C’est par une grâce de Dieu que nous possédons dans ce pays trois choses indiciblement précieuses, la liberté d’expression, la liberté d’opinion et la prudence de ne jamais mettre en pratique ni l’une ni l’autre(Mark Twain)

 

cadre_quarantaine.jpg En quarantaine
Joe Ollmann – Presque Lune

Il y a d’abord l’exaspération relative à une drôle de tradition nord-américaine. Ce sentiment de culpabilité démesuré, souvent mâtiné de difficultés relationnelles, qui pousse les auteurs de comix à la dépression ou la masturbation frénétique, voire les deux, qui les pousse surtout à écrire des livres à la première personne en déballant leurs petites misères. On retrouve cette même exaspération à la lecture de En quarantaine : toutes ces pages pour… pour ça ? “Je suis en couple mais je désire une autre fille, je ne suis donc qu’une grosse merde“. Ah oui, effectivement, hou la la, d’accord. Variante : “Mon chat est mort. Je croyais que je ne l’aimais pas mais c’est faux, je pleure comme une madeleine. Quand je vous disais que je n’étais qu’une grosse merde“. Mais l’expression de cette culpabilité égocentrique peut devenir beaucoup plus digeste avec un peu de mise à distance (“Hey les gens, en fait quand je me dessine c’est pas moi [clins d’œil répétés]”) et de l’humour noir. Autoflagellation et autodérision vont souvent de pair, dans notre cas ça fonctionne plutôt bien. Joe Ollmann raconte aussi une vraie histoire et pas une simple succession d’anecdotes concernant son grand âge, en animant des personnages dotés d’une réelle profondeur psychologique. Et d’une mauvaise conscience systématique. Le chapitre final (notre héros va-t-il finir par faire la Faute des fautes, omg ?) est aussi prévisible et pénible à lire que haletant dans son développement maîtrisé en jeu du chat et de la souris. Sentiment contrasté, donc. Encore un livre édité par Presque Lune qui mérite le détour, même si.

 

Fugazi music club
Marcin Podolec – Gallimard

La vie éphémère d’une vraie salle de concerts à Varsovie au début des années quatre-vingt dix, le genre de lieux qui ne doivent leur existence qu’à la spontanéité et l’acharnement de quelques passionnés. Comme souvent, l’histoire s’achèvera sur des problèmes d’ego (pas tant que ça), de violence, de racket, de drogue. Il est rare de lire de la bande dessinée polonaise mais l’origine géographique n’apporte en l’occurrence rien sur le plan formel : le dessin ressemble à beaucoup d’autres. Trop quelconque et propret pour témoigner avec sensibilité du romantisme rock, de la nuit, du bruit, de la cendre froide, de la crasse. Ouvrage sympathique néanmoins pour l’enthousiasme du créateur du club qui déroule le récit, intacte nostalgie.

 

cadre_renarde.jpg La renarde
Marine Blandin et Sébastien Chrisostome – Professeur Cyclope

Cruelle, arrogante et rusée, la renarde joue avec la nourriture, manipule et malmène ses camarades d’écosystème. Surtout, entourée d’animaux crétins ou dépressifs qui la détestent autant qu’ils l’envient, tous aliénés à leur condition sociale (conduire les moutons, chasser le perdreau, brouter la luzerne, ruer dans les brancards, se reproduire encore et encore), elle incarne la liberté. C’est pour ça qu’on l’aime, qu’on rit de ses vilenies et qu’on en redemande. Dessin offert au burlesque, fausse simplicité touchant à l’essentiel. Le bestiaire est irrésistible, mention spéciale au clébard réduit à sa truffe et aux lapinots kawaï.

 

Yalla bye bye
Isabel Peterhans – L’Agrume

Alors je voudrais dire des choses après cinq mois passés à  Jérusalem. J’y ai rencontré un panel représentatif de la population locale : des étudiants israéliens et un palestinien dont je précise qu’il est athée, ah, et puis aussi un guide touristique — je dois en oublier quelques-uns –, qui m’ont permis de prendre la mesure de la complexité de la situation. J’ai vécu des trucs hyper-forts, j’ai même subi la violence de plein fouet car un soir où nous étions avec quelques amis en train de boire un verre devant un bar d’artistes, soudain, une bouteille éclate à quelques mètres de nous ! Ça fait relativiser bien des choses. Bon. Donc on en fait un livre. Mes éditeurs ont tout de suite été séduits par l’encéphalogramme plat de la réflexion, l’absence de perspective historique et la vacuité globale des propos rapportés. Ensemble, on est arrivé à  la conclusion qu’il est “impossible de raisonner de manière schématique et dichotomique“. Puis on est allé boire une bière dans un bar d’artistes pour décompresser.

 

Un temps de Toussaint
Angelo Zamparutti et Pascal Rabaté – Futuropolis

Les deux acolytes visitaient en 1999 cette province de toile cirée et formica qui les passionne toujours autant un quart de siècle plus tard, même si leur collaboration se concentre pour l’essentiel sur la forme cinématographique. Chef-décorateur des trois longs-métrages Les petits ruisseaux, Ni à vendre ni à louer, Du goudron et des plumes, Zamparutti a secondé Rabaté dans l’élaboration de tous (?) ses films depuis 1995. Tendresse pour les losers, goût de la formule et du langage de comptoir, une envie de rire sans condescendance, tout y est. Un temps de Toussaint pourrait être leur déclaration d’intention en 20 pages. Notons que la réédition de cette histoire permet aussi de savourer la peinture de Rabaté, qui à l’époque travaillait sur Ibicus en utilisant la même technique. Précision vénale : le livre ne coûte pas grand chose — 6 euros, doit-on ça à  la pagination très réduite et l’utilisation d’un matériel ancien ? Cartonné A4, papier épais, beau façonnage, impression italienne. L’éditeur finira peut-être par se rendre compte qu’il s’est planté sur le prix.

 

Cahier de vacances pour la plage, la révolution et les dîners mondains
Steve Michiels – FRMK

Ceci n’est pas un livre de bandes dessinées mais bien le recueil d’activités et de plaisanteries qui cet été vous aidera à tuer l’ennui du camping : dessins d’humour, labyrinthes, jeux des neuf différences, coloriages et même quelques images pédagogiques montrant que les bêtes ne s’accouplent pas forcément pour se reproduire. Steve Michiels a fait de la banlieue pavillonnaire son terrain de jeu car il n’aime rien tant que miner la normalité petite-bourgeoise. “Jamais artiste n’aura aussi bien représenté les mœurs et coutumes des gros chauves à moustache“, prétend l’accroche de l’exposition que les Rencontres du 9ème art lui consacrent jusqu’au 16 mai au musée des Tapisseries d’Aix en Provence. Les aventures d’Albert, petit gros à moustache, ne sont pourtant pas si conventionnelles que ça. Disons : aussi réalistes que les travaux d’un autre belge, René Magritte, à qui Michiels rend d’ailleurs hommage dans une courte histoire en bandes dessinées présentée à l’expo. À voir pour vous donner une idée de l’univers de l’auteur, le court-métrage d’animation Sacrée soirée. À lire aussi, chez Fremok, son remarquable Crépuscule civil (2014, rapidement chroniqué ici).

 

cadre_parages.jpg Mille parages
Simon Hureau – La Boîte à  bulles

La bourlingue sacoche à l’épaule, le voyage par le détail, les rencontres qui ne se planifient pas dans les guides touristiques. Beaucoup d’extérieurs : Simon Hureau aime la nature sans jamais l’idéaliser. Il expose sa cruauté quelques carcasses à l’appui, croque sans relâche le foisonnement végétal, peut aussi se passionner pour des insectes virevoltant sous un néon ou décrire la sérénité d’une nuit à la belle étoile. C’est en animal qu’il se révèle curieux de toute chose, aux aguets quand il s’aventure dans la jungle, ou en ville, quand il cherche un nid pour étendre son duvet à l’abri de la pluie. Anecdotes qui donnent envie de marcher et d’observer le monde, à commencer par celui qui s’ouvre en bas de chez soi.

 

Soucoupes
Obion et Le Gouëfflec – Glénat

Un disquaire ombrageux fait copain-copain avec un extra-terrestre à tête de godemiché. Extension du domaine de la fraternité. Le cosmonaute qui n’enlève jamais son scaphandre aidera le terrien à affronter ses tourments, puis l’emmènera en croisière aux confins de la voie lactée. Dans la galaxie du divertissement en bande dessinée, une petite météorite sympatoche.

 

cadre_favorite.jpg La favorite
Matthias Lehmann – Actes Sud BD

L’action se déroule pendant le mandat de Giscard, quand le président s’invitait à la table des contribuables de province pour faire peuple. La favorite traite de déterminisme social et d’une éducation au martinet. Poursuivre la présentation risquerait de corrompre le plaisir de lecture, alors restons vagues : Lehmann dresse le portrait d’adultes sans avenir, monolithiques dans leurs obsessions, bientôt débordés par l’ingénuité des enfants et leur gourmandise de vie. La haine prospère avec les châtiments corporels mais l’insouciance n’est jamais loin. Ici, les mômes se comportent vraiment comme des mômes, ne disposent pas de toutes les clefs pour comprendre ce qui se passe autour d’eux. Notons que cette façon assez réaliste d’envisager l’enfance est plutôt rare en bande dessinée et en littérature à destination des adultes, où l’on prête volontiers aux pré-ados des réflexions et des intentions de grandes personnes. Le dessin qui suggère la gravure et la carte à  gratter (l’auteur est un orfèvre en la matière) colle parfaitement à l’ambiance victorienne de ce drame psychologique avec du Pif gadget dedans. À lire absolument !

 

City & gender
Julie Maroh – La Boîte à  bulles

Espace d’expression patriarcale, la rue contraint les corps et les comportements. Quelques constats et réflexions, directement illustrés ou exploités sur un mode fictionnel. Ce projet de l’auteure du Bleu est une couleur chaude fut initialement publié par tranches dans un magazine taïwanais. Fallait-il — déjà — en faire un livre ? 22 pages de bandes dessinées en tout et pour tout, petit format, artificiellement doublées pour une version anglaise en tête-bêche : il est frustrant d’arriver au milieu de l’ouvrage et s’apercevoir qu’il est déjà fini.

 

cadre_reveurs.jpg Les rêveurs lunaires
Cédric Villani et Edmond Baudoin – Gallimard

Ne pas se laisser abattre par les considérations scientifiques car leur poésie peut nous emporter (même si on en connaît que ça endort) ! Et puis les deux auteurs affirment que le dessin, c’est de la mathématique. Évocations biographiques de quatre personnalités aux idées iconoclastes dont le génie a pu “changer l’Histoire“. Leur contribution à l’achèvement de la seconde guerre mondiale, l’hostilité de la hiérarchie militaire ou l’ingratitude de la société à leur égard a convaincu Cédric Villani, médaillé Fields et directeur de l’institut Henri Poincaré, de les rapprocher sur le papier. Ce sont trois scientifiques (Alan Turing, Werner Heisenberg, Leo Szilard) et un soldat (Hugh Dowding) dont parle Villani avec chaleur, son propos humaniste étant interprété en langage dessiné par le grand Baudoin. Décidément, Edmond aura dessiné tout ce qui ne semblait jamais pouvoir l’être, musique, danse… ou réaction en chaîne. Objection malgré tout : les quatre personnalités citées sont toutes des hommes, et ce livre perpétue le mythe du “génie masculin”. Villani le reconnaît dans sa postface : “notre galerie de rêveurs manque cruellement de rêveuses, dira-t-on. C’est vrai. Jusqu’à  une époque récente, les rêveuses n’avaient que peu d’occasions d’occuper les premiers rôles“. Pourtant, il cite dans la foulée le nom de trois scientifiques contemporaines des précédents et dont les travaux furent déterminants quoique parfois minimisés (Lise Meitner, Rosalind Franklin et Ida Noddack). Elles n’auraient pas dépareillé dans son bouquet de rêveurs malmenés, ayant toutes trois été confrontées à l’hostilité et l’ingratitude. Des mâles, en l’occurrence.

 

reste.jpg Le reste du monde
Jean-Christophe Chauzy – Casterman

Achevant leurs vacances à  la montagne, une femme et ses enfants voient leur retour en ville contrarié par un cataclysme dont ils mesureront l’ampleur au fil d’un périple sur des routes défoncées. Le trio trouve refuge dans une bourgade coupée du monde, quelques jours de répit avant que les habitants, face à la pénurie de nourriture, ne sombrent dans l’individualisme et la violence. Attendons la suite pour voir si l’entraide et la réinvention sociale prennent le dessus, ou plus prosaïquement, si nos héros retrouvent leur ordinaire et dans quelles conditions. Chauzy excelle à rendre la nature belle, menaçante, puis vraiment terrifiante. Sur le thème de la survie post-apocalyptique, une variation réussie.

 

Le sculpteur
Scott McLoud – Rue de Sèvres

Un homme tourmenté rencontre une femme dépressive. Si le sculpteur n’envisage son quotidien que dans la perspective de la reconnaissance de son art, toujours à venir, sa copine vit pleinement tous les instants de son existence, sauf quand la dépression reprend le dessus. Scott McCloud a parfaitement huilé la mécanique narrative de ce récit à grand spectacle qui, étendu sur 500 pages, n’est jamais ennuyeux. Mais la faiblesse du dessin atteste d’une forme de souffrance, on imagine l’auteur de L’art invisible courbé sur l’écran à suer sang et larmes pour matérialiser son projet : il pourrait se contenter de sous-entendre, cherche au contraire à démontrer, aimerait que les visages reflètent les tourments intérieurs, ne néglige aucun détail. Difficile avec un trait aussi besogneux d’aborder le terrain esthétique, et même si McCloud reste à distance des goûts de ses personnages, il représente leurs œuvres et leur fait prononcer des jugements de valeur… Alors ça coince. De plus, on regrettera qu’il réduise la pratique artistique au faire et qu’il participe à la traditionnelle confusion des valeurs : l’art ne s’apprécierait qu’à l’aune de la reconnaissance publique ou économique ? Ajoutons enfin que le scénario témoigne d’un rapport au monde typiquement nord-américain, chargé de symboles et de grandiloquence sentimentale. Attendre 200 pages de relations amoureuses avant de commencer à se toucher le pipi, voilà qui est exotique. Toutes réserves faites : pour qui aime les pavés exotiques, donc, aussi les violons et à la fin, l’orchestre symphonique.

 

cadre_regression.jpg La régression (nouvelle jaquette)
William Henne et François Olislaeger – La Cinquième couche

Un boutiquier accuse un jeune homme de lui avoir volé une paire de chaussures. Le jeune homme va porter plainte. Histoire construite à rebours pour mieux déconstruire le fait divers, bousculer les a priori et les clichés. Il ne s’agit pas d’une enquête policière à  proprement parler, qui part toujours de la conclusion d’une action (un délit, un crime) pour remonter à  la source, mais d’une méta-enquête, car les interférences des policiers conditionnent aussi le dénouement. Régression du récit, régression d’une société obsédée par la consommation. Tout ceci serait bien plombant s’il n’y avait l’humour glacé de William Henne, judicieusement mis en images par François Olislaeger dans le style “au vif” façon dessin d’audience qu’on retrouve sur son blog. Le livre est initialement paru en 2005.

 

printemps.jpg Le printemps humain T1
Hugues Micol – Casterman

Colonisés par une puissance extra-terrestre, la plupart des humains sont réduits à la misère et confinés dans la Kasba tandis qu’une poignée de grands bourgeois lèchent les bottes de l’envahisseur. La révolte gronde. L’auteur joue de l’ambiguïté et de la radicalisation des comportements en période de troubles insurrectionnels et réalise un bon divertissement d’anticipation. “Comme Blutch, Hugues Micol sera un jour vénéré par ceux-là mêmes qui auront refusé de le comprendre” affirme son camarade éditeur Jean-Louis Gauthey. Micol est effectivement un dessinateur incroyable, maître du mouvement, à l’aise avec le noir et blanc comme avec la couleur dont il sature ici ses planches, en gratifiant les insectes extra-terrestres de tenues particulièrement acidulées.

 

Famille royale
Florent Ruppert et Jérôme Mulot – L’Association

Tranquilles, les compères déroulent en écriture quasi automatique la formule qui les a fait connaître. Corps qui tombent, armes blanches, cynisme mondain. Trantchilles. On s’ennuie un peu. À noter : l’Association publie cette bande dessinée dans un format cartonné à la papa quand Gallimard fait de la couverture souple à rabats façon Ciboulette (Les rêveurs lunaires). Manquerait plus que Delcourt adapte Proust et la boucle serait bouclée !

 

dmpp.jpg DMPP n°11
Collectif – The Hoochie coochie

La cohérence des ouvrages collectifs n’est pas toujours au rendez-vous, souvent juxtaposition d’œuvres n’ayant aucun rapport entre elles sauf à considérer que le carnet d’adresses qui rassemble le nom des participant-e-s suffit. Cela donne parfois de très beaux résultats. Mais quand une revue de bande dessinée veut tendre un fil entre les propositions, comme ici, il convient de le souligner. Ça commence par un journaliste en kit à découper sur la couverture. “À l’heure où le dernier film de zombies de l’espace paraît plus crédible que le JT de TF1, on se dit que ça ne vaut vraiment pas la peine de se casser le cul à déceler une quelconque vérité ailleurs qu’au fond de la dive bouteille“, écrit Gérald Auclin dans son éditorial (il a aussi dessiné le journaliste en kit). DMPP entend pourtant poser un regard singulier sur le monde, les sujets étant laissés à l’appréciation des auteurs qui pratiquent là une forme de reportage, aussi amoureuse que distanciée, à moins qu’ils ne préfèrent la satire ou la poésie, voire les trois en même temps. Thierry Smolderen continue d’explorer les comics strips de l’ère victorienne après l’anthologie Cartes postales d’ici (Na éditions, 2014), Gérald Auclin raconte une nouvelle blague russe, Marthes Bathori, Alex Chauvel, Viktoria Lomasko, Ben Katchor, Placid, José Parrondo, Birgit Weyhe, Joko, Oriane Lassus et quelques autres apportent leur (courte) contribution aux débats en cours… Beau plateau, belles propositions, grand format très respectueux du travail accompli. Un almanach goûteux.