“Lorsque un ami estimé, cultivé et élégant m’adressa son nouveau livre, je me surpris, alors que j’allais l’ouvrir, à réajuster ma cravate” (Walter Benjamin)

 

rachel.jpg La maison circulaire
Rachel Deville – Actes sud BD

Rachel Deville raconte ses rêves, autre séries d’épisodes dont la publication fut initiée ailleurs (L’heure du Loup, L’Apocalypse – 2013). Ne cherche pas l’interprétation — tant mieux, nous non plus –, se contente de représenter. Pourrait reprendre à son compte ces propos de David B. : “je désire que le spectateur se mette un petit peu à  ma place et devenir, pour peu qu’il l’accepte, le rêveur“. Elle, pieds nus et robe de nuit blanche, est toujours au centre de l’action parmi des gens habillés et chaussés comme en plein jour. Sa sœur jumelle s’immisce parfois dans le récit, on les distingue au contraste de leur tunique. Elle cite des lieux qu’elle a dû fréquenter, un amoureux, de probables amis. Peut-on parler d’œuvre autobiographique ? Une œuvre autobiographique où personne n’aurait l’idée de vous chercher des noises sur la “part fictionnelle”. Ce qui rend cette lecture absolument passionnante, c’est la sensation de se trouver au plus prêt du foyer créatif, quand imaginaire et réalité se télescopent en roue libre. Le rêve n’est jamais figé : fantasque, sujet à  de soudaines bifurcations, en perpétuelle invention jusqu’à sa fin inopinée. Le lecteur / rêveur par procuration ne verra là aucun cauchemar mais peut-être Rachel a-t-elle (eu) d’autres perceptions : l’identification ne peut être totale et les sensations tout à fait partageables mais peu importe, restent cette fantaisie, ces turbulences poétiques appuyées par un N&B expressif, tout en hachures, qui vous emportent assez loin.

 

Trucs… machins chouettes
Gotlib – Dargaud

“Pour Noël, pourquoi dépenser une fortune pour des Louboutin, une montre Cartier ou un voyage aux Maldives, alors que vous ne pourrez rien offrir de plus beau que ce superbe écrin reprenant les plus majestueux dessins du maître incontesté de l’humour et de la dérision ? Chaque mois, dans Fluide glacial, l’immense Gotlib offrait à ses lecteurs ébahis un édito orné d’un délicieux dessin. Ce sont ces dessins que nous vous offrons dans un somptueux étui à  l’italienne, qui ravira les hommes de goût”. Voilà l’argument de vente sur le site de l’éditeur (un argument de vente qui s’adresse aux hommes de goût tandis que leur femme lisent de la bédé de gonzesse). Cher client. On te propose de dépenser 14,99€ pour un recueil de titres d’éditos de Fluide glacial sans l’édito associé. Ce n’est ni contextualisé, ni drôle, ni visuellement très intéressant, ni rien, ça se referme après vingt-sept secondes de sidération. À vrai dire, on a du mal à imaginer le type de fétichistes à  qui s’adresse une telle accumulation de “dessins majestueux“. Mais il faut bien envahir les rayonnages avant Noël, hein, on a un rythme à tenir. Je serais un homme de goût, on m’offrirait cette merde ce superbe écrin alors que j’avais commandé une paire de Louboutin, je ferais la gueule.

 

cadre_reines.jpg Le sentier des Reines
Anthony Pastor – Casterman

Anthony Pastor change de terrain de jeu et d’éditeur (en pause d’Actes sud/L’An 2 où ont été publiées ses précédentes bandes dessinées). Écartée, cette Amérique fantasmée qui faisait le décor de Las Rosas, Castilla drive, Bonbons atomiques, Ice cream et Hotel Koral, bienvenue dans les Alpes : en 1920, deux veuves abandonnent leur village de montagne, le sentier des Reines les conduira très loin. Un adolescent est parti avec elles et tous trois vivotent de colportage. Des rencontres heureuses, d’autres qui le sont moins, autour d’eux rodent les fantômes de la guerre. Quelque chose n’a donc pas changé dans le travail de l’auteur : ce goût de l’émancipation des femmes qu’il continue d’aborder en observateur, comme un témoin faisant son apprentissage au contact des fortes personnalités qu’il accompagne — l’adolescent, dans cette équipée, c’est un peu lui –, avec le souci premier de raconter une chouette histoire. Retour à une précision du détail qui s’était estompée depuis qu’il avait lâché le stylo-bille au profit de la palette graphique, sa maîtrise de l’outil est désormais telle qu’il retrouve un geste ancien et offre des pages somptueuses. Une autre belle aventure humaine, un bon livre.

 

image_film.jpg Le film 1914 / Ronge-Maille vainqueur
Lucien Laforge / Lucien Descaves et Lucien Laforge – Prairial

Prairial est une toute jeune maison d’édition qui œuvre au dépoussiérage de textes disparus. Pas n’importe lesquels : “nous voulons que cette maison soit celle des délirants, des révoltés et des prophètes“. Voilà deux livres abordant l’œuvre de Lucien Laforge, un des premiers dessinateurs du Canard Enchaîné (fondé en 1915 contre le bourrage de crâne belliciste, rappelons-le). Ce communiste libertaire et pacifiste illustre dans Ronge-Maille vainqueur un texte de Lucien Descaves, journaliste et romancier proche lui aussi des milieux libertaires. Achevé en 1917, Ronge-maille devra attendre l’après-guerre et l’assouplissement de la censure pour être enfin publié (1920). Par une somme d’aphorismes, Descaves fait parler ces rats qui infestent les tranchées mais qui symbolisent tout autant les profiteurs jouissant de la guerre loin des bombes et des gaz asphyxiants. “Le cadavre d’un homme, de quelque côté de la tranchée qu’il soit, sent toujours bon“. “Les années où la moisson est rouge sont pour nous des années d’abondance“. Et Laforge croque en quelques traits noirs et épais (qui aime Jossot s’en délectera) la bousculade des rongeurs dans les tripes des cadavres. Il écrira seul Le film 1914 (1922), un pamphlet graphique contre la guerre où les mots, le lettrage et les dessins prennent une égale importance. Oubliés les rats, ce sont des humains qui s’expriment : propagande, géopolitique de comptoir, mort, ruines. “Penses-tu qu’on aura la paix ?” demande un poilu à son camarade de tranchée alors que tout explose autour d’eux. “La paix ? Plutôt mourir !” répondent trois badernes à monocle et moustache lustrée qu’on imagine à l’abri d’un QG parisien. Lectures fulgurantes, qui éclairent dans un éclat de rire sardonique les moments sombres que nous vivons.

 

Qui ne dit mot
Stéphane de Groodt et Grégory Panaccione – Delcourt

Il y a des livres comme ça qui vous mettent mal à l’aise sans faire exprès. Fantaisie lourdingue, récit tiré par les cheveux à en faire saigner les racines. Jusqu’à cette consternante conclusion : la femme est obsédée par le mariage tandis que l’homme hésite à faire le Grand Saut. Déjà un cliché sous la troisième République et on en est toujours là. Misère.

 

cadre_tom.jpg Vers la ville
Tom Gauld – 2024

Le but n’est pas seulement le but mais le chemin qui y conduit“, dit un jour ce bon vieux Lao Tseu au comptoir du troquet où il avait coutume de s’installer pour siroter des petits blancs secs dès 10h du matin, ce que la légende n’a pas retenu. Deux bonshommes tracent la route vers la ville où une nouvelle vie leur est promise. Époque et lieux indéterminés, langage moderne. Leur parcours est semé de petites embûches météorologiques. Parfois de petits cailloux s’immiscent dans leurs chaussures ou alors une petite faim les taraude, mais sinon ça va. Cette histoire drôle et douce fut écrite au début du millénaire par le subtil auteur de Goliath (L’Association) et Vous êtes tous jaloux de mon jetpack (2024), autres ouvrages de taille réduite à lire absolument. Car Tom Gauld, qui conjugue sobriété du trait et sophistication de l’humour, est grand.

 

Love addict
Koren Shadmi – Ici même

Le titre n’est pas tout à fait raccord avec le contenu, car d’amour il ne sera ici pas beaucoup question. K accumule les histoires de cul : il commence à mélanger les prénoms. “Tu n’as rien d’extraordinaire, mon ami. Tout le monde en fait autant. Lovebug (une sorte de Meetic) a changé les règles. Maintenant, se taper une inconnue, c’est aussi facile que de commander des sushis” lui dit une copine vaguement agacée par ses vantardises. Koren Shadmi aborde l’autobiographie par la fesse et la consommation mais réalise paradoxalement son livre le moins troublant. Si Love addict dérange, c’est dans la complaisance de l’auteur vis-à-vis de lui-même (on est très loin de Joe Matt, par exemple) et le portrait peu flatteur qu’il dresse quasi-systématiquement des femmes rencontrées sur le net, plus névrosées les unes que les autres, et dont les obsessions se cognent à la “normalité” de K. Pas très reluisant, jamais percutant. Entreprise décevante d’un auteur attachant, qui a su développer dans ses autres travaux un univers fantasmatique des plus fascinants. (Re)lire, chez la même éditrice, Coupes à cœur ou Abaddon.

 

Glory owl n°2
Mandrill Johnson / Gad / Bathroom quest / Mégaboy / JJ Charogne – Même pas mal

Humour potache très intéressé par le zizi et le caca. Presque parfaitement con — ceci dit pour susciter la curiosité du chaland, dommage qu’on ait rapidement fait le tour de cercles d’intérêt à très faible rayon.

 

Facteur pour femmes
Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice – Grand angle

Pendant la première guerre mondiale, un paysan boiteux converti en facteur entreprend de consoler les futures veuves éplorées du voisinage. Le déroulé est prévisible et des cartouches bavards relèguent le dessin (propret) à un rôle illustratif. Mais : dans le genre BD à la papa, un album bien écrit et plutôt divertissant.

 

cadre_alcoolique.jpg Alcoolique
Jonathan Ames & Dean Haspiel – Monsieur Toussaint Louverture

Jonathan A. décrit son existence articulée autour d’un alcoolisme compulsif : une vie d’écrivain plutôt réussie pour une vie affective à la ramasse. II constate les effets de l’addiction sur les rapports sociaux, déplore la perte de celles et ceux qui comptaient le plus et son impuissance à les accompagner, évite l’auto-affliction sans jamais chercher l’empathie du lecteur. Jonathan se redresse, rechute, ne cherchera pas de morale à son histoire efficacement servie par le dessin anguleux de Dean Haspiel qui a bossé jadis avec un autre joyeux luron de référence, Harvey Pekar. De facture remarquable (les éditions Monsieur Toussaint Louverture éditent ici leur première bande dessinée), un très bon livre.

 

cadre_amour.jpg L’amour sans peine
François Ayroles – L’Association

Comme si des personnages jouaient l’amour — au sens théâtral du terme, maîtrisant leur texte mais pas la chimie sous-jacente. Des saynètes enchaînées, une construction méticuleuse tenant la spontanéité et l’improvisation à l’écart. De ce froid soufflant le chaud naît le loufoque. “Je vous propose de convoquer aujourd’hui la notion de désir“, dit le prof à ses élèves. Les protagonistes suivent le fil de leur obsession unique, chaque individu étant réduit à une seule idée (comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de François Ayroles). Au bout de ces pages, on sera loin d’avoir fait le tour du sujet car il n’est pas tant question d’amour que de handicap émotionnel. Mais si l’humour vire au saumâtre, le précis reste élégant et subtil, hautement recommandable. “Il n’y a pas si longtemps j’étais un grand amoureux. Je ne voyais la vie que par le prisme de la passion. Mes sensations étaient en effervescence permanente, mon cœur était à  vif. Mes pensées étaient le bras armé de mon âme, tendu vers le seul but de servir la ferveur de mon désir… Et puis j’ai dû revoir mes ambitions à  la baisse, je ne trouvais personne qui pouvait être le réceptacle d’une telle ardeur. Depuis, je dois me contenter d’être un petit amoureux“.

 

Adieu Kharkov
Claire Bouilhac, Catel et Mylène Demongeot – Dupuis

Quand Mylène voudrait convaincre son époux de ne plus aller se bourrer la gueule avec ses copains pochtrons en l’abandonnant à ses chats, biches et poneys, elle lui lance : “tu appelles ça des amis, ceux grâce à qui je te récupère régulièrement en état d’ébriété ?” En état d’ébriété ! Et pourquoi pas pompette, tant qu’on y est ?

 

cadre_vies.jpg Vies de la mort
L.L. de Mars – The Hoochie coochie

La mort observe et prend, la mort est possessive et devant elle l’homme se tient nu. L.L. de Mars se résout enfin à publier un ouvrage accessible à tous car nous allons tous mourir. Ici donc chaque page est une page de fin. Joueuse et implacable, la mort cabotine aussi, cultive l’effet, goûte la réplique ultime. Applaudissons puisque nous sommes en mesure de le faire tant qu’elle observe encore, avant de prendre.

«Il faut y aller
— Je veux pas
— Soyez raisonnable
— J’ai.. j’ai pas fini
— Finir quoi ?»

 

Corto Maltese T13, sous le soleil de minuit
Rubén Pellejero & Juan Diaz Canales – Casterman

De l’aventure avec Jack London et Raspoutine pour rallumer la flamme, mais Raspoutine ne sert à rien dans l’histoire — si tant est que le revival Corto serve lui-même à quelque chose. On ne peut pas alimenter la nostalgie a posteriori comme on regarnirait de plumes un coussin aplati. La nostalgie est liée à un contexte spatio-temporel. Adolescent tu étais romantique, tu rêvais de l’immensité du globe et adorais Corto Maltese, tu lui dois même ton oreille percée. Mais depuis l’époque où tu scrutais l’horizon en plissant des yeux trente années se sont écoulées, tu as remisé ta boucle, ta perception du monde a évolué. Tu plisses moins les yeux sauf quand tu veux lire le journal et ne retrouves plus tes lunettes. Si les ayant-droits de Pratt et autres commerciaux bien intentionnés ont joué la carte de la nostalgie pour penser le retour du marin à  pantalon taille haute, ils se plantent. Cela ne veut pas dire qu’ils ne réussiront pas à vendre quelques dizaines de milliers d’exemplaires à autant de curieux, à force de publicité, mais on se demande bien comment ceux-là pourront éviter la déception («tiens c’est bizarre, mais je me fais chier»). Niveau marketing, l’autre ambition serait de convaincre ton fils de plisser à son tour les yeux en scrutant l’horizon. Comme s’il ne le faisait pas déjà à  sa manière d’adolescent du XXIe, avec ses propres héros qui sont rarement ceux de son père : peu de chance que ça marche de ce côté là encore. Reste le désespoir artistique, pour un auteur, de couler son dessin dans celui d’un autre. Espérons pour le talentueux Pellejero que le chèque valait le détour, et passons à autre chose.

 

cadre_fante.jpg Fante Bukowski
Noah Van Sciver – L’Employé du Moi

L’écrivain loge dans un hôtel miteux, tape quelques nouvelles sur une machine à écrire antédiluvienne, s’alcoolise au comptoir d’un bar de quartier en attendant l’inspiration, la vraie. Avant de se mettre à écrire, il a choisi le pseudo Fante Bukowski pour qualifier son ambition littéraire ainsi que l’ampleur de sa soif. C’est un fils à papa à qui maman envoie un chèque tous les mois : il pourra surjouer sa partition d’artiste maudit sans trop se préoccuper de contingences matérielles. Ce chouette petit livre, qui ressemble à un volume vintage des éditions Marabout, ressasse avec jubilation un certain nombre de clichés relatifs au monde de l’édition (agent cruel qui vous fuit, concurrents qui vous snobent, éditeur minable qui veut bien de vos textes puisqu’il est minable). Une lecture en parfait contrepoint de celle d’Alcoolique, de Jonathan Ames & Dean Haspiel (voir plus haut).

 

cadre_punks.jpg Dharma punks T1
Ant Sang – Presque Lune

Des jeunes gens portant crête et blouson clouté projettent de faire exploser le nouveau local d’une chaîne de restauration rapide. En attendant, ils font de la musique, se retrouvent pour glander sous un pont, voudraient donner du sens à leur vie sinon se jetteront du pont pour donner un sens à leur mort. Testeront leurs limites en essayant de composer avec une bande de skins mal intentionnés. Obsédé par une amie disparue, le personnage principal fait une rencontre qui pourrait compromettre la mission, au risque de contrarier sévèrement le chef de clan. Tension grandissante au fil des pages. Juste équilibre entre attente, action et réflexions existentielles : pas si courant de refermer un livre et se dire ah zut ce n’est que le premier tome (sur deux), j’aurais bien enchaîné dans la foulée.

 

Comment faire fortune en juin 40
Astier / Dorison / Nury – Casterman

Un quatuor improbable élabore un plan pour voler deux tonnes d’or à la Banque de France. Adaptée de Pierre Siniac, de la bédé qui lorgne sur le cinéma — par exemple celui de José Giovanni, de la bédé à  grand spectacle devant laquelle on s’endort un paquet de chips à  la main en essayant de ne pas faire trop de tâches de gras. Pyrotechnie et tôles froissées, personnages aussi épais que le papier qui les porte, dessin laborieux. On distingue néanmoins assez bien la fille de service (on appelle ça un quota) et l’allemand blond qui parle avec l’accent (“pas zi fite !” “ach, mais il est frachile, ze camion !“). Bref. “Au refoir“.