“La culture industrielle d’aujourd’hui, minable caricature des avant-gardes littéraires et artistiques du début du XXe siècle, fonctionne sur l’apparence d’une remise en cause de l’ordre des choses, ordre dont elle est l’un des principaux piliers – au point que le mot même de critique, récupéré tant par la fausse gauche que par la vraie droite, doit malgré sa noble généalogie susciter la plus grande suspicion” (Éric Hazan & Kamo)
Mâle occidental contemporain
Bégaudeau et Oubrerie – Delcourt
Pré-publié dans Libération cet été, le livre évoque les déboires affectifs et sexuels d’un homme célibataire, blanc, parisien, bossant à l’occasion derrière un Mac dans un open-space. Bref, le mâle occidental contemporain dans toute son essence (blanche, parisienne etc.). La quatrième de couverture affirme que ce n’est pas facile de conclure avec les filles, parce qu’elles “sont devenues exigeantes, directes et malicieuses”. Et suggère que ça, c’est parce que “le féminisme a fait son œuvre”. Par une lecture en creux on comprendra que jadis, les filles se contentaient de peu, tergiversaient et n’étaient pas bien futées. Le féminisme a ouvert les chakras des gonzesses et tout a changé. Tout a changé, sauf le sexisme qui s’affiche ici sous des atours progressistes. Notre héros tente d’“établir la communication avec l’autre sexe”. Ses partenaires putatives sont nombreuses, Bégaudeau a coché toutes les cases pour rendre le catalogue acceptable aux yeux de son public. Il y a de la noire, de la grosse, de l’homosexuelle, de la stagiaire de banlieue. De la militante féministe directe et malicieuse en veux-tu en voilà. De la femelle dominante, partout. Car le peu qui émerge de ce discours qui ne sait pas où il va mais n’a rien de moderne, c’est que les rapports homme / femme ne peuvent toujours être envisagés qu’à l’aune de la domination. Assez détestable.
Le détective triste
Jason – Carabas
Jason réalise toujours le même livre, que les amateurs dégustent en comparant les cuvées : contents de retrouver ces personnages anthropomorphiques dont le regard vide assure l’impassibilité en toute circonstance, y compris celle de leur mort violente. Ce cru-là mélange les genres avec bonheur. Vivement le prochain.
Les aventures d’Ultra-chômeur
Gan Golan & Erich Origen – Presque lune
“Face à la crise, une phalange de super héros déclassés se lève contre les pouvoirs de la finance”. Arriveront-il à sauver Monsieur Tout le monde contre la Main invisible du marché ? Sur la forme, le respect scrupuleux des comics à l’ancienne et sur le fond, une critique du système capitaliste s’inscrivant dans la continuité d’Occupy Wall Street (contestation romantique et polie, compatible avec le journal de 20h). Le détournement est pourtant bien senti, avec une naïveté dans le ton qui renvoie à celle d’un modèle on ne peut plus américano-centré, obsédé par la figure du mâle solitaire qui sécurise le monde. Ici, il sera révélé que la lutte collective peut être efficace contre les méchants : autant dire qu’on part de loin. Alors on ne boudera pas son plaisir si on a biberonné à Strange et aux autres produits Lug / Marvel dans les années 70/80, à condition d’avoir pris ses distances avec la soupe réac de Stan Lee et consorts. Mais si les héros en slip vous indiffèrent depuis toujours, vous resterez sans doute à distance.
Welcome, inventaire pour l’enfant qui vient de naître
Guillaume Trouillard – La Cerise
Au départ, une personne vous prend sur ses genoux et tourne les pages parce que vous ne savez pas comment ça fonctionne, un livre. Vous discernez des tâches, des formes, des couleurs. Le temps a un peu passé. Allongé(e) sur la moquette de votre chambre, vous parcourez seul(e) l’inventaire. Les tâches se sont faites plus précises, devenues objets usuels, il y a plein d’animaux que vous n’avez encore jamais vus en vrai, vous vous demandez d’ailleurs pourquoi ces oiseaux sont gris. On vous appelle pour dîner alors vous refermez le livre. Le temps a filé. En déplaçant un meuble vous avez retrouvé l’inventaire disparu, tombé là derrière, vous soufflez la poussière et l’ouvrez avec prudence. Intact : vous appréciez maintenant sa facture, savourez la précision du pinceau de Guillaume Trouillard peut-être plus qu’avant mais ce n’est pas sûr. Ces oiseaux-là étaient mazoutés, ça vous saute aux yeux. Vous faites aussi le rapprochement entre méduses et sacs en plastique, miradors et caméras de vidéo-surveillance, usines et camions, camions et échangeurs d’autoroutes, échangeurs d’autoroute et sculptures de rond-points. Vous avez grandi, vos parents ne vous prennent plus sur leurs genoux depuis bien longtemps. Si les imagiers sont généralement destinés au plus jeune âge, cet inventaire s’appréhende sur un temps long. Lecture à niveaux multiples, catalogue subtil dont l’appréciation évolue avec celle du monde, la lucidité et la prise de conscience. En 2013, pour l’enfant qui vient de naître et l’adulte qu’il deviendra, un état de la Terre et de l’Humanité qui vaut bien des discours : voilà, tu vois, ben c’est là où tu fous les pieds.
La colonne T1
Dabitch & Dumontheuil – Futuropolis
De la servitude volontaire au cœur des ténèbres, la grande épopée de la colonisation. Quelques crétins blancs à moustache enrôlent des centaines d’africains pour soutenir l’effort de civilisation de la France, accessoirement tuer des milliers de leurs congénères. Exterminate all the brutes. La colonne a son esprit, mais l’homme a-t-il une âme ? Le trait bonhomme de Dumontheuil et ses personnages à gros nez n’atténueront pas le dégoût. Lecture recommandée, conclusion dans un second tome.
Crépuscule civil
Steve Michiels – FRMK
La soirée d’un bourgeois pavillonnaire. Assoupi, il rêve que sa bourgeoise et leurs voisines se réuniront chez eux pour tester des sextoys. Ce sera plus vraisemblablement une soirée ennui autour d’un gâteau. Lui s’en ira prendre un verre avec les maris : quand les rombières restent confinées, les beaufs s’émancipent au bistrot. Comment rêve et réalité s’enchevêtrent-ils ? Une bagarre éclate dans le bar, les adversaires préfèrent se lécher l’oreille plutôt que se foutre sur la gueule. Fantasmes étriqués, frustrations, pulsations plus ou moins contrariées. Chabrol et Buñuel se marrent. Ajoutons que ce livre est d’une facture impeccable, puisque c’est Frémok.
La propriété
Rutu Modan – Actes sud BD
Deux femmes, deux générations. En partance de Tel-Aviv, direction Varsovie pour récupérer un bien jadis confisqué. Sur un terreau dramatique, Rutu Modan fait germer des histoires plus gaies que tristes, profondément humanistes. En quelques pages, elle rend ses personnages intimes au lecteur sans jamais négliger l’intrigue, souvent palpitante, pourtant sans artifice. Un ton en dessous Exit wounds, chef-d’œuvre de 2007, La propriété reste un livre qu’on abandonnera avec regret. Espèce rare et précieuse, surtout dans le domaine de la bande dessinée où les temps de lecture n’autorisent que trop rarement l’immersion.
Mon lapin n°2
Collectif – L’Association
Reprenons : La revue historique de l’Association se nomme Lapin. Publication intermittente et aléatoire. Sa nouvelle métamorphose implique l’apparition d’un adjectif possessif, car chaque numéro sera articulé par un rédacteur en chef différent. Baladi prend le guidon de celui-ci, très politique, rageur et spontané. Encore !
Rêves syncopés
Mathilde Ramadier & Laurent Bonneau – Dargaud
Éloge de la musique électronique et de la danse par Laurent Garnier, qui cerne son art avec humilité. Le DJ reste un passeur, même s’il lui arrive de produire sa propre musique. D’une cité fondatrice à l’autre, Chicago et Détroit, aussi Manchester, Paris et Berlin, jalons de celui qui se faisait appeler Pedro quand il animait les soirées de l’Haçienda. Rêves syncopés évoque des “expérience[s] primitive[s] et puissante[s] dans [lesquelles] le champ du réel est pulvérisé”, exalte la danse devenue transe sous les pulsations de mix interminables, mais fait curieusement l’impasse sur les termes “ecstasy”, “MDMA” ou “acide” (autrement que dans sa version musicale). On peut refuser les clichés associant fête électronique et psychotropes, mais nier à ce point tout rapport pourrait devenir gênant, s’il n’y avait le dessin de Laurent Bonneau qui dit l’évidence quand les mots s’abstiennent, dans une déflagration de couleurs, de tâches et de flous, trouvant la juste saturation pour témoigner du beat et du geste, du mouvement des corps et de la dilatation des pupilles : “that’s what i call high, man”.
Le massacre (le musée insolite de Limul Goma)
Simon Hureau – La Boîte à bulles
Limul Goma, collectionneur dont la tenue et le véhicule doivent tout à Karl Lagerfeld, n’a rien d’un héros sympathique. Sans état d’âme, il reconstitue un puzzle s’étalant sur presque un siècle où des personnages ayant marqué l’Histoire en croisent d’autres, inventés par l’auteur. Et dans l’interstice entre réel et fiction se glisse le kouprey, bovidé mythique du Sud-Est asiatique : le livre traite de la cause et des conséquences de sa disparition présumée. L’œuvre de Simon Hureau connaît quelques constantes. Le goût des ruines et surtout, l’obsession de la barbarie immanente, de ces bifurcations soudaines qui poussent l’homme vers la violence la plus extrême. Très bonne cuvée, excellent livre d’aventures.
Wizzywig
Ed Piskor – Dargaud
Wysiwyg, pour What You See Is What You Get, quand ce que montre l’écran est conforme à ce qui va sortir de l’imprimante. Refermons la page culture.
“Pourquoi tu télécharges des trucs d’Australie ?” demande le premier. “Parce que c’est possible”, répond le second. La philosophie du hacker tient pour grande part dans cet échange. Wizzywig raconte une histoire parallèle de l’informatique et des réseaux, des années 70 à nos jours, celle des pirates (nom donné aux experts en sécurité informatique tant qu’ils n’ont pas été embauchés par des grandes entreprises ou les services de l’État, comme chacun sait), du détournement des lignes téléphoniques à l’affaire Wikileaks, en passant par la création involontaire des virus, le trucage des jeux radiophoniques, toutes sortes de blocages et la réaction du système, la sur-criminalisation de gamins obstinés et géniaux, le tout rapporté à un seul personnage, ce Boingflop dont la vie sera la somme de toutes les autres. Un condensé de débrouille et d’inventions qui laissent à penser que, quel que soit le degré de technicité d’un dispositif informatique, on trouvera toujours le moyen d’en pervertir le fonctionnement. Par Ed Piskor, illustrateur de certains récits du regretté Harvey Pekar. Vraiment passionnant (pour celles et ceux que ça passionne).
Destination X
John Martz – Nobrow press
Il faut rester attentif aux petits livres édités par Nobrow press (il faut rester attentif à toutes les productions Nobrow). Peut-être avez-vous lu Everything We Miss de Luke Pearson, ou les merveilles de Jon McNaught (Birchfield Close et Dockwood). Au rayon science-fiction, Destination X passera inaperçu avec sa bichromie délicate et son graphisme minimaliste, très loin de la flamboyance habituelle du genre. Le format réduit abrite pourtant un récit ample : solitaire et rêveur, le petit-fils d’un explorateur intergalactique rêve de marcher sur ses traces. Il lui faudra persévérer et supporter moult déconvenues pour enfin trouver la planète et l’amour convoités. À noter, les éditions de la Pastèque ont récemment compilé les pages de Machine gum qu’on peut trouver sur le blog de John Martz. Ouvrage moins marquant, quoique légèrement plus grand en taille. Small is beautiful.
Melvile
Romain Renard – Le Lombard
Un jeune auteur déprime devant sa feuille blanche pour des raisons qu’on découvrira peu à peu. Il se met à la peinture. Romance aux accents de thriller, plutôt astucieuse. Le problème vient du dessin qui fait semblant d’être beau, mais pique un peu les paupières.
Punk rock Jesus
Sean Murphy – Dargaud
Jésus revient pour votre nouvelle émission de télé-réalité au long cours. Disons plus exactement que le clone de Jésus obtenu à partir de prélèvements ADN sur le saint Suaire va naître et grandir sous vos yeux éberlués. Problème : Jésus n’est pas disposé à faire des miracles, il ne croit même pas en lui-même. No future. Un grand coup de pied au cul (béni) des fondamentalistes, les curseurs de l’entertainment dans le rouge. L’auteur manie d’ailleurs les poncifs de l’entertainment en comics (gros flingues, grosses motos et musclors survitaminés), le jeu de déconstruction doit rester ludique. Et ça fonctionne, même si on peut regretter la naïveté politique de l’entreprise, ou tiquer en constatant que le héros / garde du corps de Jésus ne pète vraiment les plombs qu’au détriment de fondamentalistes musulmans alors que ce sont les chrétiens qui lui pourrissent la vie… Par temps réactionnaire, ce divertissement reste quand même plutôt vivifiant.
L’humanaute
Philippe Coudray – L’Association
La logique à l’épreuve de l’absurde. Bien raisonner à partir de mauvaises hypothèses. Si je massacre tous les martiens, je pourrai affirmer qu’il n’y a pas de vie sur la planète rouge. Parfois la critique sociale s’en mêle, pour dire que nos modes de vie ne sont pas moins porteurs d’extravagances que les spéculations du poète. Sa couverture un peu terne ne paie pas de mine, il serait pourtant dommage d’ignorer cet étrange ouvrage.
Goliath
Tom Gauld – L’Association
Retour sur un livre paru au printemps. L’invention des dernières semaines de Goliath de Gath, le portrait d’un être doux et contemplatif dont la tête sera finalement brandie par David. Travail d’orfèvre en tous points, dessin, dialogues, construction, silences. À lire d’une traite, à relire en savourant.
Les guerres silencieuses
Jaime Martin – Dupuis
Il y a dans ce livre comme dans le Goliath de Tom Gauld un peu du Désert des Tartares. Dans les années soixante, de jeunes espagnols sont envoyés au Maroc pour leur service militaire. On leur a dit qu’ils devraient affronter d’épouvantables berbères, mais ils ne seront confrontés à aucune menace extérieure à moins de redouter l’opiniâtreté de deux ou trois bergers. Période transitionnelle. Juste avant, c’était l’enfance : pas le droit à l’autonomie et surtout, pas le droit de toucher les filles. Juste après, ce sera l’entrée dans la vie active et le mariage. Jaime Martin raconte l’histoire familiale. Passionnant, même s’il ne se passe pas grand chose en matière géopolitique, toute la cruauté et l’absurdité réactionnaire sont décrites là, quelques mois dans la vie de jeunes gens confrontés quotidiennement à la faim, à la bêtise militaire et l’archaïsme religieux.
Mauvais genre
Chloé Cruchaudet – Delcourt
Pendant la première guerre mondiale, un appelé fait un doigt d’honneur aux badernes qui ne voient en lui que de la chair à canon. Il rejoint sa femme, se cache puis se travestit pour échapper au tribunal militaire. Déserter, mettre son genre et ses goûts sexuels à l’épreuve, actes forts d’un homme libre ? De liberté il n’est ici pas question, puisque la peur de la mort conditionne seule des choix qui n’en sont pas. Le personnage au genre mauvais reste ambigu, rebelle à l’empathie du lecteur, il relègue au second plan son épouse dont l’évolution n’est pourtant pas moins intéressante que la sienne. Si force il y a, c’est elle qui l’incarne. Les thèmes évoqués restent d’une féroce actualité : de la monstruosité de la guerre, de l’individualisme, de l’homophobie, mais aussi de l’ouverture à l’altérité et du refus de la barbarie. Dessin très élégant, tonifiante amertume.
Mon lapin n°1
Collectif – L’Association
Mon cher Lapin, où t’égares-tu donc ? François Ayroles soumet l’exercice du strip à des auteurs qui n’y auraient sans doute pas pensé tout seuls et qui n’y penseront ensuite pas davantage, malgré leur talent, tout ça pour te faire plaisir, parce que quand même, merde, Lapin ! Où est l’invention, où est le péril ? Ah oui, il y a effectivement péril : choisir le festival d’Angoulême comme objet de contrainte. Espace, temps et expressions réduites. Alors ils raconteront tous peu ou prou la même chose, des quiproquos ou des abus d’alcool, voilà. Passons donc à autre chose, aux prochains numéros de Mon Lapin par exemple, attendons la tentative (politique) d’Alex Baladi et l’exploration (plastique) de Jochen Gerner.
Mathilde, danser après tout
François Olislaeger – Denoël Graphic
Mathilde Monnier, donc. Difficulté de fixer sur papier l’art du mouvement, “le geste qui précède l’encre”, comme dirait Edmond Baudoin. Il faudrait que l’élan du dessinateur soit aussi spontané que celui qu’il tente d’approcher. François Olislaeger construit méticuleusement ses planches, le résultat est beau mais statique, figé, il ne fait pas danse. Et le catalogue des œuvres de la chorégraphe non plus. Étrange projet éditorial, qu’on peut saluer compte tenu de son originalité et de la complexité de sa mise en œuvre. Quant à l’aimer…