L’encyclopédie de Masse est de retour trente ans après sa première édition ! Un tome publié en novembre 2014 et le second à paraître début 2015. Sonnez hautbois, résonnez musettes ? Ah non tiens, on dirait bien que tout le monde s’en fout.
Sa vie, son œuvre. La biographie détaillée de Masse est à découvrir sur le site du Chant des Muses, une maison d’édition “à but éminemment passionnel”. Éminemment passionnel : le ton est donné. Francis Masse a servi la crème des revues de bandes dessinées d’avant-garde dans les années soixante-dix et un peu quatre-vingt. Pas seulement de bandes dessinées et pas seulement d’avant-garde, d’ailleurs. Ses drôles de bonshommes à chapeau mou, lunettes rondes et manteau fermé jusqu’au col exhibaient leur gros pif un peu partout. L’époque était à l’expérimentation. Les lecteurs s’habituaient aux planches foisonnantes sans vrai fil narratif que brodaient certains auteurs sous influence. Aussi, en survolant rapidement celles de Masse, on pouvait croire au même principe de création étant donné la densité des trames et des textes, souvent luxuriants, exigeant qu’on s’arme d’une machette pour passer d’une case à l’autre. Mais l’essentiel de son travail s’inscrit dans une discipline nécessitant rigueur et concentration loin de l’herbe du diable et de la petite fumée, connue par les spécialistes sous le nom de macrorhino-épistémologie : “science moderne issue de la lointaine prose chère à monsieur Jourdain et de la plus proche pataphysique“, visant l’étude des sciences molles et dures sans connaissances doctorales, “simplement en mettant en scène des personnages à grand nez”. Par une espèce de malentendu, Masse faisait déjà partie de la bande sans y être tout à fait.
Vue d’artiste
Cet autodidacte goguenard n’a jamais cherché à vulgariser quoi que ce soit, accommodant son sujet de poésie non-sensique et de mauvaise humeur, poussant les curseurs de la logique jusqu’à l’absurde. La somme de ses travaux réalise un monde-miroir réfléchissant le nôtre en le déformant (mais pas tant que ça). La démarche est artistique : avaler, puis rendre. Plus que réflexion, tout est question de digestion. La bande dessinée a un problème permanent avec ça, le cul entre les deux chaises de l’artiste et du faiseur, profondeur et légèreté, divertissement et prise de tête, ceci celà. On peut constater dans les librairies spécialisées que l’académisme a encore la côte, la bande dessinée est même le mode d’expression refuge de la réaction académique. En 2014, Il convient toujours que le fémur ait la bonne taille, que l’ombre soit correctement portée, que la fille ait les bonnes grosses mensurations du fantasme. On ne parle plus là de digestion mais de reproduction laborieuse, d’ânonnements. Les experts flattent cette réminiscence de l’art pompier dans les salles des ventes, les galeries et les musées, même si chacun sait ce que la postérité réserve à l’art pompier : la poussière et l’oubli. Masse ne fait pas dans l’académisme ni dans la racole, il n’a jamais été à la mode et continue d’effrayer les prescripteurs qui en disent du bien à l’occasion mais oublient de le lire. Il n’est donc pas convié aux salons où l’on spécule, ça lui apprendra. Son œuvre n’effraie pas que les experts. Il est malheureusement difficile de convaincre les amateurs putatifs de passer le cap du simple survol. Ce n’est pas faute d’essayer, en librairie, de stimuler le chaland en utilisant les arguments les plus audacieux : achète La mare aux pirates ou je dis à tout le monde que tu as la collec complète de Largo Winch. Laisse tomber ces merdes et lis-moi plutôt Les deux du balcon, conseil d’ami, je sais où tu habites etc. Parmi les arguments envoyés en retour il y a celui-ci : “ça fait un peu daté”. Pourquoi pas ? Masse était déjà daté en 1975 avec ses trames, son dessin-gravure et ses bonshommes désuets pour toujours. Et quand la personne qui avance ce point de vue tient le dernier Blake et Mortimer entre les mains, on a le droit de rire. Il y a aussi celui-là : “c’est dense, le texte est écrit tout petit serré”. Curieux constat qui ne porte en lui aucun vrai défaut. C’est peut-être pour cela qu’on trouve le travail de Masse daté aujourd’hui plus qu’hier : ses récits se savourent lentement, chaque page mérite plusieurs minutes d’attention soutenue, on ne lit pas d’un trait. On laisse la goutte s’évaporer sur la langue et distribuer ses arômes, on repose le livre jusqu’à y revenir demain ou la semaine prochaine. Rien à voir avec l’immédiateté et l’urgence qui caractérisent la vie moderne.
Éclats de rire, vertiges et sueurs froides
Masse peut donner vie à n’importe quelle chose, rendre palpable les concepts les plus hermétiques, citant avec une égale acuité l’historien des sciences Stephen Jay Gould ou le physicien David Ruelle, digressant sur la tectonique des plaques, la théorie du chaos, la scientologie, les jeux vidéo, Bécassine, l’art contemporain ou les téléphones portables. Peu réussissent comme lui à rendre compte du mouvement et de l’action, dans la forme figée qui est celle du dessin achevé.
Pas assez lu, son travail est pourtant reconnu comme un jalon de la bande dessinée contemporaine. Personne ne dit du mal de Masse, ça ne se fait pas, et nombre d’auteurs l’ont inscrit à leur panthéon personnel. Certains s’en inspirent sans le crier sur les toits et d’autres expriment ouvertement leur admiration : citons seulement Terry Gilliam qui, au cinéma, approche le monde avec le même regard oblique (revoir le Sens de la vie pour s’en convaincre). Masse a abandonné la bande dessinée pendant une quinzaine d’années, il aurait voulu se faire oublier qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Peut-être, prétentieux, souhaitait-il attendre que les autres le rattrapent pour leur donner une chance… Mais il n’était pas devant : il était ailleurs, dans une autre dimension. Comme Fred, comme Topor. Comme Ben Katchor. Si la liste des revues qui l’ont publié est longue, celle de ses éditeurs l’est tout autant. On sait comment la BD est friande de nouveautés, combien la durée de vie des livres sur les étals des librairies spécialisées est brève. Ses admirateurs ont pourtant cherché à le remettre au dessus de la pile tandis qu’il soudait du métal très loin des petits miquets. Jean-Christophe Menu (période l’Association) le convainc de rééditer On m’appelle l’Avalanche, son œuvre la plus hermétique. Souhaitant profiter de l’occasion pour alléger un texte qu’on qualifia de logorrhéique, il se voit opposer une fin de non-recevoir par un Menu convaincu de sortir l’ouvrage dans sa version originale — patrimoine oblige. Voilà un livre qu’on montre en référence mais qu’on ne lit pas avant d’aller se coucher. Plus récemment, La même Association publie une vraie nouveauté intitulée Elle. Autant l’Avalanche ensevelit le lecteur sous les mots et les trames, autant Elle vise l’épure formelle et syntaxique avec un personnage réduit à son contour, usant d’un langage rudimentaire dans un décor unique. Par leur radicalité respective, aucun de ces ouvrages encadrant l’univers de Masse n’est vraiment conseillé pour le découvrir. Depuis quelques années, Glénat lui laisse gérer ses propres rééditions. Vient enfin le temps de l’encyclopédie, ce fameux recueil de gros nez qui n’était plus disponible depuis un bail. Comme on n’attend pas d’un tel projet qu’il reste figé dans le temps et que Masse n’est jamais satisfait, il a redessiné quelques récits en conservant le montage d’origine, en a reconstruit d’autres, a le plus souvent réécrit les textes. Les encyclopédies évoluent dans leurs nomenclatures et définitions. Pourquoi celle-ci dérogerait-elle à la règle ? Elle intègre désormais le contenu de l’Art attentat, autre recueil d’histoires courtes publié au Seuil il n’y a pas très longtemps (2007), quelques mois avant que cette maison n’abandonne la bande dessinée et fasse disparaître l’objet de son catalogue. Surtout, Masse a repris la plume et propose des planches inédites. Ce genre de livres n’apparaît pas tous les jours, messieurs-dames. Tous les trente-deux ans exactement : ça se fête. Hélas, en matière d’accompagnement, on dirait bien que Glénat assure le service minimum. Cataloguée dans la rubrique “humour”, l’encyclopédie se retrouve associée à toutes les autres nouveautés du moment tels le dernier Kid Paddle ou l’ouvrage intitulé Je pète donc je suis. Masse noyé dans la masse, c’est un jeu de mots pas drôle. L’encyclopédie n’est même pas sélectionnée à Angoulême. Pas que les médailles soient fondamentales, mais il ne faut pas négliger la visibilité que donne une sélection, voire un prix, quand la bande dessinée ne dispose d’une fenêtre médiatique d’importance que quelques jours autour de la fin du mois de janvier, histoire de rafraîchir la mémoire et de rééquilibrer les choses. Alors bien sûr les responsables diront qu’on ne peut pas retenir tout le monde, vous savez ce que c’est, le choix est injuste car la vie est injuste, peut-être est-ce parce que Glénat n’a pas soumis le bouquin au comité de sélection ou qu’il l’a soumis trop tard etc. Sauf qu’on ne parle pas là de retard ni de choix cornélien, on parle juste de faute professionnelle.
gilles.suchey chez contrebandes.net
Toujours au Chant des Muses, une bibliographie détaillée par titre, revue et livre !