La critique ne peut avoir pour objet le “beau”, mais l’ “agréable”. Elle ne consiste pas à imposer un monde comme étalon mais cherche ce qui, dans le goût, pourrait être partageable(Eric Loret)

 

cadre_maree.jpg Vive la marée !
David Prudhomme & Pascal Rabaté – Futuropolis

Scénario balnéaire, laissez-vous porter par les flux et reflux de l’océan atlantique, misez sur la poésie du quotidien plutôt que la grande aventure. Rabaté a emprunté dialogues et bons mots à des rencontres de comptoir, de camping ou d’ailleurs, selon le mode opératoire traditionnel. Prudhomme confirme son génie de l’observation. Ah ! la danse du joueur de boules ! Il y a du Tati dans cette gourmandise burlesque à croquer les gens dans un environnement où ils ne trouvent pas tout à fait à leur aise, explorateurs maladroits moquant la gaucherie de leurs voisins. Vive la marée ! n’est pas très éloigné de La traversée du Louvre, les touristes ont juste changé d’endroit. Jeux visuels, clins d’œil et contre-pieds à foison. Une scène de plage s’étend sur près de cinquante pages — certainement le record du genre — on ne s’ennuie pourtant jamais. Mieux encore on y revient, comme on retourne au parasol, pour reprendre l’observation amusée de nos semblables. Rabaté et Prudhomme : le goût des autres, toujours.

 

cadre_niaiseuse-2.jpg Petites niaiseuses
Sandrine Martin – Misma

Épisodes autobiographiques livrés de manière chronologique, qui interrogent le sens de l’existence en écartant toute nostalgie. Le trait ne cherche pas l’exactitude mais la justesse, et le texte — foisonnant, littéraire –, explore avec lui une remembrance plus introspective que descriptive. Les deux formes enchevêtrées témoignent de la force de ce beau médium qu’est la bande dessinée quand on le laisse ainsi s’épanouir. Pas de drame familial à régurgiter, pas de larme à tirer malgré la mort ou la séparation. En longue traîne de cette lecture pudique et cérébrale résonne le mot décalage : géographique, perceptif ou affectif, il est permanent. La jeune femme n’est pas indifférente et n’oppose aucune radicalité à  ses proches, mais elle reste toujours plus ou moins déphasée par rapport au monde qui l’entoure, les lieux, ses interlocuteurs et leurs attentes — à moins que ce ne soit le contraire. Là  sans y être tout à fait, bientôt eux n’y seront plus. Un sentiment universel ?

 

cadre_vita.jpg Vita obscura
Simon Schwartz – Ici Même

Une trentaine de destins expédiés en quelques images. Ces gens-là ont existé. Des noms connus, tout est affaire de culture personnelle, et puis des noms qui disent vaguement quelque chose, enfin des noms qu’on croirait issus de l’imagination de l’auteur. Robert Johnson, Moondog et Alan Turing : oui. Mais un fabricant de tronçonneuses a vraiment fait démonter un pont de Londres pour le reconstruire à l’identique en Arizona, une infirmière a vraiment survécu à trois naufrages de paquebots dont le Titanic, etc. Format à l’italienne, casse-tête éditorial sans doute : Simon Schwarz a beaucoup de choses à dire sur peu d’espace et il fait évoluer son support en fonction du sujet (papier standard, vieux cartons, matériaux divers). Précisons que chaque instantané biographique tient sur la page de droite, celle de gauche restant vierge afin de ne pas surcharger la lecture — vierge mais pas blanche, d’une couleur unie parfaitement accordée à la dominante d’en face. Fait partie de ces livres sur lesquels on rechigne à se pencher pour des raisons ayant à voir avec ce qui précède (le fameux complot contre les presbytes), surtout parce qu’on l’a mal regardé. Une fois le geste amorcé, immersion sans condition.

 

cadre_immersion.jpg Programme immersion
Léo Quievreux – Matière

Immersion encore, donc. Des agents très spéciaux se poursuivent entre rêve et réalité, parfois se doublent, parfois se perdent. La première étrangeté surgit d’un dessin jonglant avec les formes géométriques et l’abstraction, sans pour autant sombrer dans une expérimentation hermétique. Au contraire : la puissance graphique est telle qu’on se trouve rapidement absorbé par les pages, les dérives paranoïaques et les manipulations des protagonistes. Pour qui aime les distorsions, le tranchant du noir… accessoirement la science-fiction et les histoires d’espionnage.

 

cadre_vie.jpg Une vie d’amour
Nicoby – Vide cocagne

Le temps d’un rapport sexuel qui durerait une vie entière de couple. Les corps se découvrent, ils sont jeunes et impatients, se déshabillent, s’aiment. Sûrs de leurs gestes, ils continuent d’explorer, curieux de nouvelles sensations tandis que les chairs se creusent et enfin, vieillis, flapis, ils s’endormiront côte à côte. Belle histoire œcuménique à lire à deux (le livre est très court, on peut donc rapidement passer à autre chose, à deux toujours, oui, bonne idée).

 

cadre_babyboom.jpg Babyboom
Eugénie Lavenant et Jean Vautrin – La Boîte à  bulles

Duncan aime Tracy à  la folie. Tracy désire un enfant à en devenir cinglée. Utilisant les codes de l’illustration davantage que ceux de la bande dessinée (images et texte séparés), Eugénie Lavenant et Jean Vautrin adaptent une nouvelle de ce dernier qui ne verra hélas pas le livre achevé. Elle travaille à partir de mises en scène photographiques. Trop facile, autant faire directement du roman-photo ? Mais ses images, depuis les premiers et très chouettes bouquins publiés aux éditions Matière, lui sont immédiatement attribuables : son travail ne se résume pas à un décalquage ou un traitement infographique. Décors et fringues des années 2010, texte écrit au milieu des années 80. Les mots sont “machine à  écrire” et l’image montre un ordinateur portable. Loin de nuire au propos, cette torsion accompagne la sidération des personnages, leur dérive, comme s’ils cohabitaient dans un rêve aussi artificiel que l’objet de leur désir, un rêve savamment entretenu par des négociants en produits de substitution et des toubibs qui nous veulent du bien. Voir aussi, du même duo aux éditions Sarbacane, Le pogo aux yeux rouges.

 

cadre_velue.jpg Velue
Tanx – Six pieds sous terre

Tanxxx revient à  la BD, perd deux x et libère son dessin pour le récit le plus sombre qu’elle ait jamais livré. Fini, le rire goguenard. Isabelle serre les dents déjà sur la couverture. À travers le parcours de cette jeune femme qui refuse de s’adapter au regard normatif des autres, une parabole sur la stigmatisation sociale et l’exclusion. Quitte à trouver un révélateur, quoi de plus judicieux que le poil, à une époque où il ne s’entretient qu’au dessus des oreilles — éventuellement autour de la bouche masculine — mais doit s’effacer partout ailleurs ? Handicap, monstruosité, et cette pilosité qui finit par donner à  Isabelle un air de moricaude : autant de raisons de lui jeter des pierres. Velue se lit comme un roman noir, dans la tradition critique et contestataire du genre. Fable sans morale, petite baffe vivifiante, retour réussi.

 

Vue sur le lac
Blutch – Dargaud

Ouvrage panoramique publié à l’occasion du Festival de Lausanne où le strasbourgeois tient le haut de l’affiche. Dessins pour la presse, projets d’affiches, esquisses, croquis sur le vif, travaux préparatoires. Beau et au delà puisque c’est Blutch, ce qui n’empêche pas la déception : la somme ne fait pas l’essence. Le problème vient du choix du matériel présenté. L’hommage au dessinateur Dan deCarlo ne méritait peut-être pas trente pages (le livre en compte 180). La musique et le cinéma, sources d’inspiration majeures pour l’artiste, sont par contre étrangement dédaignés, évoqués de façon marginale. Enfin, si l’ouvrage lorgne sur le livre d’art c’est surtout en matière de prix (34 euros), car sa réalisation tient plus de l’album franco-belge commun que du catalogue muséal dont on aurait chiadé la forme. Son ampleur rappelle néanmoins l’évidence, que la représentation des corps est ici au sommet, avec une prédilection pour le féminin célébré encore et encore. Fluidité et sensualité du geste, équilibre maintenu entre suggestion et exubérance, petit Christian est devenu grand — dessinateur érotique.

 

cadre_alger.jpg Alger-Marseille, allers-retours
Nawel Louerrad / Benoît Guillaume – Cambourakis

Tête-bêche, un marseillais et une algéroise passent de l’autre côté de la Méditerranée sur proposition du MuCEM. Leur résidence respective doit aboutir à la réalisation de chroniques dessinées, regards en correspondance sur la ville qui les accueille. Ils se représentent au cœur de chaque image, davantage préoccupés par leur position dans la cité que par la cité elle-même. L’une compte les jours en attendant l’inspiration et l’autre, parti à  la recherche de la Casbah, trouvera les fantômes de l’Algérie française. Benoît Guillaume et Nawel Louerrad ne manquent pas de personnalité. Au trait charbonneux du garçon (Alger sera noire) répond le dessin épuré de la fille (Marseille sera blanche). Malgré le péril de la commande artistique, avec un “bon sang qu’est-ce que je fous là ” qui rode entre les cases, le livre n’est pas dénué d’intérêt.

 

cadre_tyler.jpg Tyler Cross, Angola
Nury et Brüno – Dargaud

Épatant ! La nouvelle aventure du plus intrépide de tes copains ! Non non : Tyler Cross n’est pas ton copain, Tyler Cross n’est le copain de personne, Tyler Cross est un voleur, un assassin, une sale engeance que personne ne voudrait pour compagnon de jeu. Mais dans ce monde de crapules on décale forcément l’appréciation, il y a toujours plus moche, plus inhumain, et Tyler cross en deviendrait presque un héros positif. Second épisode (qui ne nécessite pas la lecture du premier), où il tente de s’échapper d’un centre pénitentiaire gangrené jusqu’à l’os par le vice et la corruption. Brüno et Nury dressent le portrait de mauvais garçons en mode survie, sombres et peu diserts, figures rappelant le cinéma de Melville (les personnages de Brüno, par leur expression figée, ont toujours un côté hiératique). Et les femmes ? Traîtresses, nymphomanes, mères abandonnées : la routine. Plaisir de lecture coupable. Décidément, il faut croire qu’en compagnie de Tyler Cross personne ne peut rester innocent.

 

zai.jpg Zaï zaï zaï zaï
Fabcaro – 6 pieds sous terre

“Une grande farce tragique“, dit l’avatar de Fabcaro pour qualifier sa cavale peu de temps avant la fin. Le drame a pris forme dans un banal supermarché. Au moment de régler ses courses, notre héros s’est aperçu qu’il avait oublié sa carte du magasin dans la poche d’un autre pantalon ! Spirale infernale : obligé de s’enfuir en brandissant un poireau pour garder le vigile à distance, il est rapidement devenu l’ennemi public numéro un, celui dont on cause au comptoir, le croquemitaine qui fait peur aux enfants. Le génie de Fabcaro est de composer un récit non-sensique sans la moindre étrangeté. Tous les angles de vue et discours résonneront de façon familière à qui s’intéresse un tant soit peu aux obsessions sécuritaires, entre autres comportements politiques et sociaux de l’époque, ainsi qu’à leur traitement médiatique — abstraction faite du statut de l’auteur de bande dessinée dépeint ici comme la lie de la société, un private joke qu’apprécieront surtout les copains de la profession. L’autre génie de Fabcaro est de dérouler sa narration, sans point mort, en additionnant des pages qui peuvent s’apprécier de façon autonome (scénariste pour Fabrice Erre ou James, il est familier de l’exercice). Avec ses tirades déjà cultes (“Merci Nathalie, nous nous retrouverons plus tard pour de plus amples suppositions“), un de ces livres dont on parle en soirée la larme à  l’œil, dans une joute de bons mots, en stimulant les non-initiés pour qu’ils s’y mettent eux aussi. Farce hilarante et moderne, d’une grande intelligence satirique.

 

blob.jpg Blobby boys
Alex Schubert – Misma

Trois mutants jouent du rock, vendent de la drogue, tuent des gens. Leurs motivations profondes restent floues. Il y a aussi Fashion cat, “la star la plus célèbre du monde“, aussi méchante et superficielle que les précédents. Ces vauriens évoluent dans des décors urbains évoquant les jeux de plate-forme : les Freak brothers ont bien changé. Schubert fait semblant de découdre puis recoudre ses histoires sans se préoccuper des raccords. On ne peut d’ailleurs pas vraiment parler d’histoires, plutôt de saynètes qui oublient de développer l’intrigue après l’avoir introduite. Bande dessinée de faux slacker, géométrique et sans tâche, plus subtile qu’elle en a l’air : à découvrir.

 

kokor.jpg Au delà  des mers
Kokor – Futuropolis

Par son dessin (relativement) foisonnant et ses dialogues bavards (sans excès), Kokor montre beaucoup mais paradoxalement dévoile assez peu, demandant à ses lecteurs des renforts d’imagination et d’interprétation. Est-on bien sûr de ce qu’on a lu ? Où l’auteur veut-il nous conduire ? C’est l’histoire du chaînon reliant le réseau marin à la toile terrestre. Cet être très ancien, mi-poisson, mi-humain, ressemble quand il nage à un spermatozoïde à deux flagelles. C’est aussi l’histoire d’une ado qui parle aux animaux et voudrait sortir du cadre imparti, de la doyenne de l’humanité qui n’est pas celle que l’on croit, d’une association où tous les membres se surnomment “poiscaille”. Un livre sur le fil tendu entre humanité et animalité, enfance et âge adulte, terre et mer, vie et mort. Un livre portuaire, aussi délicat que poétique, qui incite à la rêverie et à l’humanisme.

 

pablo.jpg Le Paradis perdu
Pablo Alaudell – Actes sud / L’An 2

Adaptation du poème épique de John Milton (1608-1674). Grosse, grosse baston entre les légions célestes, puis viendront la Genèse, l’arbre de la connaissance et tout le toutim. Pour résumer, il s’agit d’une lutte de pouvoir entre grands garçons (même si les anges ne sont pas sexués, ils s’appellent Michel et montrent leur zizi), deux ou trois filles se contentant de faire tapisserie ou des bêtises. Ici, “liberté” rime avec “diablerie” et “amour” avec “soumission”. Restons sur l’aspect formel, absolument somptueux : bichromies inspirées, fusains charbonneux, corps évoquant la renaissance italienne autant que le Péplum de Blutch. Hélas, le texte accompagne l’image en son sein : on devra donc supporter ces polices numériques qui, dans des cartouches inappropriés, viennent comme d’habitude saloper tout le travail. Vraiment dommage.

 

thea-2.jpg Mourir ça n’existe pas
Théa Rojzman – La Boîte à  bulles

Psychanalyse et délivrance. Un homme découvre que ses pulsions de mort ne lui appartiennent pas. L’action ne se passe pas dans le cadre feutré d’un cabinet, le patient qui n’en est pas un ne s’exprime pas lui-même ou très peu, laisse ses vieux amis imaginaires verbaliser à sa place. Allers-retours temporels, souvenirs remontant à  la surface comme le corps du noyé. Que l’écriture d’une fiction puisse servir d’alternative ou de complément à une thérapie n’a rien d’exceptionnel, c’est parfois même la motivation première (Catharsis, de Luz). Proposer de suivre une espèce d’analyse, qui en l’occurrence s’achèverait avec la dernière page du livre, voilà qui est singulier. Théa s’intéresse moins au drame familial éclairant les névroses de son personnage qu’à l’expression du refoulé, qui enfin permettra d’en limiter les ravages et de revenir à la vie. Sur le plan formel, elle manipule les représentations avec fragilité, se fiche bien des décors sauf quand ils font sens, concentrée sur les tâches, la peinture qui coule et s’étend comme le protagoniste salit ses toiles — il est peintre lui aussi. “J’ai commencé à voir des trucs dedans, comme les monstres qu’on peut voir dans les nuages» dit-il. «J’ai barbouillé avec mes mains, pour donner forme à  ces visions étranges. C’est l’intérieur de qui, ça ? L’intérieur de quoi ?

 

zeros.jpg Super zéros
Compilé par Jon Morris – Huginn & Muninn

Une anthologie de héros oubliés qui se picore plus qu’elle ne se dévore. Où l’on s’interrogera sur la nature exacte de la source à laquelle s’abreuvent les auteurs pour trouver l’inspiration. Comment résister à des super slips portant le nom de Docteur Hormone, B’Wana beast, Fatman the human flying saucer ou encore Madam Fatal (un type qui se travestit en mamie pour cogner les méchants) ? Anecdotique mais délicieux. Notons la présence dans la liste de Stardust, du perturbé Fletcher Hanks, qui dans les années quarante prenait plus de soin à détailler les sévices infligés aux vilains qu’à développer ses intrigues, et que Thierry Groensteen a mis à l’honneur dans le très recommandable Je détruirai toutes les planètes civilisées (Actes sud / L’An 2).

 

Bonsoir
B-Gnet – Aaarg!

Nouvelles humoristiques revisitant avec bonheur les figures fantastiques de la contre-culture (Dracula, Loup-Garou, inquisiteur, zombies). Goossens dans le rétroviseur. Mais l’impression n’est pas à la hauteur : encres ternes, couleurs fades — une fois de plus chez Aaarg!, il ne faudrait pas que ça devienne une marque de fabrique de la maison marseillaise.

 

area.jpg Area 51, T1 et 2
Hisa Masato – Casterman

Rien à voir avec Roswell, quoique. Alors on dirait que toutes les émanations mythologiques, les monstres et les créatures de légende se trouveraient confinés dans une ville ressemblant de loin à  Sin city. Le vaste décor étant planté, on peut raconter n’importe quoi. Vampires, dieux, spectre du roi Arthur, carpe géante, pistolets vivants : l’imagination au pouvoir. L’articulation entre les différents récits s’opère via une détective privée qui, épaulée d’un kappa (créature du folklore japonais), résout tous les problèmes en tirant dans le tas. Pourquoi cette humaine a-t-elle atterri là ? Mystère dévoilé à dose homéopathique au fur et à mesure des publications. Si le manga a du succès, on n’est pas rendu. Moins ambitieux mais plus débridé que le Fables de Willingham, sans grande prétention sinon celle de divertir le chaland. En ce sens, et considérant le chouette dessin qui prend ses aises avec les standards, une attachante réussite.