Malgré l’invention de la lithographie puis de l’offset, des artistes destinant leur travail à l’impression ont voulu depuis le XIXe perpétuer la pratique de la gravure sur bois, sans négliger la modernité, en développant même des expressions narratives originales. Noir, blanc, contrastes radicaux. Il s’agissait, il s’agit encore pour nombre d’entre eux, au cœur de la foule et loin de tout recueillement artistique, de montrer, dénoncer l’injustice sociale ou la guerre. Cette démarche s’inscrit-elle dans une tradition séculaire ?

Frans Masereel Au départ, il y a une relecture de Frans Masereel — L’idée (1920) [1] et La passion d’un homme (1928) [2] — avec quelques interrogations à la clé, concernant l’efficacité et l’inscription dans l’Histoire de ce mode d’expression que l’artiste belge a privilégié tout au long de sa carrière.

Né en 1889, Masereel choisit la xylogravure pour raconter en images l’oppression et les luttes sociales de son temps. La gravure sur bois (ou sur linoléum, matière inventée dans la seconde moitié du XIXe) permet de reproduire un fascicule à peu de frais. Sur chaque page, une case, l’objet se lit un peu comme une bande dessinée. L’ambition de rendre le récit accessible à tous est renforcée par l’absence totale de texte. George A. Walker, graveur lui-même et préfacier de Gravures rebelles [2] célèbre ainsi un “langage universel de l’image” sur lequel il conviendra de revenir. L’idée est là, celle d’une production populaire à destination du peuple. Avant Masereel, avec lui et après lui, d’autres creusent à la gouge les sillons de la critique sociale, citons parmi les plus connus le mexicain José Guadalupe Posada (fin du XIXe), aussi le nord-américain Lynd Ward et l’allemand Otto Nückel qui, contemporains de Masereel, produiront le même genre d’histoires. Leur diffusion accompagne les mouvements sociaux, les manifestations, les réunions politiques. La démarche est parfois collective… et très organisée : dans les années 30, à l’époque de la guerre civile, la Chine soviétique produit sous l’impulsion de l’écrivain Lu Xun plusieurs séries d’estampes pour convaincre les populations rurales de rallier la cause communiste [3].

Li Hua Cela se passe dans la seconde moitié du XIXe et au cours du XXe. Alors que de nouvelles techniques ont modernisé la reproduction des images, des artistes engagés dans les luttes sociales réhabilitent la vieille technique de la “taille d’épargne” (lire la seconde partie de ce texte). Mais celle-ci a-t-elle pu servir l’émancipation avant le XIXe ?

Tenter de répondre à cette question n’implique pas de produire un discours sur l’Art, ni “utile”, ni “social”. Il s’agit de relever le caractère politique de l’objet mais pas d’en évaluer l’esthétisme ni le bon goût, ni la valeur morale. Sauf à reprendre le point de vue des précepteurs conservateurs ou progressistes, qui en chaque époque s’attachent à dicter aux gens de peu (et aux femmes, et aux enfants) ce qu’ils doivent apprendre et comprendre des choses de la vie.

Émancipation et propagande

Au départ, l’Église donne le nom Propagande (Propaganda fide, XVIIe) à une congrégation chargée de propager la foi catholique. Après 1789, le mot privé de sa majuscule prend de la distance avec la religion. Le Nouveau Larousse illustré de 1898 indique qu’on fait de la propagande dès lors qu’on s’efforce à propager des opinions. Ce n’est qu’à la fin du XXe que le terme devient moche, ne qualifiant plus désormais que la “communication” de l’adversaire…

La propagande, dans son acceptation antérieure, peut donc être considérée comme un outil de transformation sociale. L’émancipation, elle, en est à la fois le moteur et le but. Connaître la misère est à la portée du premier gueux venu : il suffit de s’en prendre plein la gueule. On s’émancipe quand on commence à éclairer sa propre condition, quand on envisage différemment son rapport aux autres pour donner sa chance à un nouveau mode d’organisation sociale. Dans cette perspective, la propagande par le texte, l’objet culturel, le livre, la gravure, a une importance primordiale. Bien sûr, on n’oublie pas que la transmission se fait d’abord par l’oral, mais là n’est pas le sujet.

Gerd Arntz

Deux préalables techniques. Produire la matière ne suffit pas, elle doit toucher le plus grand nombre : la reproduction de masse est donc indispensable. Ce n’est pas à travers le travail appliqué de quelques moines copistes qu’on pourra envisager quoi que ce soit, attendons l’imprimerie. “La reproduction mécanisée, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel”, dit Walter Benjamin [4]. Reproduire l’objet ne suffit pas non plus, il faut le diffuser. Dans les boutiques, sur les marchés, dans la rue : l’émancipation concernera d’abord les bourgs, les villes, qui sauront assez tôt bousculer les règles seigneuriales. Mais c’est le colportage qui permettra enfin l’irradiation des textes et des images vers les champs, autrement dit le peuple. Car jusqu’au XIXe la majorité de la population vit hors des villes. On estime ainsi qu’au début du XVIIIe, sur 10 habitants du Royaume de France, plus de 8 passaient leur existence à la campagne, essentiellement dans des hameaux.

Charles Turzak Fantasme de la pédagogie “naturelle” de l’image. “Ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux analphabètes qui la regardent ; les peintures sont la lecture de ceux qui ne savent pas leurs lettres”, déclare le pape pour calmer les ardeurs iconoclastes de l’évêque de Marseille, en l’an 600. Cela ne nous rajeunit pas. Mais n’importe qui s’est déjà  offert les services d’un guide dans un lieu culturel pour décrypter telle peinture, tel vitrail, telle enluminure, a vite fait d’admettre que les images s’apprécient relativement à sa propre culture et son tissu de connaissances, et que le “langage universel de l’image” chanté par George A. Walker est loin d’être un espéranto. Lu Xun, cité plus haut, en a fait l’expérience lors de sa grande campagne de propagande. Ses gravures n’ont dans un premier temps pas rencontré le succès escompté : les paysans étaient semble-t-il assez peu sensibles au noir et blanc et à  l’outrance formelle de certaines estampes. Trop modernes ? Trop sombres ? Il a fallu ajuster le tir, adapter le discours à une forme de gravure plus traditionnelle, en couleur, aux codes graphiques reconnus par les populations concernées.

On peut toutefois considérer que dans un contexte géographique, culturel et social bien circonscrit, chacun sera en mesure d’interpréter le message visuel produit par ses pairs, sans contre-sens, sans dégoût, indifférence ni ricanement. La propagande, souvent, ne passe pas les frontières et vieillit très mal.

L’émancipation par l’écrit ou l’image suit des voies qui se croisent et se complètent. L’étude docte nécessite un substrat de connaissances préalables, d’un accès aux livres, d’un temps libre dont les masses laborieuses ne bénéficient généralement pas. Les propagandistes choisiront alors des formes légères, livrets, libelles ou revues, en privilégiant la caricature et la satire, qui permettent de commenter les mœurs et l’actualité par le biais de l’humour et de la moquerie. Ou alors, au contraire, en cultivant un réalisme didactique qui ne rigole pas franchement, ils chercheront à bousculer les populations par la démonstration et par l’exemple. On en revient à Masereel et à l’ensemble des images qui illustrent cet article.

(À suivre : en France, tentative de perspective historique)

gilles.suchey at contrebandes.net

Alvaro D. Mà ¡rquez


Quelques graveuses, graveurs préoccupé.e.s de critique sociale, hier ou aujourd’hui (liste subjective) :

- Arntz Gerd (1900 – 1988) – Allemagne. À la source de l’Isotype.
- Counihan Noel (1913 – 1986) – Australie.
- Drooker Eric (né en 1958) – USA. Privilégie la manière noire.
- Kollwitz Käthe (1867 – 1945) – Allemagne.
- Masereel Frans (1889 – 1972) – Belgique.
- Nückel Otto (1888 – 1955) – Allemagne.
- Patri Giacomo (1898 – 1978) – Italie / USA. Auteur de l’incontournable Col blanc.
- Posasa José Guadalupe (1852 – 1913) – Mexique. Fabuleux calaveras.
- Tanxxx (née en 1976) – France. Beaucoup de rock et de zombies, mais pas que.
- Vallotton Félix (1865 – 1925) – France / Suisse.
- Ward Lynd (1905 – 1985) – USA.

Et aussi : pionniers de la gravure chinoise.


[1] Préface de Michel Ragon, éditions Nautilus, 1984. Ouvrage toujours disponible. Une version animée de L’idée a été réalisée par Berthold Bartosch en 1932. À voir ici.
[2] In Gravures rebelles, L’échappée, 2008.
[3] Lire Francesca Dal Lago, Les racines populaires de l’art de la propagande communiste en Chine : des gravures sur bois du Mouvement pour la nouvelle xylographie aux nouvelles estampes du Nouvel An, in Arts Asiatiques tome 66, EFEO / Musée Guimet, 2011.
[4] In L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, 1935. Texte épatant à lire ici.