“Les régimes totalitaires brûlent les livres, la démocratie les noie” (Jean Zéboulon)
Tyler Cross
Brüno & Nury – Dargaud
Un tueur à gages bien macho fuit des mafieux et des notables corrompus, encore plus machos, c’est d’ailleurs comme ça qu’on distingue le héros du méchant : le héros ne fait pas pipi sur les filles, tout ça sous un soleil écrasant avec désert et crotale, colts, fusils à pompes et explosifs. Un éventail ouvert sur les standards du noir profond (sexisme peroxydé à la clef), très complet même s’il s’agit visiblement d’un premier tome, peu importe, ça se lit tout seul, le thème évoque le Canicule de Vautrin récemment adapté par Baru, télescopage des intentions. Brüno & Nury : tandem très efficace.
Une histoire d’hommes
Zep – Rue de Sèvres
Du sexe, de la drogue et du rock’n’roll. De l’ambition, des regrets. Des tournants implacables. De la trahison. De la réussite (mais-il-faut-se-méfier-des-apparences), des échecs. Du quand tu as touché le fond et ben tu remontes. Plutôt bien foutu mais déjà lu, vu, entendu cent fois. Ou mille.
Stars of the stars T1
Pénélope Bagieu et Joann Sfar – Gallimard
Comme un automate à bout de souffle : on voit les rouages, l’action est poussive, c’est un peu flippant sans faire exprès. Du coup, ça ne va pas tarder à reprendre le camion dans le sens des retours.
You’re all just jealous of my jetpack
Tom Gauld – Drawn & Quaterly
Planches humoristiques ultra-référencées, par l’auteur écossais de Goliath (L’Association – 2013). So witty. Joliment publié (en langue originale) par un éditeur canadien de prestige.
Le silence
Bruce Mutard – Ça et là
Une galeriste et son compagnon partent à la recherche d’un peintre mystérieux qui expose ses travaux dans une maison ouverte aux quatre vents. Chacun peut quitter les lieux avec une toile sous le bras sans compte à rendre. Cela se passe dans la campagne australienne, loin de la fureur des villes. L’Art en objet de spéculation ou en source de questionnement existentiel, en décoration d’intérieur ou en manière d’envisager le monde, il est question de tout cela dans Le Silence, qui fouille ce grand bazar en opposant quelques personnages figés dans l’archétype. Le dessin est plat, sans prétention mais plutôt académique, disons neutre sur le plan artistique, et c’est sans doute ici un avantage. Par cette distance avec le sujet, la forme n’altère pas le fond. Dans le même ordre d’idées — et cette fois-ci l’intention est manifeste, on remarquera que Bruce Mutard ne montre jamais les œuvres autour desquelles les protagonistes débattent. Seuls comptent alors leurs arguments et l’action, lente, qui finissent par envoûter le lecteur.
Chroniques de la Vigne
Fred Bernard – Glénat
Le vin inspire les auteurs de bandes dessinées. Bacchus et compagnie, le raisin est ma muse, j’ai commencé à me faire une petite cave tiens si j’en parlais dans un livre. Concernant Fred Bernard, on n’est pas exactement sur ce registre. Le et la Bourgogne font partie de son histoire personnelle puisqu’on le destinait à une carrière de vigneron, tradition familiale oblige. Ces conversations avec mon grand père relèvent donc de l’hommage et de la transmission. Bouts de vie intime, anecdotes rapportées, déambulations à l’aquarelle. Décousu, oui, mais cohérent et bien vivant. Le sourire de l’auteur est permanent, l’amour des gens et des lieux transparaît à chaque page. Pour vous réconcilier avec l’humanité, sans gnangnan ni aveuglement béat. Savigny-lès-Beaune et l’exploitation viticole Louis Chenu Père & filles n’ont plus besoin de brochure promotionnelle.
Gisèle et Béatrice
Benoît Feroumont – Dupuis
La première bande dessinée queer grand public, étrangement présentée comme un ouvrage au “contenu coquin pour adulte coquin” (cette manie du sticker à la con !). À moins qu’on aime s’émoustiller sur le kawaii, on ne trouvera pas ici de quoi pimenter ses galipettes dans l’instant. On est chez Dupuis, pas chez Dynamite. Livre intéressant, surtout, par les thématiques qu’il brasse sur un ton badin sans oublier de raconter une histoire (celle d’un amour vache). Liberté, déconstruction et fraîcheur vivifiantes. C’est probablement pour cela que Dupuis livre l’objet sous emballage plastique : en vue d’améliorer sa conservation.
Les incrustacés
Rita Mercedes – L’Association
L’odyssée de deux fous dans un monde de barges. Depuis une station balnéaire plus vraie que nature, les compères s’embarquent pour l’aventure. Ils échapperont à des sirènes femmes, des naufrageurs, croiseront des animaux marins du genre qui ne se pêche pas. Tout finit souvent en bagarre. C’est comme ça qu’on passe d’un chapitre à l’autre même si le livre n’est pas chapitré. Quand la menace ne vient pas de l’extérieur, les deux héros (?) se tapent dessus. Si le premier est obsédé par le fait de rencontrer des gens, c’est pour mieux abuser d’eux. Le second, son compagnon d’aventures à défaut d’être un ami, est beaucoup plus timide et méfiant. C’est lui qui raconte l’histoire. Quoi qu’il en soit, tout s’achève encore sur des coups, sur la fuite, le rejet. À la fin des vacances, les protagonistes rangent leur masques et leurs pelles comme les comédiens d’une troupe de théâtre se déferaient de leur costume. On les retrouve tous là, dans ce Deauville imbécile, avec les deux seuls personnages qui n’ont vraisemblablement joué aucun rôle sinon le leur (ce ne sont pas les compères), et qui resteront les dindons de cette farce sur l’incommunicabilité, entre goût et dégoût de l’autre. On a déjà croisé, notamment dans XXI, les illustrations de Rita Mercedes dont le trait et les hachures évoquent une hybridation entre Bill Plympton et Nicolas de Crécy. Travail aussi splendide qu’inquiétant, un des livres importants de cette rentrée.
Hapax, Prolégomènes à une bande dessinée de droite
L.L. de Mars – The Hoochie coochie
Hapax désigne un mot dont on ne trouve qu’une seule occurrence dans un champ littéraire donné, qu’il s’agisse d’une erreur typographique ou d’un néologisme. L.L. de Mars choisit ce terme savant, marqueur de liberté et de singularité artistique, comme titre d’un essai consacré au plagiat. C’est bien d’une bande dessinée qu’il s’agit. Trois protagonistes se chicotent : au centre l’avatar de l’auteur, en périphérie la mort et son rejeton le plagiaire. Arguments et contre-arguments, synthèse pertinente d’éléments entendus, réfléchis, vécus. La lecture n’est pas simple. Radical dans son approche artistique, L.L. de Mars exige aussi beaucoup des lecteurs avec lesquels il entretient un rapport ambigu. Quand, après une entrée en matière quelque peu absconse, avec une mise en situation à la symbolique éprouvée (artiste = vie, plagiaire = mort), il daigne enfin “s’atomiser dans le langage” de son ennemi intime, bref, quand L.L. de Mars n’ergote plus, son propos devient captivant. En évoquant la temporalité artistique, “le temps de l’errance et de la suspension”, en regrettant la réduction de l’œuvre originale, par le plagiaire, à un ensemble de signes, “de trucs”, en pointant ainsi l’essorage de la substance originale qui entraînera forcément la lassitude du public, il interroge la création, rallume les feux de l’opposition entre artiste (orgueilleux) et (humble) artisan, avant-garde et récupération servile. Les formules sont acérées et brillantes : “le plagiaire est toujours prêt à se conformer à un objet anticonformiste”, “le temps du plagiat, c’est le temps du marché”. Il y a bien, chez L.L. de Mars, un goût du jargon qui souvent agace, parfois repousse. Une attirance pour l’expression doctorale, un appétit de soutenance. “Me pardonnerai-je de sacrifier à la lourdeur d’une thèse ce qui pourrait être une histoire immense, maillée et complexe comme les mosaïques de Henry James ou Jane Austen ?”, demande l’avatar, qui voudrait sans doute ignorer que son démiurge ne répugne jamais à l’exercice dès lors qu’il s’agit d’explorer les méandres de la création, évaluer la quantité d’art, le degré de beauté. “C’est déjà bien assez d’être condamné, par mon humilité même, à être traité comme un vaniteux”. Aussi, une remarque sur la forme de cet essai dont l’organisation en introduction / développement / conclusion respecte les conventions académiques. Ce n’est “pas un récit qui fait l’essai, qui joue à l’essai, mais la mise en récit des idées qui se développent par l’essai”, écrit l’auteur en son Terrier. Cette notion de récit ne vaudrait alors que pour l’introduction et la conclusion, où la situation des protagonistes évolue au fil des cases. Dans la partie centrale, plus rien n’avance hors les réflexions de l’essayiste, le texte suffit à lui-même, le dessin devient appui, même généreux, même “libre et poilu” : une simple illustration. Au final, la pertinence du propos, les limites et contradictions de l’essai rendent ce livre à la fois passionnant et exaspérant, comme l’œuvre entière de L.L. de Mars ne saurait laisser indifférent, par l’exigence qui accompagne l’exploration de son art.
Les épisodes lunaires
Martin Romero – Atrabile
Huit nouvelles vraiment tristes ou juste mélancoliques sur la difficulté de vivre ensemble, de trouver durablement sa place. Dessin rond et délicat, presque enfantin. Couleurs en demi-teintes accommodant idéalement la douceur et l’amertume. En point d’orgue, une variation sur le thème du couple qui se forme, se lasse et se sépare, plus exactement la variation qui marginalise toutes les autres par sa poésie fulgurante : la lune rencontre le loup-garou alors qu’elle est pleine (forcément), ils s’aiment passionnément mais le temps passe. Elle se dessèche jusqu’au croissant, il a progressivement perdu ses poils et sa folie, gagné une raie sur le côté, leur lit n’est plus que l’auberge des culs tournés. Alors ils se libèrent l’un de l’autre en rêvant de l’avenir, de cette nuit où la lune redeviendra ronde et l’homme, un loup-garou. Évident, définitif.
Lentement aplati par la consternation
Ibn al Rabin – Atrabile
Dans un bar, des mecs et des nanas essaient de choper des mecs ou des nanas. Malgré l’étroitesse de l’argument, on admettra qu’il peut se passer beaucoup de choses entre une terrasse, un comptoir et des toilettes. Drame de l’alcoolisme, de l’homophobie, de la solitude, suspense et twists, la tension est à son comble. Découvrir Ibn al Rabin par ce titre, ses silhouettes noires et son trait gras. Rechigner devant si peu d’académisme, peut-être. Insister, prendre conscience de la virtuosité d’un auteur qui réussit à signifier par le seul vocabulaire du dessin, puisqu’il n’y a pas de texte, les actes, les dialogues, les récits et les réflexions intimes des protagonistes. Très, très fort. Et aussi très drôle. Découvrir Ibn al Rabin : c’est le moment.
Assistante mangaka
Riichi Kasai – Kana
Trouvez un blog à succès au bout du monde. Fermez les yeux pour ne pas devenir aveugle tellement c’est moche. Achetez les droits parce qu’il y a peut-être du blé à se faire en transformant le blog en livre. Supervisez la réalisation artistique comme on vous l’a appris dans votre école de commerce. Publiez. Comptez les retours. Pilonnez. Trouvez un autre blog à succès.
Fashion beast T1
Alan Moore, Malcom McLaren, Antony Johnston, Facundo Percio – Panini comics
Relecture de la Belle et la Bête, avec en guise d’Animal la synthèse de tous les grands couturiers et dans le rôle de Belle, une fille qui a peut-être choisi son genre. Oh chouette, un nouvel Alan Moore ! Ah zut, un vieux truc réchauffé, comme cette Coiffe de naissance mise en image par Eddie Campbell et récemment publiée par Ça et là, qui aurait mérité de rester ce qu’Alan Moore avait imaginé : une performance poétique unique. Fashion beast, donc : à la base, le scénario d’un film resté à l’état de projet, imaginé avec la complicité de ce vieux gredin de Malcom McLaren. Moore bossait alors sur Watchmen. Peut-être envisagea-t-il ce travail comme un enfant prend son goûter, une pause au milieu d’un jeu essentiel. Sans postuler au statut de chef d’œuvre, et malgré une approche convenue du milieu de la mode, le résultat se lit sans déplaisir. Alan Moore adapté en bandes dessinées. Vraiment, on aura tout vu.
Mox nox
Joan Cornellà – bang ediciones
Cruauté surréaliste en figures brèves — six cases maximum. La forme, claire, ne comporte aucune fioriture décorative, aucun texte, les couleurs sont vives, entre naïveté enfantine et stéréotypes publicitaires. Joan Cornellà ne dessine pas pour endormir les enfants ni vendre quoi que ce soit, son rire est malade puisque le monde est malade. Des types se suicident, égorgent leur voisin, et quand ils tirent à la carabine sur des passants on pense au Fantôme de la liberté d’un autre espagnol, Luis Buñuel. Un couple abandonne son bébé dans une poubelle mais maman se trompe de bac, papa la corrige, on peut être infanticide et concerné par le tri sélectif. Une fois leur devoir accompli, papa et maman regardent vaguement le lecteur, on pourrait presque les entendre dire vous aussi, faites un geste pour l’environnement. Les scènes se terminent souvent de cette manière, par un sourire creux et figé, un regard vide après la mort ou le démembrement. L’ultime image de Mox nox sera de cette nature, plus cinglante encore que toutes les autres malgré la relative douceur du contexte. Conclusion idéale à découvrir soi-même.
Opus T1
Satoshi Kon – Imho
Le personnage principal est un mangaka débordé, tombant — au sens littéral du terme — dans l’univers qu’il a créé. Là , il aide “ses” héros à combattre le méchant masqué qui aspire à devenir dieu en dominant les esprits. “Quelle ironie, tu rêvais de domination mais tout ce temps… Tu suivais le scénario d’un autre”. Mise en abyme pas vraiment novatrice, relevée par le mythe de Frankenstein (le monstre échappe à son créateur), et la paranoïa de Matrix (le monde n’est pas ce que vous croyez). Récit de bon niveau, notons que Satoshi Kon a aussi réalisé Paprika, un film d’animation qui abordait en 2006 des thèmes qu’on retrouve ici, manipulation psychique et subjectivité de la perception.
Le sourire de Mao
Jean-Luc Cornette et Michel Constant – Futuropolis
Après la partition de la Belgique, la Wallonie se retrouve administrée par un autocrate charismatique, cynique et corrompu, ce qui est un pléonasme. Des scouts zélés arpentent les rues, deux garçons réfractaires à l’autorité sont impliqués dans des violences à leur égard. On les condamne à travailler sur un chantier pendant trois mois, à la construction d’un musée célébrant l’avenir du nouveau territoire. Pas évident de comprendre en quoi la figure du Timonier, dont le despote wallon veut acheter la dépouille momifiée à une Chine ravie de refourguer enfin ses bijoux de famille, est importante pour ce récit qui tient surtout du parcours initiatique, de la prise de conscience de jeunes gens confrontés à un pouvoir totalitaire. Au début des années 2000, un parlementaire wallon avait célébré la politique nord-coréenne à l’occasion d’une visite en délégation. Faut-il y voir un lien ? S’agit-il d’exprimer la fin des idéologies du XXe ? Une apologie de la lutte armée ? Ou pas ? Ou rien ? Faut-il être du cru pour apprécier toute la subtilité du produit ?
Chemin perdu
Amélie Fléchais – Soleil
La collection Métamorphose joue une petite musique originale au cœur des éditions Soleil. Les livres sont toujours soignés, les dessins léchés. Concernant le fond des récits… Du gothique générationnel, de l’évanescent, du nan mais vous comprenez rien et d’ailleurs je vais me jeter par la fenêtre et pis la fée de la forêt viendra me chercher et vous me retrouverez plus jamais. On ne sort pas tout à fait de ce créneau avec Chemin perdu, en tout cas pas de la forêt où se sont égarés trois gamins qui doivent se coltiner des esprits (pas trop) malfaisants. Peurs fondamentales, parcours initiatique — toujours, le corpus du conte traditionnel, plus une cuillerée de culture shonen, plus une pincée de Blair witch project : un livre destiné aux jeunes ados, de belle facture, qui ne bouleversera pas leur rapport au monde.
Grotesk, retour à l’anormal
Olivier Texier – Même pas mal
“Vous avez vu ? C’est l’apocalypse !” dit l’homme qui dans les trois cases précédentes n’a croisé que ruines, cadavres et désolation. “M’en parlez pas”, répond la boulangère, “j’ai rien vendu depuis ce matin”. Rions de la fin du monde, de la difformité, des zoophiles et des martiens tant que ce n’est pas interdit. Car avec la cigarette électronique et le fromage au lait cru, le nom d’Olivier Texier figure très haut sur la liste noire du Comité d’Hygiène International. Il est donc urgent d’acheter ses livres.