Il n’est pas nécessaire qu’un auteur comprenne ce qu’il écrit, les critiques se chargeront de le lui expliquer, dit le premier en ricanant. Je n’ai jamais pondu un œuf de ma vie et pourtant je m’estime plus qualifié qu’une poule pour juger de la qualité d’une omelette, rétorque le second. Ils en viennent aux mains.

 

Lettre à  la mère

Marzen Kerbaj – L’Apocalypse

Histoires courtes déjà lues ici ou là, sublimées par un très bel écrin. Obsession de l’auteur pour sa ville mère, Beyrouth, et la guerre omniprésente en creux, les ruines, l’évocation d’un tir de sniper, un copain disparu. Le dessin libre de Mazen Kerbaj change au gré des récits, le support évolue aussi, du papier de photocopieuse standard au fragile rhodoïd. On retrouve, figées, les formes qui se recomposent sans fin lors des concerts qu’il donne avec son copain Sharif Sehnaoui (à Hyères dans le cadre du Festival des musiques insolentes, par exemple). Sombre et lumineux, triste et drôle : superbe.

 

À un autre endroit
Marlene Krause – L’Association

Yolande trace la route. Au hasard d’une rencontre elle s’arrête, partage un moment la vie communautaire d’autres égarés volontaires, néo-hippies végétaliens et proto-punks autonomes cultivant la marge et les salades en pleine ville. Le squat est pavé de bonnes intentions. Les gens qui vivent là pourraient s’appeler Lizard, Psylvia et Luc, ils sont solidaires et gentils. Si la naïveté de certains échanges peut agacer et peut-être, déprécier l’utopie, le talent de la dessinatrice impressionne. Les natures mortes architecturales qui ponctuent en couleur ce récit construit sur le gris sont splendides. Vivement conseillé.

 

Biscottes dans le vent
Pascal Rabaté et Bibeur Lu – Vents d’Ouest

Un jeune type va devenir facteur et peut-être trouver l’amour. Scénario de Rabaté correctement servi par le dessin de Bibeur Lu. Les ingrédients habituels : la province, les prolos, les petits fonctionnaires, les voisins crétins et les voisines avenantes, le goût de l’humain, du timide, de la fragilité et de la contradiction, des brèves de comptoir élevées au rang de dialogue. Beau corpus utilisé de façon nonchalante. 350 pages à lire sans trop y penser, sans déplaisir non plus.

 

Q
Mrzyk & Moriceau – Les Requins marteaux

Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau sont deux artistes contemporains qui n’explorent pas vraiment le champ de la bande dessinée. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit dans Q, à raison d’un dessin par page. À ma gauche monsieur Pénis, modeste péquin aux gestes vulgaires, à ma droite madame Main, bourgeoise désœuvrée aux manières de bourgeoise. Ils vont se rencontrer par hasard dans la galerie Air de Paris. Shazam : désir réciproque. Mais un monde sépare Belle de son clochard, lady Chatterley de son garde-chasse. Que se passe-t-il quand une main manucurée et une bite poilue sous les bras rêvent l’une de l’autre ? Étrange, très drôle, peut-être le volume le plus réussi de la série BDcul. Le plus élégant, sans aucun doute.

 

M’sieur Maurice et la Dauphine jaune
Bruno Bazile – Treize étrange

Pour les amateurs de bande dessinée franco-belge qui connaissent le monsieur Maurice en question. Autant dire que ça ne va pas vraiment régaler les jeunes générations. Bribes de vie et d’expériences dans un style rappelant celui du créateur de Gil Jourdan. Pas de chichis, pas de psychologie, on reste au dessus de la surface des choses, l’anecdote prime. Et aussi les voitures (jaunes). À la fin, Maurice Tillieux meurt dans un accident de la route conformément à ce qui s’est réellement passé. Tendresse étrangement absente. Une aimable cruauté sous la conformité de l’hommage en deux dimensions et quarante-huit pages. L’exercice, un peu vain, ne suit pas tout à fait la ligne blanche, il en devient presque intéressant.

 

Le savant fou
Stanislas – Les Rêveurs

En attendant le deuxième tome du Perroquet des Batignolles, une réédition (augmentée) de strips publiés dans Je bouquine, Lapin ou Fusée. Le personnage-titre arpentait dans les années quatre-vingt dix des sentiers déjà bien piétinés avant lui. Archétype du scientifique lunaire, il vit en famille dans un pavillon sans doute pas très éloigné de celui de Boule et Bill. Son épouse aimerait bien regarder tranquillement le feuilleton à la télé après avoir accompli ses tâches ménagères, leurs deux filles meublent l’espace si nécessaire. Nostalgie, schémas jaunis. On trouvera dans ce Savant un peu de poésie mais aussi beaucoup de poussière, ça fait tousser.

 

La nuit du capricorne
Grégoire Carlé – L’Association

Il y a ce thème autofictionnel abordé mille fois, avec un parallèle un peu trop appuyé entre l’adolescent et la larve préparant sa mue. Il y a cette référence permanente, et peut-être pas volontaire, à la musique du dessin composée par Edmond Baudoin. Mais il faut saluer une subtilité certaine dans le déroulé du récit, sa façon d’aborder la pente estivale qui conduit à l’âge adulte (car la fin de l’enfance tombe toujours en été) témoignant bien de la stupeur tranquille et de la nostalgie naissante qui caractérisent cette charnière. Grégoire Carlé, révélé par l’Association : auteur à suivre.

 

Abaddon, première partie
Koren Shadmi – Ici même

Au début, un homme visite un appartement dans un immeuble au charme poussiéreux qui pourrait être situé à Brooklyn. Ses futurs colocataires l’adoptent sans sourciller, les bizarreries ne vont pas tarder. On ne sort peut-être pas de ce lieu qui porte le nom d’un ange exterminateur. Koren Shadmi s’est inspiré de Huis clos, la pièce existentialiste de Sartre, où les trois protagonistes morts dissertent de leur propre condition dans une chambre d’Hôtel symbolisant l’enfer. Shadmi nous montre-t-il l’enfer, le purgatoire, une cage simplement un peu plus étroite que celle dans laquelle le personnage principal évoluait précédemment ? On n’avait pas lu cet auteur new-yorkais depuis 2007 et Dissymétries, édité par la Boîte d’aluminium, maison aujourd’hui disparue. Espérons qu’il portera chance à Ici-même dont Abaddon est le titre inaugural. Dans son univers élégamment anxiogène, à découvrir, les personnages sont fous ou alors ils sont morts. Oui, ça peut être enthousiasmant. Pour vous faire une idée, sachez qu’avant de trouver éditeur, Shadmi a intégralement publié Abaddon sur le web.

 

L’entrevue
Manuele Fior – Futuropolis

Dans un futur proche, un psychologue coincé dans une impasse affective soigne une jeune adulte prétendument sujette à des troubles du comportement. Elle est surtout adepte de la “nouvelle Convention”, un mouvement philosophique prônant la non-exclusivité émotive et sexuelle. Ces néo-hippies, qui se distinguent par leurs goûts (vestimentaires, architecturaux…) pour les figures géométriques, indisposent évidemment leurs aînés. Alors que des liens se nouent entre thérapeute et patiente, d’étranges formes triangulaires se multiplient dans le ciel comme un appui à la nouvelle Convention. On n’en saura pas beaucoup plus sur ces apparitions, sinon qu’elles exacerbent les sentiments et stimulent les dons télépathiques. C’est essentiellement des connexions qui s’opèrent entre les êtres dont il est encore question dans cette histoire où la science-fiction n’est que prétexte. Manuele Fior poursuit l’exploration des relations humaines, de leur mystère et leur fragilité. Si la télépathie nous permettait de connaître instantanément les goûts et les envies de nos interlocuteurs en dissipant le doute, que resterait-il de la magie de l’instant amoureux ? Somptueux sur le plan visuel, un autre livre important de 2013.

 

Only skin
Sean Ford – Rackham

Une jeune femme et son frère reviennent dans le bled d’où ils s’étaient enfuis avec leur mère. Ils cherchent le père infidèle, disparu dans une forêt voisine comme nombre d’autres villageois. Thriller étrange : le dessin N&B est loin d’être académique, les personnages figés dans leur expression restent étrangers à ce qui leur arrive même si ce qui leur arrive est effrayant ou violent. Le récit fonctionne pourtant. La construction dramatique à effets peut être énervante, elle réussit à entretenir le suspense et on veut savoir comment tout cela finira. Anecdotique mais efficace.

 

Cowboy Henk
Kamagurka & Herr Seele – FRMK

Étrangeté éditoriale. Pourquoi Henk, connu précédemment en France sous le nom de Jean ou Maurice, a-t-il disparu des rayons depuis la fin des années quatre-vingt après avoir heureusement meublé les pages de Psikopat, Fluide glacial et surtout, L’Écho des savanes ? Un album sorti en 1986 chez Albin Michel et puis s’en va. FRMK réalise ici un bien bel ouvrage réunissant une centaine de gags (si on peut les appeler comme ça) autour d’un cowboy plus souvent toubib, patient, baigneur, peintre, quidam aveugle, quidam obèse ou quidam quelconque que garçon vacher à Stetson et indiens. Chaînon manquant entre Dada et Charlie Schlingo. La ligne claire de Herr Seele emprunte tout autant à Segar (Popeye) qu’au Superman des origines. Indispensable.

 

Lartigues et Prévert
Benjamin Adam – La Pastèque

Dans les années soixante-dix, la cavale immobile de deux minables suspectés de meurtre. Sous le polar, le culte de l’objet : une carabine, une Renault 12, un blaireau empaillé et une multitude de bricoles seventies éclipsent Prévert et Lartigues, qui ne réussissent même pas à être les figures centrales du récit. Une grande invention dans la construction narrative et le dessin (spéciale dédicace à  l’oncle Chris Ware, tout de même). Beaucoup de malice chez l’auteur, un régal de lecture. Dans le top 5 de 2013. Ne reste plus qu’à trouver les quatre autres.

 

Philémon, le train où vont les choses
Fred – Dargaud

Cet album ne donnera pas aux nouveaux venus l’envie d’aller plus loin dans l’œuvre pourtant indispensable de Fred. Si vous avez cette virginité et la curiosité du monde du A, lisez un autre épisode. Le titre était pourtant beau. Un quart de siècle a passé depuis les premières planches. Panne : la maladie et la dépression ont meublé l’intervalle. Fred met en abyme son impuissance à créer, sa poésie en déroute. Un artifice bancal et bien trop long permet de boucler la boucle parce que Philémon ne voulait rien savoir, rétif à l’achèvement de sa propre histoire. Fred aurait mieux fait de l’écouter, lui, et Anatole, et tous les autres. Laisse-nous tranquilles. La mélancolie a disparu, seule la tristesse subsiste. Elle est grande.

 

Impostures
Romain Dutreix – Fluide Glacial

Formes courtes revisitant le patrimoine de la bande dessinée à grands coups de hache. L’agent 212 en Robocop, les Schtroumpfs façon Ingmar Bergman, Spirou et Fantasio dans l’enfer de la reprise, Superman chez Daumier etc. Romain Dutreix maîtrise ses ingrédients. Une bonne expertise du matériau de base, un large éventail culturel, un peu de critique sociale et une grosse envie de déconner. Dans le genre difficile de l’ “Umour & bandessinées” cher à  Fluide Glacial, une réussite charpentée.

 

Georges Clooney
Philippe Valette – Delcourt

Comment dire. C’est l’histoire d’un super-héros de troisième zone qui va au McDo. Il drague une fille et se bat contre une tortue ninja, ça dure 350 pages. À la base un buzz internet (d’où l’intérêt de Guy Delcourt), au final un pavé à 29,95€. Les 9500 fans de Georges sur Facebook ont pour coutume d’utiliser le mot “pédé” dans leurs commentaires, car c’est trop ptdr. Private joke public que l’auteur assume. Il assume tout. Les fautes d’orthographe (“je crois que les gars on tendance à ce ramolir depuis que vous nous torché le cul”), les grossièretés, donc, la scatologie, la boîte de huit feutres et le dessin rapidement torché. Il revendique “un côté art brut, enfantin”. Se revendiquer de l’art brut, même sur le côté, ça vous donne malheureusement un air suspect de petit malin. Aucune mention à Daniel Johnston, les artistes brutaux ne se connaissent pas entre eux. Quel dommage.

 

Loin des yeux
Luke Pearson – Nobrow press

Version française du formidable Everything we miss. Un regret : la traduction approximative du titre ne respecte pas l’ambiguïté de la forme originale et affadit l’entrée en matière.

 

Bad ass T1, Dead end
Herik Hanna & Bruno Bessadi – Delcourt

Sous couvert d’irrévérence cool, une BD de super-héros moche comme ses pieds. Violence criarde, humour doigt dans le nez, cynisme creux, couleurs numériques qui brillent autant que celles qu’on trouve sur les couvertures des livres de poneys. Sans doute parce que les publics ciblés sont dans la même tranche d’âge. Quelle irrévérence ? Presque 100 ans de super-héros US et les promoteurs du comics à la française n’en retiennent que l’idée du lycéen maltraité-revanchard. “Une série frenchie qui ose mettre en scène un monde de super-héros et de super-vilains d’un nouveau genre” dit le service marketing. Tu parles. Oui, on peut faire du comics à la française de bonne facture. C’est un peu la spécialité du label 619 de chez Ankama. Mais s’il faut en garder un seul, on retiendra l’intégrale de la Brigade chimérique (Lehman et Colin, l’Atalante) : tout le monde peut y trouver son compte pour peu qu’on ait déjà  entendu parler de Staline, de Marie Curie, de André Breton. Ça existe, il n’y a pas que Peter Parker dans la vie.