Réunies à l’occasion de la fête départementale du Livre du Var en septembre dernier, Tanxxx et Chantal Montellier s’expriment sur la réception de leur travail dans un milieu toujours majoritairement soumis à la décision masculine. Toutes deux ont signé la Charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, après la constitution au printemps dernier d’un collectif visant à “dénoncer les formes que prend le sexisme dans ce champ littéraire, tout en avançant des façons de le combattre”.

Entretien réalisé dans l’arrière salle d’une brasserie toulonnaise par Émilie pour la revue Émancipation et Gilles (Contrebandes), le 26 septembre 2015.

Émilie : On peut trouver pas mal d’infos sur le site bdegalite.org, mais vous avez peut-être d’autres choses à dire sur cette charte dont vous êtes toutes les deux signataires ?

Chantal : Je trouve que l’initiative est plutôt bonne. Ce que je retiens c’est qu’enfin, il y a des dessinatrices qui bougent et le font de manière collective et un peu politique, c’est presque la première fois que je vois ça depuis le début de ma carrière à part les petites initiatives qu’on a pu prendre à quelques-unes : un manifeste dans les années 70-80 sur les dérives porno et sexistes de la BD — on a été évidemment taxées de mères la pudeur alors que ce n’était pas la question — et puis, plus tard, la création avec Jeanne Puchol du prix Artemisia (en 2008). Mais c’est la première fois que je vois un collectif qui réunit 150 signatures. Bravo ! Après, on peut toujours discuter du texte… Mais ce n’est pas ce qui m’importe en premier. Les signataires expriment enfin leur ras le bol et je trouve que c’est absolument justifié.

Tanxxx : Il y avait déjà eu l’amorce d’un échange entre différences autrices à  propos de la misogynie dans le secteur de l’édition quand Lisa Mandel préparait la rencontre Les hommes et la BD à Angoulême [1]. Et à la suite d’une invitation à participer à une énième exposition sur la “BD des filles”, une proposition du musée de la BD de Bruxelles, Julie Maroh est intervenue. Quand même, symboliquement, qu’un musée fasse ce choix-là, c’était la goutte d’eau. Julie a essayé de leur expliquer en quoi c’était pas forcément une bonne chose — déjà  le terme de “fille” bref –, en constatant qu’on ne prenait pas du tout en compte le travail d’autrices dans la proposition mais que c’était le genre “féminin” qui primait. Elle a essayé de leur expliquer et voyant que ça n’aboutissait pas, le collectif s’est un peu monté autour de ça. Ça a été le déclencheur. Au delà de l’exposition, ça permet de réaffirmer qu’on est avant tout des autrices, et de dénoncer les initiatives tournant systématiquement autour du “féminin”.

Chantal : Il y a un créneau porteur pour le Marché côté “BD de filles”, ça semble évident.

Tanxxx : Voilà, ils ont défendu cette expo-là en disant que la BD de filles existe, et que c’est un marché porteur…

Gilles : J’ai l’impression que dans les années 70, quand peu de femmes publiaient de la bande dessinée, toi et quelques unes, Chantal, vous heurtiez à un monde très masculin mais réalisiez des récits à portée universelle, qu’il s’agisse de critique sociale ou autre. À un moment donné une bascule s’opère : davantage de femmes font de la bande dessinée et d’un seul coup, apparaît cette notion de “bande dessinée féminine”.

Tanxxx : C’est une invention.

Chantal : Ça s’est fait en plusieurs temps. Au début il y avait Adam, Eve n’était pas encore là (rires). Les femmes sont arrivées dans la bande dessinée je crois dans les années 70, avant ça il y avait Brétécher point barre. Je crois qu’un des premiers supports de BD féminine visant spécifiquement les lectrices — là aussi c’était une démarche de marché –, fut la revue Ah!Nana [2]. À cette époque-là il n’y avait pas suffisamment de dessinatrices françaises pour remplir le journal qui faisait donc appel à l’international et avait le mérite de nous montrer ce qui se produisait ailleurs : l’américaine Trina Robbins, l’italienne Cecilia Capuana etc. Comme toujours ces choses-là sont à double tranchant : d’un côté ça nous offre une vitrine, les femmes étant peu visibles pour ne pas dire pire, c’est plutôt bon à prendre ; d’un autre côté il est vrai que ça fait un peu ghetto. Ceci étant, mieux vaut un ghetto de femmes que pas de femmes du tout dans le 9ème art.

Gilles : Ça ne portait pourtant pas le même discours que ce qu’on attribue à la “BD féminine” aujourd’hui ?

Chantal : Non, pas tout à fait. Chaque dessinatrice avait son imaginaire bien à elle et on était à des années lumière de, par exemple, la BD “girly”. La plupart des dessinatrices portait un regard plutôt critique sur la société, le pouvoir mâle et le Grand Gentil Marché. On était dans un désir d’émancipation auquel on revient avec la charte, entre autre. Les journaux étaient essentiellement des journaux d’hommes, que ce soit Charlie hebdo, Charlie mensuel, Pilote etc., même Métal hurlant était un journal de garçons, personne ne les considérait comme des ghettos de mecs et pourtant, d’un certain point de vue, ils l’étaient.

Gilles : Ah!Nana fut très éphémère…

Chantal : La revue a été interdite à l’affichage après neuf numéros, ce qui revenait à  tuer le journal parce que si un journal n’est plus visible dans un kiosque, il est mort. On a été censuré pour pornographie [3], alors que je mets quiconque au défi de trouver une image porno dans Ah!Nana. Je pense qu’à toutes les époques les images des femmes, pour peu qu’elles soient un peu libres, un peu puissantes, dérangent. Mais Ah!Nana n’avait rien à voir avec la BD girly.

Tanxxx : La BD girly est arrivée au cours des 10 dernières années, pas plus, je ne me souviens pas avoir vu des BD étiquetées “pour les filles”, avant. Je fais une différence, je parle d’un regard d’éditeur, non pas de point de vue politique (féministe) de femmes qui éditeraient des autrices par choix, comme Ah!Nana ; je parle du point de vue d’éditeur, de marchand, qui crée une niche artificiellement, et exploite une prétendue différence de cerveau féminin — d’éditeur (quasi toujours masculin) qui ouvre des collections “spéciales femmes” qui ne riment pas à grand-chose sauf créer un ghetto. J’ai eu des propositions de journal BD “féminin” où c’était flagrant : on m’a demandé de changer mon perso pour qu’elle ait des épaules moins carrées, des cheveux plus longs, une allure plus “femme” et tout ça en apprenant que les planches étaient moins payées que dans le journal de base qui lançait ce projet. J’ai gueulé, un homme m’a rabattu ma trop grande gueule, le ton était donné. Ça coïncidait à peu près avec les premières publications de ce genre.

Chantal : Une chose est sûre : il y avait dans Ah!Nana autant de styles et d’imaginaires qu’il y avait de dessinatrices, contrairement à  la BD girly où il y a, me semble-t-il, une certaine uniformité.

Émilie : Il me semble que BD “féminine” et BD “girly” ne sont pas forcément la même chose…

Chantal : C’est sûr !

Émilie : …et d’ailleurs les deux appellations sont distinguées dans la charte. Ce qui m’intéresse c’est qu’elles sont aussi contestées. Or vous en faites chacune usage par ailleurs. Par exemple, toi Tanxxx il y a quelques années tu avais écrit un texte très critique sur la mode commerciale des BD girly. Toi Chantal, sur le site d’Artemisia, tu revendiques la catégorie “BD féminine”, écrite par des femmes, pour nommer le rapport d’oppression. Alors du coup ça crée un décalage, et se retrouvent signataires de la charte des autrices qui n’ont pas forcément la même vision politique de cette intervention…

Chantal : Voire, n’ont pas de vision politique du tout, ou même si on en croit certaines productions, penchent vers le machisme dominant, avec des représentations et des fantasmes d’hommes, mais c’est minoritaire et pas toujours conscient.

Tanxxx : Je vais parler sans savoir exactement comment se passent leurs relations avec les éditeurs — mais je peux deviner assez facilement qu’on va les pousser, justement, à faire ce genre de choses au seul principe que ça “marche”. Enfin ça marche : j’en sais rien, en tout cas c’est un créneau, et je pense qu’elles sont aussi piégées par ce truc-là. Je ne veux pas m’avancer trop non plus mais je pense que certaines n’ont pas envie d’être identifiées à ça. J’avais eu un échange avec Pénélope Bagieu au moment où j’ai écrit le texte dont tu parles, j’en ai écrit un autre depuis, j’ai fait un mea culpa parce que je m’étais un peu plantée de cible. Je m’en étais rendue compte parce que je m’étais fait applaudir par des mecs qui n’étaient pas censés être d’accord avec ce que je disais à la base. Je suis restée sur un malaise, quand même. Je pense que le féminisme, a priori, ne devrait pas taper sur des femmes même si elles font un travail qui n’est pas révolutionnaire d’un point de vue féministe… Le problème ne vient pas d’elles. On reproche à ces nanas de faire un travail cliché, mais on ne reprochera pas à un mec de faire un travail très cliché. Et si tu ne fais pas un travail “féminin”, on te tapera dessus de toute façon. Tu es piégée, quoi que tu fasses. Pendant ce temps le travail d’écriture, l’éclairage, bref, le travail d’auteurE, passent à  la trappe.

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Chantal : Personnellement en tant que femme, en tant qu’auteure, en tant que “militante”, ça me gêne quand les femmes entrent dans le jeu des stéréotypes masculins, c’est un peu passer à l’ennemi (rires), et d’ailleurs j’ai été un peu gênée par le dessin qui accompagnait le texte de la charte : Olive métamorphosée en Popeye, s’appropriant la pipe de Popeye qui est un symbole plutôt masculin, s’appropriant la musculature de Popeye, autre symbole et fantasme masculin. Je ne pense pas que les femmes soient des hommes comme les autres. Je crois que les femmes n’ont pas la même histoire que les hommes, pas la même place dans la société, que ce soit la société de 2015 ou la société du XIXème siècle. On n’est pas sexuéEs de la même manière et ça produit des différences et un imaginaire différent. Sur la question du positionnement entre BD “féminine” et BD “girly”, je dirais que pour moi, la BD féminine qui s’annonce comme telle, et je crois que c’est ce que j’essaie de faire dans mon travail personnel, a comme souci majeur la question de la place, de la part des femmes dans notre société en général, et dans la société de la bande dessinée en particulier.

Gilles : Plus féministe que féminine, alors ?

Chantal : Je suis une femme, il m’arrive d’être féministe — je le suis de manière permanente mais plus ou moins selon le moment, par contre je suis femme et féminine tout le temps. Même si ma féminité n’exclut pas une certaine dose de virilité. J’ai ce souci de me penser en tant que femme dans ce monde dominé par les hommes, l’imaginaire et la création des hommes. Les hommes sont les maîtres de l’image à 90 %, qu’elle soit publicitaire, cinématographique, télévisuelle, graphique, picturale, nous sommes dans un monde où nous baignons, hommes, femmes et enfants dans un imaginaire masculin, des images masculines. C’est contre ce monopole que je résiste en essayant d’affirmer autre chose. Mon imaginaire n’est pas celui de Tardi, de Moebius, de Druillet, et je prétends, moi, à avoir le droit de lui faire de la place, et à ce qu’il soit pris, compris, discuté… Or, ça n’arrive que très rarement.

Émilie : Bon moi je suis pas sur une position différentialiste, en tout cas ça me ramène à une question que je voulais te poser, Tanxxx, savoir comment toi tu voyais ce dessin dont on a parlé [4], comment tu percevais la critique qu’en fait Chantal, et plus largement cette question de la différence des sexes, des stéréotypes (comme la pipe, les muscles) et des assignations de genre.

Tanxxx : Je vois une Olive qui s’émancipe, personnellement. Elle affirme clairement qu’elle n’a pas besoin de Popeye pour se défendre et s’en sortir. J’ai beaucoup aimé cette image dès que je l’ai vue.

Chantal : Il ne faut pas caricaturer. Pour moi c’est une image qui vient illustrer un texte qui se veut de libération, or je trouve — même si on peut en discuter — qu’elle dit exactement le contraire, et que les signataires de la charte devraient avoir mieux à faire que de se parer des plumes du coq ! Ce n’est pas en devenant Popeye avec pipe et biscoteaux, ni en se faisant plus grosse que le bœuf des comix américains, ni en se parant des plumes du coq, que les dessinatrices sortiront du poulailler. Ne vaudrait-il pas mieux essayer de créer une image représentant collectivement ce que nous sommes et souhaitons être : des femmes dessinatrices en lutte pour produire une autre image de nous-mêmes, pour conquérir une autre place dans le milieu sexiste de la bande dessinée et la société patriarcale ?

Tanxxx : Je suis pas vraiment d’accord avec ça, ces plumes-là ne sont pas plus au coq qu’à nous : on peut très bien avoir des muscles, des tatouages et fumer la pipe sans chercher à imiter les mâles, exactement comme on peut aimer le shopping et les talons hauts sans être une traîtresse non plus. Je me sens pas moins femme parce que j’arbore des tatouages à tête de mort. Je me suis dite femme à partir du moment où je me suis dite féministe, c’est arrivé simultanément. Avant je refusais qu’on me ramène systématiquement à mon genre.

Chantal : Le côté systématique est insupportable, tout comme le déni est insupportable.

Tanxxx : C’est pour ça que c’est arrivé en même temps, cette acceptation et finalement cette revendication de se dire femme. À force de me voir ramenée à mon genre — peu importe ce que je pouvais dessiner –, il y a eu un moment où j’en ai eu tellement ras le bol que, alors que j’étais plutôt anti-féministe, j’ai fini par réaliser que je me tirais une balle dans le pied. Il y a un truc qui se passe au moment où on affirme qu’on est féministe : on exprime le refus d’être perçue comme quelqu’un de faible. Se reconnaître comme victime ne veut pas dire qu’on est faible. On accepte finalement d’être une femme mais attention, une femme qui ne va pas accepter la position d’opprimée, passer de “je ne suis pas victime” à “je refuse d’être une victime”. Je refusais de me dire femme : je ne voulais être ni faible, ni gnangnan, ni décervelée, ni une pauvre chose stupide. J’étais féministe mais je l’ignorais.

Chantal : Je te reçois 5 sur 5. Aux Beaux arts, je crois que j’étais plus mec que les mecs finalement, être femme c’était s’identifier à la faiblesse, je faisais des dessins très virils que mes profs montraient en exemple aux élèves garçons, ce qu’ils prenaient assez mal, d’ailleurs… et puis à partir du moment où je suis entrée dans le métier, mon machisme “naturel” en a pris un coup. C’est-à-dire que même si mes dessins étaient costauds (cf. Popeye), on leur réservait quand même un traitement dévalorisant.

Tanxxx : Exactement ce qui m’est arrivé aussi. On m’a cantonnée au rôle d’essuyeuse de plâtres non payée, et dès que ça se mettait à marcher on foutait des mecs payés à ma place, parfois sans même prendre la peine de me prévenir.

Chantal : Idem ! Je livrais des planches à Jean-Pierre Dionnet (Humanoïdes associés), il me disait “d’accord, mais regarde un peu ce que fait Moebius”. Je livrais des planches à Jean-Paul Mougin (Casterman), il me disait “d’accord, mais regarde un peu ce que fait Tardi” etc. Je passais toujours après eux ! Et au nom de quoi ? J’ai fini par arriver à la conclusion bête, méchante et premier degré, que c’était parce que je suis une femme. On n’infligeait pas la même chose aux garçons, à part mes profs aux Beaux-Arts. Je suis sûre et certaine que Dionnet ne mettait pas une planche de Tardi sous les yeux de Crespin, par exemple, quand celui-ci lui présentait son travail ! Il n’aurait pas osé — il se serait peut-être fait casser la figure ?

Tanxxx : C’est très sournois, très insidieux. Et c’est pour ça que j’ai mis longtemps à  me rendre compte de la domination masculine, parce que ce n’est pas quelque chose de franc. On ne va pas te dire : je déteste les femmes. On va t’abaisser, te donner des petits sobriquets… Au bout d’un moment tu te dis : attends, je fournis autant de travail qu’un collègue masculin, je fais autant mes preuves, pourquoi mon travail n’est pas considéré de la même manière que celui des hommes ?

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Chantal : La question de la mise en valeur, oui. Par exemple, il y a eu une expo, récente, intitulée La BD fait sa révolution. Michel-Édouard Leclerc, épicier célèbre, organise une grande rétrospective : Métal hurlant, (À suivre), Pilote, et les auteurs (peu d’auteures évidemment) des années 70-80-90. Originaux, vidéos, interviews… Beaucoup d’auteurs, une centaine, peut-être plus, participant tous d’une épopée dont j’ai fait partie. J’ai eu droit à une seule planche exposée et je ne sais pas où ils l’ont trouvée, mais c’était une planche rafistolée, tachée, comme si quelqu’un avait marché dessus. Elle était accrochée dans un espace complètement à l’écart, un bout de couloir sans lumière, ou personne n’allait, à côté d’une planche de ma consœur Kelek. Flagrant délit d’ostracisme alors que je crois bien que j’aidais beaucoup à vendre Métal hurlant avec mes histoires. Shelter a même été un succès de librairie. Or, pendant que les Tardi, Munoz, Schuiten ont des cimaises entières, on montre une planche, une seule, de mon travail, et en mauvais état ! C’est ignoble ! J’ai été pionnière de la bande dessinée adulte et politique, politisée, pionnière du dessin de presse, mais c’est nié, gommé, effacé. Or, je refuse cet effacement. Cela suppose une réponse, or, seule, il est difficile de se battre, quel que soit le talent ou la force de la création. C’est plus efficace de continuer le combat avec d’autres, parce que je ne pense pas qu’il y ait que moi à être mal traitée, infériorisée — la preuve, ce que disent Tanxxx et les signataires de la Charte.

Gilles : Je reviens sur Ah!Nana pour exprimer un point de vue de lecteur masculin. Je trouve que les couvertures ne s’adressent pas spécialement aux femmes. Elles sont plutôt sexualisées, avec des fantasmes masculins, mais elles s’adressent à tout le monde, contrairement au ségrégationnisme de la BD girly.

Chantal : Certaines couvertures faisaient peut-être des clins d’œil au petit garçon que tu étais — les petits garçons s’émoustillent pour pas grand-chose — mais elles n’étaient pas réalisées dans cet esprit-là, je crois. Côté rédactionnel, il y avait pas mal de journalistes femmes, certaines plutôt féministes, comme Paula Jacques. Mais les hommes n’étaient pas exclus, ne serait-ce que parce que Dionnet et Philippe Manœuvre, quitte à prendre des pseudos féminins, participaient à la rédaction, voire même en étaient un peu les leaders. Ensuite, Ah!Nana n’était effectivement pas — selon le terme que tu emploies “ségrégationniste” et ce journal visait un peu tous les publics. En ce qui me concerne, je ne faisais pas de la bande dessinée pour les femmes. Ma série Andy Gang, sur les bavures policières, intéressait autant les garçons que les filles, si ce n’est plus.

Tanxxx : Oui justement, c’est toute la différence avec la BD girly… Tu vois ces couvertures de Ah!Nana érotisantes, Gilles, mais c’est un point de vue masculin aussi : tout nous dit partout que la femme, son corps, doit être érotique et rien d’autre. Et surtout tu parles d’un point de vue hétéro : si la femme peut être érotique il se peut que tu ne sois pas la cible, toi en tant qu’homme… Mais si je regarde les couvertures de Ah!Nana je ne vois pas la sexualisation, personnellement. Si oui il est question de sexe ou de corps, le propos ne s’arrête pas là  pour autant. C’est sans doute une des grandes différences avec l’image sexualisée des femmes produite par des hommes. Dans l’image des femmes sexualisée par des femmes, il y a avant tout l’émancipation, sexuelle entre autres. Je ne crois pas que ce soit un hasard si Ah!Nana a été taxé de pornographie quand la même chose dessinée par un homme est monnaie courante et s’étale partout. Ce qui est insupportable pour cette société-là c’est une femme qui s’émancipe et choisit aussi sa sexualité, elle est effrayante, monstrueuse : pornographique. Elle est forte et indépendante, et ça, les hommes n’en veulent pas.

Chantal : Oui, et contrairement aux dessins publiés dans Ah!Nana, la BD girly n’effraie personne… C’est une génération de femmes qui ont entre 25 et 35 ans et ont un imaginaire assez cadré il me semble. Sans être sociologue, j’ai l’impression qu’elles sont recrutées à peu près dans les mêmes milieux, on va dire la “gauche” bobo plutôt parisienne. J’ai parfois l’impression que le marché les a prises en otage…

Tanxxx : C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en parlant de piège. Je pense que certaines nanas font ça en toute bonne foi parce que ça leur plaît, c’est flagrant, et on peut assumer sans avoir à se coltiner une étiquette. Il faut aussi relier ça au phénomène des blogs.

Chantal : “Phénomène” récupéré par les “macs” de l’édition.

Tanxxx : Les éditeurs se sont mis à publier beaucoup de blogs et dans la catégorie “fille”, il fallait faire ce genre-là, quoi. Mais chez les garçons, il y a des choses aussi insignifiantes, bizarrement (en fait non) on se fout pas de leur gueule et on a pas créé de collection “boyly”.

Chantal : On a collé cette étiquette de girly sur une génération de femmes dessinatrices et c’était leur fabriquer un espace pour vendre, sur la base du mimétisme, un type de bandes dessinées à d’autres jeunes femmes, avec un pouvoir d’achat, avec un imaginaire souvent très régressif. Il y a une certaine régression par rapport à la bande dessinée des années 70 : par exemple je constate un retour assez fréquent à l’intime : “ma maman et moi”, “mon nombril et moi”, “mes chaussures et moi”, “mon chat et moi”, “ma libido et moi” etc., ce qui n’était pas tout à fait le cas dans la génération précédente qui, à mon avis, avait les oreilles et les yeux plus grands ouverts sur le monde.

Tanxxx : Ce que tu décris est loin d’être systématique. Par exemple, je suis beaucoup de féministes sur Twitter, des jeunes générations, entre 18 et 25 ans, qui sont très au fait de la question féministe, et ça m’impressionne beaucoup. Et puis on peut changer, évoluer, on affine son propos, on est pas immuables. Je vois l’éveil féministe de certaines blogueuses… D’un côté le girly avec tout ce que ça implique de patriarcal, d’archétypal et de l’autre, un développement militant assez incroyable impliquant des nanas de 18 ans super féministes. Et l’un n’empêche pas l’autre.

Chantal : Eh bien, c’est tant mieux.

Émilie : Est-ce qu’on peut revenir sur la dimension politique ? La charte réunit 150 signatures d’horizons différents, des autrices qui ne sont pas sur les mêmes positionnements politiques, on l’a dit, ou qui ne se situent pas explicitement dans ce registre d’intervention. Le “guide anti-Pénélope Bagieu” publié sur Fluctuat à l’époque disait en substance qu’il y a d’un côté les bourgeoises qui passent leur temps à faire du shopping et de l’autre les prolétaires qui racontent ce que c’est que la précarité d’après l’expérience qu’elles en font en tant que femmes, autrices de BD… C’est une question qui traverse tout le féminisme : doit-on ou jusqu’où peut-on être interclassiste ?

Chantal : C’est toujours la même chose, il y a les rapports de sexe et les rapports de classe. Mais la dessinatrice issue de la bonne bourgeoisie du 16ème arrondissement se heurtera à la question de la domination masculine comme celle qui vient des faubourgs d’une ville ouvrière. À la ségrégation sexuelle s’ajoute la ségrégation sociale, il faut donc se battre sur les deux terrains.

Tanxxx : On a des intérêts communs. Je me suis vachement interrogée sur ce point en voyant la charte s’élaborer. Forcément à autant de signataires, on ne peut pas avoir une unité politique surtout qu’on doit être quatre anarchistes dans le lot. Et parler de politique dans ce milieu-là c’est très difficile. Au final je pense que oui, je suis capable de mettre ça de côté. Ce qui n’empêche pas les débats internes, mais je crois que ce n’est pas quelque chose que je ferai ouvertement à  l’extérieur du collectif parce que ça peut être instrumentalisé très facilement, on voit souvent le féminisme bourgeois dénoncé comme la plaie ultime, c’est quelque chose de systématique — surtout chez les gauchistes et les anars d’ailleurs, où les mecs vont dénoncer telle ou telle initiative féministe (féministe seulement) — parce qu’elle relèverait d’une préoccupation bourgeoise.

Chantal : Beaucoup d’anciens gauchistes qui ont voulu faire la révolution et se sont plantés, s’en prennent aujourd’hui aux femmes : “c’est à  cause des femmes parce qu’à la fin on ne parlait plus que du stérilet et de la contraception dans les réunions !”. C’est lamentable.

Tanxxx : Voilà , ça m’horripile. À les entendre le Grand Soir serait passé depuis belle lurette si y’avait pas eu ces emmerdeuses de féministes (rires). En interne on pourra avoir des débats et des engueulades, les signataires sont tellement différentes que ça ne peut qu’arriver. Mais c’était important de pouvoir se regrouper.

Chantal : Ceci étant, le risque est que, comme toujours, ce soient les femmes de la bourgeoisie et des milieux dominants qui prennent le contrôle du mouvement… Voir ce qui s’est passé pour le MLF : une récupération par une élite sociale. Antoinette Fouque en tête qui d’ailleurs ne vient pas d’un milieu particulièrement nanti, enfin je ne sais plus. Toujours est-il que Les Éditions Des femmes se sont accaparées le sigle du MLF, son histoire, son “matrimoine” ; les autres ont été obligées, soit de passer complètement à autre chose, soit de créer de nouvelles structures. Mais il y a des moments où il faut faire cause commune. Je le vois au sein d’Artemisia, la lutte des classes y existe aussi…  Il se trouve que je suis un peu le fer de lance de ce mouvement, mais je n’ai pas tout à fait le bon pedigree. De plus, la “fonction” que j’occupe, c’est beaucoup de travail et de sacrifices et ça ne fait pas forcément envie aux autres membres. Mais c’est terrible de constater à quel point les rapports de classe peuvent barrer la route à l’émancipation des femmes. On n’a pas que les hommes sur le dos !

Tanxxx : Je suis bien d’accord.

Émilie : Le prix Artemisia a été créé en réaction au constat que dans les jurys des prix de BD il n’y avait que des mecs. Est-ce que l’idée de la création d’une structure éditoriale féministe (pas forcément sur les mêmes bases féministes qu’Antoinette Fouque d’ailleurs !) aurait un sens selon vous par rapport à ce qui se passe avec la charte ?

Chantal : Bien sûr. Moi c’est mon rêve mais j’ai pas une thune et je n’arrive pas à en trouver. Il faut de l’argent pour faire des livres, imposer sa ligne éditoriale… Je vois bien ce qu’il y a sur le marché. 5000 bouquins qui sortent par an, dont 2000 d’heroïc fantasy ou assimilé, avec des nanas qui ont des gros nichons et de grandes épées, 2000 sur le thème “les bobos parlent aux bobos”, “les filles qui parlent aux filles”, restent une poignée de francs-tireurs des deux sexes qui font un travail vraiment personnel.

Tanxxx : Il y a des éditeurs qui font un travail de marchand et d’autres un travail d’éditeur. C’est pour ça que mon petit cœur underground bat pour les petits éditeurs ou l’autogestion. Plus on va en dessous de la surface plus on aura de chance de trouver des fourmilières d’idées, une énergie qu’on ne verra pas en surface, et la considération pour les questions des minorités politiques (pas toujours, mais c’est là qu’on la trouvera sous sa forme la plus radicale).

Chantal : Ce qui manque, c’est une ligne politique. Une ligne, un regard. Appel au peuple.

Émilie : Le fait que le projet de cette charte n’ait pas d’orientation politique va peut-être permettre que naissent des structures qui elles le seront, pourquoi pas des structures éditoriales donc. Quand on lit les témoignages qui sont sur le site du collectif (bdegalite.org), on voit qu’il y a toutes sortes d’expériences, celles d’autrices qui ont réussi à se faire publier, celles qui disent leurs galères pour y arriver…

Chantal : Ceci étant, être auteure n’est pas un gage de qualité. C’est facile aussi de dire “Ah ben ! On veut pas de moi parce que je suis une femme !” Parfois on ne veut pas de toi parce que tu es nulle.

cocktail.jpg Tanxxx : C’est ce qu’on disait tout à l’heure, la question c’est : que cherche l’éditeur ? À faire un beau livre, ou à exploiter un filon ? Cela dit pendant longtemps je me suis dit qu’on me refusait des choses parce que je devais pas être encore au niveau. Et puis tu bosses, tu bosses et rien ne se passe. Et c’est à force de voir des gens qui te disent : “quoi, on t’a pas proposé tel truc ? Pourtant t’as un nom !” Et là tu réalises et tu regardes les projets et tu vois quoi, 98 % de mecs ! C’est assez hallucinant…

Chantal : C’est quand même toujours un problème pour les créateurs et créatrices d’être publiéEs quand elles/ils font un travail vraiment singulier. En substance, plus ton imaginaire est singulier, moins tu as de chance d’être publiéE. CQFD.

Tanxxx : Il faut aussi dire que quand ce n’est pas l’éditeur qui veut te mettre dans une niche, les chroniques de tes bouquins peuvent très bien s’en charger… Enfin pour revenir sur la charte et les galères des créatrices de BD, moi j’en avais marre justement que chacune vive ça dans son coin. Pour une fois on fédère quelque chose d’un peu plus large que 15 personnes. Après c’est sûr que la question de l’organisation peut se poser assez vite.

Émilie : Justement ça se passe comment, est-ce que vous avez des réunions ?

Tanxxx : Ben non, on est dispersées géographiquement, et avec un métier comme ça… C’est très compliqué de se regrouper physiquement. Il est question au moins de se réunir au festival d’Angoulême. Et sur le fonctionnement même du collectif, c’est encore informel, on n’en a pas vraiment discuté. Par contre on n’a pas de représentante, c’est ce qu’on a dit depuis le départ — ce qui n’empêche pas certains médias de squeezer le collectif en s’adressant directement à telle ou telle signataire de la charte — mais on refuse de représenter quoi ou qui que ce soit.

Chantal : Et savez-vous quelles autres réactions la charte a pu inspirer ?

Tanxxx : Ça a été relayé dans la presse mainstream donc, et je crois que le ministère du droit des femmes s’est manifesté… Et des assos féministes mainstream. Ce qui à titre perso m’emmerde assez mais bon, ça se discute et se discutera en interne.

Gilles : Moi je vois des réactions d’individus de sexe mâle qui pointent surtout la non-mixité de l’initiative : “pourquoi nous refusez-vous alors que nous, on aimerait tant vous défendre ?”

Tanxxx : À chaque fois qu’on monte un groupe non-mixte, féministe, il y a des mecs qui réagissent et s’insurgent, qui se déclarent plus féministes que les féministes et plaignent d’être ostracisés, mais à qui ne serait jamais venue l’idée, avant, de faire quoi que ce soit sur le sujet. Ce qui les emmerde, c’est d’être écarté d’office, ils ne supporteraient pas ne serait-ce que 2 minutes d’être une femme (rires). Pour ma part, j’ai appris à passer outre ces jérémiades : on a un combat à  mener.
C’est toujours le caractère non mixte qui interpelle : “non mais attends moi aussi je me sens concerné, merde !”. Alors je leur dis : “tu veux défendre la cause féministe ? Mais vas-y, pourquoi attendre qu’un collectif non mixte se lance pour avoir des choses à dire ? exprime-toi, qui t’en empêche ?” Certainement pas moi.

Chantal : Ni moi !

[1] Lu sur le site du festival : “Cette rencontre traitera d’une problématique peu abordée, celle des hommes dans la bande dessinée. Avec des invités aussi prestigieux que Florent Ruppert, Charles Berberian, Zep (sous réserve) ou Franky Baloney, nous essayerons de comprendre pourquoi notre beau métier a longtemps été considéré comme un métier d’hommes, et surtout, surtout, en quoi le fait de posséder une paire de boules fait la différence lorsque l’on tient un crayon. De la guerrière en bonnet D en passant par les grosses cylindrées, tous les sujets seront abordés sans tabou.
[2] Voir Virginie Tallet (2006), Le magazine Ah!Nana : une épopée féministe dans un monde d’hommes.
[3] Suite à un dossier consacré à l’inceste, annoncé en Une du neuvième numéro.
[4] Olive Oyl est un dessin de Julie Maroh, créé pour illustrer la charte.

Tanxxx – dernier ouvrage paru : Velue, 6 pieds sous terre éditions, 2015.

Chantal Montellier – dernier ouvrage paru : La Reconstitution. Livre 1, Actes Sud, 2014.