Réaction au texte d’Alexandre Balcaen introduisant les éditions Adverse, nouvelles venues dans le paysage. Où il sera question de chaîne(s) du Livre et du métier de libraire. Adverse et Contrebandes : franchement, avec des noms pareils, nous étions faits pour nous entendre.
Les éditions Adverse voient le jour en février 2016 avec la publication de quatre livres « lorgnant favorablement vers les marges et territoires insoupçonnés » de la bande dessinée[1]. Sobres et élégants, brochés pour en limiter le coût, Jack Kirby walked through broken porticoes de LL de Mars, Fils de Guillaume Chailleux et Inspiration de Yan Cong témoignent d’une approche effectivement très éloignée des canons franco-belges. À l’appui d’une réflexion sur la chaîne du Livre et la condamnation sans appel d’un système « excluant les œuvres différentes, fragiles et radicales », l’éditeur Alexandre Balcaen théorise son approche dans un Manifeste où il prend aussi ses distances avec ce qu’on a appelé la nouvelle bande dessinée à la fin des années 90.
Les librairies en prennent pour leur grade aussi souhaitions-nous apporter quelques éléments en défense, précisons toutefois que nous ne nous sentons pas spécialement visés en tant que commerçants que chacun sait concentrés sur la paix, l’amour et l’« engagement », comme disent les libraires souhaitant se distinguer des vulgaires vendeurs de livres.
Peut-être cet article intéressera-t-il quelques personnes ignorant les circuits de l’édition, aussi convient-il de présenter brièvement le bouzin. Pour les chiffres, adressez-vous au service comptabilité.
Chaîne(s) du Livre
D’abord l’auteur-trice sans qui rien n’existe. Gardons ce détail en tête, toujours. Puis l’éditeur-trice. Idéalement : la vista, la prise de risque, l’accompagnement, le goût du beau papier. Puis la distribution (hangars et logistique) et enfin le-la libraire. L’organisme de diffusion, parfois intimement lié à la distribution, met de l’huile en envoyant ses agents défendre auprès des libraires les catalogues des maisons d’édition avec lesquelles il a passé contrat. Les VRP peuvent être passionnants quand ils présentent les livres avec passion. Certains préfèrent vous parler de placement, de volume et de marge. C’est un commerce particulier qui grâce à l’office[2] permet aux librairies de renvoyer leurs invendus. Elles ne s’en privent pas. Alors n’oublions pas le maillon du transport, ces camions qui, roulant sur la file de droite, font la navette entre hangars et boutiques, boutiques et hangars, hangars et pilon.
Ah, le Livre ! La Culture ! Contre l’obscurantisme, contre l’abrutissement des masses ! Aah !
Là comme ailleurs, l’économie de marché marque la cadence. Fuite en avant concurrentielle et trésorerie-Sisyphe entretiennent une surproduction déjà galvanisée par la possibilité de retour (les libraires ne prennent qu’un risque financier réduit à proposer des livres qui les inspirent peu. En gros, ils n’auront que les frais de transport à assumer en cas de renvoi). Deux possibilités : s’inscrire dans le système sans le remettre en question ou chercher des passerelles pour échapper au flux.
On parle de « chaîne » au singulier mais l’expression mérite le pluriel. Les chaînes se rejoignent en leurs extrémités : un-e auteur-e peut publier chez différent-e-s éditeurs-trices selon des voies de distribution parallèles et à l’autre bout, un-e même libraire vendra des références d’origines multiples. Les librairies n’ouvrent pas toujours tous les canaux de distribution, ou le font avec parcimonie. Libre-arbitre sans doute, mais cette restriction est le plus souvent justifiée par des considérations économiques. Quand le commerçant ne vend pas, il n’est pas content. Si l’anticipation du best-seller relève de la martingale, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de vraie recette pour le jackpot (on sait toutefois cultiver les auteurs-trices et séries à succès), on peut facilement prévoir que tel ouvrage, par sa radicalité, n’apportera pas la sérénité financière à celles et ceux qui le défendent. Ainsi, les chaînes n’ont pas un poids économique égal, et donc pas la même représentation sur les étals du boutiquier, selon qu’elles privilégient le grand spectacle et le divertissement ou des domaines plus marginaux, selon qu’elles disposent d’une grande puissance financière ou pas.
Les maillons entretiennent entre eux des rapports complexes, entre défiance et respect. Et les éditeurs-trices observent attentivement le sort réservé à leur production, c’est bien normal.
Alexandre Balcaen écrit : « la librairie tend structurellement à devenir une simple vitrine commerciale entretenue par un gestionnaire se basant sur des taux de rotations établis par un logiciel et une équipe de manutentionnaires essentiellement mobilisée à sortir puis remettre des livres en cartons après un rapide passage sur une table ou une étagère. De moins en moins un espace de distinction, d’échange, de médiation, de conseil, de positions politiques quant à l’édition, la création et la réflexion ».
Plaçons nous sur un plan factuel : un-e auteur-trice peut écrire et dessiner (à la maison) sans vivre de sa plume. Boulots alimentaires, aides sociales, bricolages divers. Ils sont d’ailleurs ultra majoritaires, ces crevards de l’édition (et pire encore, ces crevardes), à courir après les quelques centimes qu’on veut bien leur octroyer sur le prix d’un livre. Un maillon plus loin, l’éditeur-trice peut publier des ouvrages sans se rémunérer non plus, par seule passion, en attendant comme l’auteur-trice de meilleurs lendemains (et en stockant les bouquins à la cave).
Pour le-la libraire, c’est du tout ou rien. Soit tu tiens boutique, soit non. Loyer à payer, charges incompressibles, trésorerie fixée par le nombre de titres exposés dans les rayons. Ah ça, tu les sens bien, l’ordre économique et la loi du marché. Tu (sur)vis, tu meurs. Trois librairies se sont ouvertes à peu près simultanément en 2006 dans le centre de Toulon, notre ville, trois beaux projets de caractère très loin de la description manichéenne d’Alexandre (« une équipe de manutentionnaires » ? Tu es sérieux ?). Deux n’ont pas tenu cinq ans.
Ta vision de l’ « évolution structurelle de la librairie » n’est pas raccord avec les projets que nous voyons émerger de façon régulière. Notre observation ne fait bien sûr pas démonstration, mais comme il est à peu près admis qu’on ne deviendra jamais riche en pratiquant cette activité commerciale, ne subsistent en lice que les fous et les passionnés. En 2016, on rencontre encore des fous et des passionnés à vouloir ouvrir de nouvelles librairies.
Le modèle décrit par Alexandre a pourtant du sens : il correspond à celui de la grande distribution. Ce n’est pas toute la librairie. Il existe des petits éditeurs, et il existe des petits libraires (quelques milliers). Ils semble assez naturel que ceux-là conversent entre eux, ayant à peu près le même rapport au monde. Le fait d’assimiler le modèle de la librairie en général à celui de la grosse librairie témoigne de la tension permanente qui existe entre l’ombre et la lumière chez les petits éditeurs radicaux.
Être petit
Petit est forcément indé. Indépendant n’est pas forcément petit (Delcourt). En matière d’édition, on oppose ces termes à gros ou industriel. Oppose-t-on par la même les courants minoritaires aux courants majoritaires, l’alternative à la norme ?
À constater l’hétérogénéité des stands sous le chapiteau « Nouveau monde » du festival d’Angoulême, qui réunit les indés, il apparaît que la distinction entre petits et gros traduit essentiellement une réalité économique : on trouvera le « Monde des bulles » beaucoup plus homogène, en ayant parfois du mal à discerner qui fait quoi tant les industriels se reniflent le derrière pour produire à l’infini des livres selon des critères d’appréciation à peu près identiques.
Le terme « indé » ne donne aucun gage de qualité. Certains petits vomissent du papier sans discernement, certains petits rêvent d’être gros. Ceux-là subissent leur position marginale tandis que d’autres la revendiquent, voire la théorisent, travaillant leur catalogue avec patience et grand soin.
D’un autre coté, des éditeurs qu’on ne saurait qualifier d’indépendants agissent en découvreurs et alignent des ouvrages de tempérament (Actes sud BD).
Une chose est sûre : l’avant-garde de la bande dessinée ne naîtra jamais de la machine industrielle. LL de Mars, cité par Alexandre Balcaen : « Le monde des éditeurs indépendants est celui où tout s’invente de la bande dessinée, absolument tout, toutes ces formes de récits, d’écritures, de dessins, comme toutes ces formes de livres, qui seront dévoyés, mal copiés, par ces éternels marchands de soupe que sont les éditeurs industriels. C’est le seul endroit où quelque chose comme de l’imagination est au travail. Ailleurs, la seule chose qui s’imagine est une nouvelle forme possible de business plan ». Car depuis le best-seller Persepolis[3], les industriels reniflent aussi le derrière des indés.
En librairie, la notion gros/petit se décline en niveaux[4]. Grosse librairie, grande surface culturelle, gros chiffre d’affaires : premier niveau. Petite librairie, chiffre d’affaires de loser : deuxième niveau. S’ils doivent faire des choix dans leurs visites, les VRP privilégient toujours le premier niveau. Les losers se contenteront des notules de présentation sur doc papier ou pdf (parfois c’est tant mieux). Et comme la marge est corrélée au volume, il y a peu de chance qu’elle augmente si tu commandes tes livres à l’unité. Dans le parfait respect de la logique libérale : plus tu en as, plus tu en as, et vice-versa.
Être libraire de deuxième niveau ne donne là encore aucun gage de qualité. D’autant que les grandes surfaces généralistes qui vendent une poignée de livres vus à la tévé juste parce qu’elles ne peuvent pas vendre que des poireaux et du dentifrice, sont aussi catégorisées en niveau 2 par les diffuseurs.
Les petits ont des choses à se dire. Il y a là quelque chose de relativement inexploré. Les librairies “spé BD” sont peut-être trop souvent cadenassées sur le divertissement, mais il n’y a aucune raison que des généralistes qui explorent la poésie, l’illustration, les arts, la recherche formelle etc., ignorent des maisons comme Adverse, Frémok, Matière, les Cahiers dessinés, l’Apocalypse, Super Loto… La liste est longue.
Quelle diversité en librairie?
Pour Alexandre Balcaen, la bibliodiversité ne serait qu’un « mythe » : « la bibliodiversité consiste en la conviction d’une possible coexistence pacifique et équitable au sein d’un même catalogue ou d’une même librairie, d’un ensemble de publications que pourtant tout oppose. Soit l’espoir d’échapper, en s’inscrivant au cœur du marché, aux formes écrasantes de domination et d’exclusion qu’il impose ».
Le-la libraire pourrait envisager son échoppe comme une niche et n’y proposer que les livres qui lui correspondent d’un point de vue artistique, éthique, théorique etc. Plein de gens le font : ils appellent ça leur bibliothèque. Une librairie comme une méta-bibliothèque ? Il existe effectivement des lieux en France, à Paris surtout, qui ne ressemblent à nul autre commerce et ne semblent jamais devoir faire aucun compromis (Un regard moderne comme horizon indépassable). Ils sont très peu nombreux, c’est le moins qu’on puisse dire, et ne sauraient incarner un modèle reproductible.
Les murs n’étant pas extensibles, les livres jouent des coudes sur les présentoirs. Tant que les offices imposeront la nouveauté comme étalon, une des stratégies des gros éditeurs est de publier sans relâche pour écraser la concurrence, et surtout les petits qui ne tiennent pas la mesure. « Il n’y a rien à gagner à essayer de s’imaginer vivre harmonieusement à côté de ces saloperies dont nous perdons trop de temps à parer les coups perfides et surpuissants », dit LL de Mars cité par A.B.
Pourtant si. On pourrait dire : la mission des libraires est d’organiser l’harmonie. Pour ne pas rester entre soi. Pour susciter l’heureux accident, la rencontre non préméditée d’une peau et d’un objet de papier, l’intersection de deux imaginaires. Parce que les chalands qui viennent pour la saloperie peuvent repartir avec d’autres livres. Alors ajuster l’espace, installer des fauteuils s’ils veulent s’asseoir et feuilleter, discuter. Donner libre cours à la curiosité et l’esprit critique, l’envie d’exploration. Sans arrogance, sans exiger la carte du club. Indiquer parfois une direction. À même hauteur : on ne compte plus le nombre de fois où des clients nous ont suggéré des titres qui nous avaient échappé. Mais harmonie ne signifie pas neutralité, la neutralité n’existe pas. Même dans ce système très contraint économiquement, la librairie opère des choix. Pas besoin de trop la ramener ni de porter un étendard : les rayonnages parlent de ce qu’on veut défendre – la proximité amicale et intellectuelle avec certains visiteurs permet d’aller plus loin et d’exercer sa mauvaise foi critique. La librairie met en place les conditions de la rencontre, à chacun-e ensuite de s’approprier la chose.
Le deuxième argument en faveur de cette harmonie est très pragmatique : proposer un choix de produits poussés par la pub et relayés par les médias permet de garantir une certaine stabilité financière grâce à laquelle le-la libraire pourra défendre d’autres livres, sur d’autres principes : rotation rapide des nouveautés industrielles, rotation lente, voire très lente, voire nulle, des ouvrages de création. Les livres des éditions Adverse sont vendus en fixe aux libraires, c’est à dire qu’on les achète sans possibilité de retour… Pour pouvoir accompagner cette expérience éditoriale difficile, il faut parallèlement pouvoir vendre autre chose sinon la librairie ne fera pas long feu… Et par sa disparition rendra plus difficile l’accès aux livres d’Alexandre. Harmonie, donc.
« Il s’avère nécessaire que les libraires un tant soit peu conscients de l’importance de la distinction prennent de réels engagements sur les catalogues les plus fragiles, limitant ou refusant définitivement la logique des flux tendus et du retour libre et revalorisant une politique de fonds soigneusement choisis et fermement défendus. »
Ok.
« À défaut d’opérer ce mouvement, la librairie aura signifié sa démission totale et définitive quant à la création minoritaire et aura entériné sa position de laquais à la solde des grands groupes éditoriaux »
Ouch.
« Pour tenter de nous affranchir au moins partiellement d’une dépendance à un système de plus en plus excluant, les questions des économies souterraines et solidaires et des systèmes de diffusion parallèles moins marginaux que ceux déjà existants sont régulièrement soulevés […] Il conviendra de les développer, la construction d’un modèle alternatif viable et visible à la librairie ne se présentant pas comme une mince gageure. »
Un modèle alternatif à la librairie ! Dans un accès de désespoir, disons ceci : Alexandre en rêve, Amazon (qui a absorbé les livres d’Alexandre dans son trou noir) l’a fait.
« Il faudra chercher du côté des librairies mobiles ou des librairies éphémères, de l’événementiel, des souscriptions mutualisées ou encore dans l’expérimentation de librairies vitrines… »
Tu dis librairie « éphémère » ? Tu penses « événementiel » ? Pérenne, la librairie prend son temps. Pour faire « œuvre », pour laisser une chance à « l’impérissable », il faut de la patience. Un livre peut toujours rencontrer quelqu’un. Travailler le fonds permet de s’en rendre compte. L’éphémère, c’est un des fondamentaux de la société de consommation. Si on retire des étagères de la FNAC les livres vieux de moins de six mois, que reste-t-il ? La librairie de fonds fuit l’éphémère.
Il n’y a pas grand intérêt, nous semble-t-il, à se replier sur soi et stigmatiser celles et ceux qui ne se voient probablement pas en adversaires. L’indépendance, la liberté s’opèrent aujourd’hui comme hier au prix de sacrifices économiques que tout le monde n’est pas en mesure d’affronter, pour des raisons qu’il serait assez malvenu de prendre de haut : c’est souvent une aspiration à un confort de vie minimal qu’on ne saurait confondre avec de la torpeur bourgeoise. Auteurs, éditeurs, libraires, chacun fait comme il peut. Et : il ne faut pas perdre de vue la mère de toutes les luttes, qui vise la chute du capitalisme. J’en vois au fond qui ricanent. Mais on peut mettre à distance nos névroses respectives et nos tentatives d’affranchissement individuel qui parfois dissimulent assez mal, sous la bannière du Do It Yourself, l’ultra-individualisme dont notre société se repaît. Ces auteurs-trices qui cherchent à court-circuiter les éditeurs en créant leur blog ou en lançant des campagnes de crowdfunding, ces éditeurs-trices qui cherchent à court-circuiter les librairies par la vente en ligne et l’organisation d’événements relayés par Facebook, ces libraires insatisfaits de ce qu’ils vendent (« mais tu comprends, ma clientèle… »), insatisfaits de leur conseiller bancaire, insatisfaits de la tonne d’ouvrages livrés chaque semaine via les offices …insatisfaits d’une manière générale. À chaque étape, les maquereaux d’internet et les banques (qui prennent leur part à la moindre transaction sur le Net) se frottent les mains. Pour le dire autrement, le répéter une fois encore : toutes ces tentatives de contournement du système s’expriment dans le système et le nourrissent d’une manière ou une autre.
Faut-il pour autant sombrer dans le fatalisme, retourner faire nos petits machins, accepter un ordre naturel des choses qui n’a rien de naturel ? Certainement pas. Trouver des pistes, creuser les sillons d’une alternative, c’est essentiel. Mais on gagnera toujours à y travailler ensemble, plutôt que rester dans son coin à tirer sur la chaîne en dictant sa feuille de route au laquais d’à côté.
Longue vie à Adverse et à tous les autres ! Vous donnez du sens à notre travail.
gilles.suchey chez contrebandes.net
[1] Sauf indication contraire, les mots entre guillemets sont ceux d’Alexandre Balcaen.
[2] Système de gestion des nouveautés qui autorise ces retours. Les libraires sont régulièrement invité-e-s à passer une pré-commande groupée des nouveautés à paraître deux ou trois mois plus tard.
[3] Marjane Satrapi, L’Association, 2000-2007.
[4] L’expression librairie indépendante caractérise des réalités tellement contrastées qu’elle n’est pas utilisable en l’espèce.