édition publiera en estampes et ouvrages sérigraphiés la crème de l’underground. Certains artistes sont déjà  relativement populaires à l’époque (Willem, Robert Crumb, Gilbert Shelton), d’autres ne tarderont pas à se faire un nom : Marc Caro, Pakito Bolino (qui a fait ses armes à l’Atelier), Charles Burns, Mark Beyer, Olivia Clavel, Hervé di Rosa, Mezzo, Placid etc.

Frédéric de Broutelles : « L’underground évoque pour moi des mouvements contestataires, des comportements subversifs, la marginalité, la lutte pour la liberté d’expression, l’écologie, la libération sexuelle, le refus du “politiquement correct” le rejet des tabous… Personnellement, le terme “underground” me fait d’abord penser aux underground comix, apparus en réaction à  la rigidité de la société aux États-unis dans les années 60 ! Sans oublier l’influence de Krazy Kat, voire de Little Nemo. J’aime à  penser que les underground comix sont apparus en réaction à  la création du Comics code dans les années 50 » [3].

corpsemeat.jpg « Je pense que le graphzine a toujours existé. Il y a longtemps que des artistes créent avec les moyens du bord. Il y a tellement de définitions du graphzine sur internet, il y a de telles différences dans les moyens mis en oeuvre, de la simple photocopie à la gravure. Parfois l’intérêt du contenu prédomine sur la forme. Par exemple, un tract en photocopie peut devenir un objet fabuleux. Certains graphzines étaient impressionnants par leur qualité » [3].

Jean-Jacques Tachdjian (La Chienne) :
« C’est là  que l’on trouve parmi les plus grands espaces de liberté créative et collective.
Il y a toujours eu des gens qui ont conçu de petites publications très peu diffusées, réalisées au compte-goutte à destination d’un public d’aficionados. Je pense aux poètes qui imprimaient leurs publications à  moins de 100 exemplaires, aux mail-artistes, aux situationnistes. Auparavant l’underground était une sorte de plate-forme, si on admet qu’il part d’un noyau dur autour de Robert Crumb aux USA fin 60’s. Puis des ramifications, très rapidement, se sont créées. Comme en France, quelques années plus tard, vers 1971/1973. Comment se fait-il qu’aujourd’hui ce soit encore très vivant ? Parce que c’est la vie. Parce qu’il ne s’agit pas de gens qui envisagent d’en faire une carrière
» [3].

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infrarot.jpg Les méthodes de reproduction se sont affinées et davantage démocratisées encore. Le graphzine persiste, qu’il revendique cette appellation ou non. Si l’auto-édition n’est envisagée par certain-e-s que pour s’assurer une visibilité auprès des grandes maisons, elle continue d’être pratiquée comme inaliénable espace de liberté par les autres.

Sa radicalité va et vient selon l’air du temps. La censure est toujours en embuscade. Le graphzine reste par essence insaisissable et protéiforme, se développe un peu n’importe où. Peut-être naît-il surtout à proximité des écoles d’art. Il n’a pas besoin de grand-chose à  part l’énergie de celles et ceux qui le nourrissent. Éphémère sans doute, toujours renouvelé.

Sérigraphies, revues et objets d’époque – collection particulière. Finissage samedi 27 août.

Incontournables structures éditoriales, animées par des pionniers :

Le Dernier Cri (Pakito Bolino)

United Dead Artists (Stéphane Blanquet & Olive)

Des salons du multiple et de la micro-édition qui, l’espace d’un week-end, donnent de la visibilité à l’underground :

Autres liens :

[1] Nom du supplément parisien de l’hebdomadaire entre 1976 et 1994.
[2] Association Pour Adultes Avec Réserves, un intitulé faisant référence aux “appréciations de l’office catholique” dans télé 7 jours.
[3] Extrait de l’ouvrage publié à l’occasion de la seconde édition de la fête du graphisme (éditions du Limonaire – 2015).