Il vaudrait mieux, voyez-vous, supprimer, brûler tous les critiques, aller jusqu’à se débarrasser des amis qui n’ont pour faculté que le sens critique ; ceux-ci, comme ceux-là , engendrent l’onanisme, l’impuissance, font le vide d’air, et dégagent une odeur de sacristie qui n’a pas même le charme du Jardin de mon Curé” (Francis Picabia)

 

La technique du périnée
Ruppert et Mulot – Dupuis

Les personnages de Ruppert & Mulot ont gagné des bouches mais perdu leur mordant. Chez les créas parisiens, trentenaires, surconnectés et blancs, une comédie de mœurs qui tourne à la romance un peu cruche : la collaboration avec Bastien Vivès aura laissé des traces. Au cas où ce ne serait pas assez clair, on ajoute un sticker “Inrockuptibles” sur la couverture de l’album. Pourtant, malgré quelques fulgurances graphiques et même si vous n’avez rien contre les hipsters, vous risquez de trouver l’exercice assez vain.

 

Le tirailleur
Macola et Bujak – Futuropolis

À travers l’histoire d’un homme seul, tout le comportement de la France vis à vis de son cheptel colonial. Abdesslem, jeune berger du rif marocain parti au souk chercher un bidon de pétrole, ne reviendra que quinze ans plus tard le fusil à  l’épaule. Deux guerres dans l’intervalle, quelques blessures. Sur ses vieux jours, il se verra contraint de passer la majeure partie de l’année dans l’Hexagone pour toucher l’allocation due aux anciens serviteurs de la République. Juste attendre que le temps passe, loin des siens, en foyer Sonacotra. Dessin très doux aux couleurs somptueuses. Pedro Macola revisite en passant la débâcle italienne qu’il avait racontée dans Aller simple (Vertige graphic, 2005). Ce pourrait être, vu la quantité d’ouvrages exploitant le filon ces jours-ci, de la “bande dessinée signifiante à  fort potentiel pédagogique”, c’est juste un bon livre.

 

La maison qui grince
Karrie Fransman – Presque Lune

Malmenés par la vie, les habitants d’un immeuble décrépi attendent que quelque chose arrive sans savoir exactement quoi. Pour sortir de l’étouffement, donner un sens à  leur existence, trouver l’amour, prendre leur revanche ou simplement être vus. L’événement aura finalement lieu et chacun réussira, même brièvement, à toucher l’inaccessible. À quoi bon ? Lecture amère et fascinante. Les éditions Presque Lune, après Ultra-chômeur et Alois Nebel, livrent un troisième ouvrage hors-normes : à suivre de près.

 

La chute vers le haut
Mokeït – The Hoochie Coochie

œuvre de jeunesse cinglante et définitive, par le septième fondateur de l’Association (Mokeït a-t-il encore fait de la bande dessinée par la suite ?). Réédition bienvenue d’un titre initialement sorti chez Futuropolis, en 1987.

 

La machine écureuil
Hans Rickheit – Ici même

Une mère et ses deux fils vivent dans une maison isolée. On ne les aime pas trop, ces gamins, il sont un peu bizarres. Ils préfèrent par exemple construire des orgues à partir de carcasses animales plutôt qu’aller à l’école. La folie étant virale, tous les protagonistes révéleront progressivement leurs dispositions sacrificielles. Entre steampunk et surréalisme, une machine aux rouages organiques, délicieusement malsaine.

 

La Poursuite
William Henne – La 5ème couche

Tenter de mettre fin à ses jours. Encore faut-il disposer d’un permis de suicide car sinon, c’est l’interpellation et en cas de récidive vous risquez la peine de mort. Au bout de la bureaucratie, l’implacable absurdité. Livre court et cruel à l’ambiance très kafkaïenne, la technique de Henne s’y prêtant parfaitement avec ses couleurs salies, son grain et sa mise en page qui rappellent les journaux du début du XXème.

 

Inoxydable
Sébastien Floc’h et Steve Baker – KSTR

Bande dessinée d’aventures et de SF par un duo qui doit connaître la filmographie de John Carpenter sur le bout de son inspiration. Pas mal de tics formels, de trous et d’expédients dans le scénario, une fin ouverte pour qu’un autre tome soit envisageable. Mais la lecture coule agréablement, alors pourquoi pas.

 

Une année au lycée
Fabrice Erre – Dargaud

“Ce travail renvoie à celui de Joe Sacco. Infiltré pendant un an dans un lycée de province, le reporter Fabrice Erre livre un document-vérité âpre et bouleversant où s’exhibe toute la misère de l’Éducation Nationale. Misère morale, misère générationnelle. D’un côté des enseignants-babysitters ayant perdu le goût et la capacité de révolte, de l’autre des jeunes crétins inaptes à l’effort, abrutis par l’écran de leur smartphone. Le constat est accablant”. “Mais”, objecte-t-on au copain de passage, “Fabrice Erre n’est pas infiltré, il est vraiment prof, comme toi, et puis aussi dessinateur de bandes humoristiques. L’humour, qu’est-ce que tu en fais ?”Ah ah !” (rire grimaçant) “Tu vois la caricature ? Je vois la vérité brute”. “Oh quand même. On sent le goût du métier et une certaine empathie pour ses ouailles.”Ben voyons… Je te trouve excessivement naïf. De l’enfumage. Juste ce qu’il faut d’enthousiasme pour ne pas subir les foudres de l’Inspection académique”. “Pff. En tout cas, moi, j’ai bien rigolé”. “Ah ça suffit, hein !” (il hurle) “Taisez vous ! Je vous demande de vous taire !”. “Mais ne crie pas… Pourquoi tu me vouvoies ?” “Contresens ! Contresens ! Trois sur vingt ! Avec la péréquation je vous mets 15 comme ça vous aurez le bac et ils seront contents, bravo, toutes mes félicitations !” Il sort de la librairie en agitant les bras au dessus de sa tête.

 

La maison n’accepte pas l’échec
David Snug – Les Enfants rouges

Snug continue son chemin éditorial avec dessin tranquille sur trames textiles, parfois des photos de frites ou d’éponges pour rehausser ses cases. Dans ce recueil de notes de blog (à lire ici, mais ce n’est pas parce qu’on peut les lire en ligne qu’il ne faut pas acheter le livre, salauds de pauvres), David philosophe sur la notion de travail, les boulots sous-payés, les tee-shirts, le refus de la viande, les punks à chien, Bayeux, les Inrocks, les socialistes, le street art, Nick Cave, les Foo fighters, Lou Barlow et l’intérêt de la piscine municipale pour les chômeurs. Une BD de faux branleur, à vocation presque philosophique.

 

Rouge Karma
Eddy Simon Pierre-Henry Gomont – Sarbacane

Une jeune française débarque à Calcutta pour retrouver son compagnon. Embauché par une compagnie informatique locale, il n’a plus donné signe de vie depuis plusieurs semaines. Sujet original sur fond de privatisation du bien public et de tensions diplomatiques entre l’Inde et le Bangladesh. Trait jeté, épicé de couleurs chaudes. L’effervescence de la cité bengale est bien rendue, l’intrigue rondement menée. Trop rondement parfois : bien que ballottés dans la multitude, les protagonistes ne se perdent jamais de vue. Le divertissement est néanmoins de bonne facture.

 

Ni dieu ni maître
Loïc Locatelli-Kournwsky et Maximilien Le Roy – Casterman

Auguste Blanqui est une figure marquante du socialisme originel. Sa vie coïncide avec le XIXe, siècle révolutionnaire des premières internationales. Une traversée essentiellement immobile, car entre écrits clandestins, tentatives insurrectionnelles, condamnations (à mort en 1840 avec Armand Barbès pour avoir tenté de renverser la Monarchie de juillet), grâces, discours fracassants et nouvelles condamnations, il finira par comptabiliser 35 années de prison. On lui attribue la formule Ni dieu ni maître, titre d’un journal qu’il a fondé et slogan chéri des anarchistes. En 2014, l’anti-autoritarisme libertaire reste plus que jamais dénaturé et moqué par les autorités économiques, politiques et médiatiques — on voit à peu près pourquoi, et donc négligé dans les manuels malgré son importance historique. Pour Maximilien Le Roy, Blanqui n’est certainement pas un sujet scénaristique comme un autre. Sa démarche biographique, précieuse parce que rare, manque néanmoins de contextualisation et nécessite qu’on l’accompagne d’autres lectures à moins de maîtriser la période. Certains vous diront que c’est tant mieux, puisque la curiosité est essentielle à l’émancipation.

 

Hors-d’œuvre
Ben Dessy – Même pas mal

Gags crétins jonglant avec la culture de masse. Une certaine obsession pour les mouches scatophages. Le dessin mériterait peut-être plus de tâches et de lâcher-prise. Parfois, l’humour beauf surgit mais ça ne dure pas. L’important est de survoler le bon goût sans jamais s’y vautrer.

 

White cube
Brecht Vandenbroucke – Actes sud BD

Cowboy Henk meets Pierre Pinoncelli. Le terme White Cube désigne la salle de musée dans sa version immaculée. C’est aussi le nom d’une galerie d’art contemporain que Vandenbroucke se réapproprie en couleurs. L’amateur et son double s’y rendent d’un pas vif, dans une boulimie interrogeant la réception, l’appropriation et la consommation des œuvres plus que la création elle-même. Sous la jaquette de ce livre, qui peut se déplier comme un poster à afficher au dessus du buffet, s’étale un jaune seulement estampillé d’une main au pouce levé façon “i like” de Facebook. Peintures, performances, sculptures, body art, street art, l’expression artistique est déclinée sous toutes ses formes, les nombreuses citations patrimoniales ne s’embarrassent pas de catégorisations. Dans les dernières pages, le personnage refusera d’ailleurs de choisir entre “art” et “comix”, défonçant littéralement le mur qui sépare les deux mondes. Une bande dessinée hors-normes, burlesque et foisonnante, amoureuse des artistes et pas iconoclaste, à découvrir absolument.

 

Julio
Gilbert Hernandez – Atrabile

Le monde intérieur de Gilbert Hernandez contient toute l’humanité. Autant d’années que la vie entière, de nœuds, de torsions, de cicatrices. Quelque part entre Amérique centrale et USA, comme d’habitude, mais pas à Palomar city. Hernandez se fiche d’enrichir ses décors, seuls les êtres et ce qu’ils se font les uns aux autres l’intéressent. Dans le système patriarcal en place, les femmes cognent souvent plus fort que les hommes. Le temps qui passe est essentiel. L’âge aiguise les tempéraments, fissure les ambitions et ramollit les ventres, les salauds restent des salauds. Le destin ricane, un personnage plus attachant que les autres sombrera dans la folie avant que ne crève la vieille carne responsable de son malheur. Né en 1900, Julio regarde passer les trains familiaux sans jamais vraiment monter à bord. Quelques décennies, quelques guerres. Son arrière-petit neveu lui suggère qu’il est peut-être passé à côté de sa vie. Resté là, près de sa mère, il mourra en même temps que le XXe siècle. Œuvre aux constantes fortes, la Comédie humaine selon Hernandez continue de s’étoffer sans jamais lasser.

 

Sortie des artistes
Lucie Lomova – Actes sud / L’An 2

Whodunit au théâtre. Un comédien meurt le soir d’une première. Que personne ne sorte, démêlons la pelote entre critiques agressives, batailles d’ego, héritages attendus et coucheries. Lecture plaisante, légère comme un Agatha Christie.

 

Frankenstein
Junji Ito – Tonkam

Comme son nom l’indique, l’adaptation d’un roman connu. Bilan carbone très négatif : parti au Japon depuis l’Angleterre, revenu en France via les éditions Tonkam, le monstre aurait très bien pu monter dans l’Eurostar pour se rendre directement de Londres à  Paris sans passer par Tokyo. Il semblerait d’ailleurs qu’il ne se soit pas gêné de le faire depuis deux cents ans. L’auteur de l’indispensable Spirale sait aussi faire du dispensable. Quel intérêt de publier en France ce fond de tiroir ?

 

Une affaire de caractères
François Ayroles – Dargaud

De A à  Z, la bande dessinée en terrain signalétique. Une fascination iconoclaste pour les écrivains déjà développée dans Les plumes (avec Anne Baraou). L’égocentrisme de ceux-là s’est désincarné, rendu à l’état symbolique puisqu’il n’est ici question que de symboles, de lettres plus exactement, puis mots, syntagmes, phrases, dialogues, lettres déclinées aussi en images, en enseignes, en polices. Des crimes se succèdent dans un village d’auteurs où librairie et imprimerie tiennent lieu de commerces de proximité, où le service de nettoyage des grafs se révèle pythie après une simple correction orthographique. La résolution de l’enquête importe peu, l’intérêt se trouve dans la construction du récit et l’enchâssement des références, multiples, qui vont des joueurs de scrabble s’exprimant dans le plus grand désordre aux disparitions en forme d’hommage à Georges Perec — entre ouXpiens on se comprend. Notons la présence d’Edgar P. Jacobs et du fâcheux Lampion de chez Moulinsart qui ne jouent pas leur propre rôle mais presque, il y a vraiment plein de tiroirs à ouvrir dans ce livre lettré.

 

La vison de Bacchus
Jean Dytar – Delcourt

Renaissance à Venise. Des peintres s’affrontent en quête d’absolu et de notoriété. Les biographies d’Antonello de Messine, de Giorgione et du Titien restent à ce point mystérieuses qu’on peut facilement fantasmer leur destin et leurs travaux (certains ne signaient pas leurs tableaux). Dytar construit sa mécanique avec la précision d’une horloge, son dessin plutôt impersonnel sert efficacement la construction dramatique, on ne s’ennuie pas.

 

Passions
Goossens – Fluide glacial

Quand on évoque Goossens le mot génie arrive assez vite. Mot prononcé avec force, comme pour tenter de convaincre un public se tenant à distance pour des motifs qui restent à  éclaircir. Goossens est effectivement un dessinateur incroyable, jonglant avec l’académisme comme on mâche un chewing gum, en l’envoyant à gauche, à droite, en l’étirant, en faisant des bulles. C’est aussi un magicien de la langue et de l’absurde qu’on pourrait en littérature rapprocher d’Éric Chevillard, par exemple. Au cœur de son travail, le recyclage nonsensique du vaudeville, de la publicité, de vieilles icônes cinématographiques et télévisuelles. Passions recueille des histoires prépubliées dans Fluide Glacial avec les romanciers Georges et Louis en animateurs principaux. Les deux vieux garçons n’ont pas trouvé l’épanouissement charnel au delà du couple qu’ils forment depuis toujours. Les seules fantaisies que Goossens leur autorise sont l’amour tarifé ou le travestissement. Misère sexuelle, stéréotypes normatifs, solitude, mort, il y a vraiment de quoi se réjouir. “Si tu es mineur et que tu veux te pendre, il te faut la corde de tes parents”. Irrésistible “politesse du désespoir”.

 

Perico 1/2
Philippe Berthet & Régis Hautière – Dargaud

Tout, du dessin à la maquette, en passant par le découpage et les dialogues, semble jailli des années 80. La maquette : une espèce de sous-Robial période Futuropolis et (À suivre). Le contenu : de la bande dessinée à papa racontant une chasse à l’homme entre Cuba et Los Angeles avant l’avènement de Castro. Gangsters en costard et chapeaux mous, pépées fatales. Berthet et ses pépées fatales, “beautés vénéneuses” n’existant qu’à travers le regard des hommes. Pas de la bande dessinée à maman, hein. “Eh bien ! On dirait que je ne suis pas le seul à qui cette demoiselle fait perdre ses moyens ! – Ah ! Ah ! Ah ! Vous avez raison, je vais devoir faire porter des œillères aux serveurs si je ne veux pas qu’ils se laissent distraire”. Heu… Comment dire ? Vivement les années 90.