«Quand vous allez voir votre psychiatre, est-ce qu’il vous demande ce que vous lisez pendant que vous êtes sur le siège ? Il devrait, vous savez. Le fait que vous lisiez tel genre de littérature aux cabinets devrait être lourd de sens pour lui. On ne parle malheureusement pas assez de tels problèmes» (Henry Miller)
Samedi répit
Andrea Bruno – Rackham
Le goudron infeste le papier comme débordant d’une usine en piteux état. C’est un polar qui met en scène des laissés pour compte de l’aire postindustrielle. Le livre est de grande taille, sa lecture rapide, la trame linéaire : vol de voiture et puis s’en va, et pourtant on y revient plusieurs fois parce qu’on a forcément raté quelque chose. En quelques pages seulement, une incroyable tension psychologique, la folie immanente, une tristesse infinie. Beau à en pleurer. Second ouvrage d’Andrea Bruno publié en France (après Brouillon de néant, déjà aux éditions Rackham). Il est italien et pilier des éditions Canicola.
Une cuite sinon rien
Frèd Langout
Monsieur Piche, open bar
Radi
Je suis bourrée mais je t’aime quand même
Anaïs Blondet – Onapratut
Une collection de petits livres consacrés à la picole, quelle drôle d’idée. Enfin, drôle, c’est façon de parler. Disons plutôt poussif, beauf, consternant. Exception faite du dernier titre : Anaïs Blondet dessine une femme échappant aux canons de la féminité en BD (les canons mâles, s’entend), qui abuse de l’alcool et des hommes faisant tapisserie. De l’antirouille sur des ressorts humoristiques particulièrement oxydés.
Fraction
Shintaro Kago – Imho
Précis de manipulation par l’image. Comme Shintaro Kago est un spécialiste de l’eroguro, son exposé suit le fil d’un thriller grotesque, avec tout ce qu’il faut de tripaille à l’air et d’improbables perversions. À la fois très malin et très con.
Lorna
Brüno – Treize étrange
Godzilla vs Planet terror vs Super vixens. Économie de moyens graphiques (ah le désert ! Ah l’océan !), complot militaire, invasion extraterrestre, sexe et action pure, crétins atomiques presque convaincants dans leur interprétation de papier. Une bande dessinée d’exploitation connaissant ses codes jusqu’au bout des tétons.
Ma vie posthume T1/2
Hubert et Zanzim – Glénat
Une vieille dame enquête sur son propre assassinat. Un peu Miss Marple chez les zombies. Récit riche et bien écrit. Dessin : néo-Sfar période Professeur Bell, bien plus agréable que Sfar 2012 donc. Ça tombe bien parce que ce n’est pas Sfar, c’est Zanzim. Bonne pioche.
Et c’est pas fini ! (Rétrospective)
Pierre Guitton – Le Chant des muses
Si vous lisiez Actuel, Charlie mensuel ou Hara-Kiri dans les années soixante-dix, vous connaissez forcément son trait qui, en l’occurrence, n’est qu’accumulation de points. Les fameux points de Guitton et ses corps dont la sensualité évoque les travaux de Pichard, exagérations mammaires en moins. Tomber sur les points de Guitton après toutes ces années, se lover dans son dessin d’une douceur inquiète. Si Guitton a arrêté la bande dessinée, n’y voyez pas une crise de nerfs à la poinçonneur des Lilas, des ptits points, des ptits points toujours des ptits points, c’est parce qu’il a bifurqué vers la peinture qui, pour être tout à fait honnête en ce qui nous concerne, n’exerce pas le même pouvoir de séduction que son dessin. Remarquez qu’on ne parle pas d’histoire. Les histoires, on s’en fout un peu chez Guitton, il vient d’une époque où on expérimentait souvent sous contrainte psychotrope, certaines enluminures s’en ressentent, on connaît ça chez Moebius, Druillet, Caza et les autres. Une jolie madeleine à la couverture sérigraphiée.
Noir
Götting – Barbier & Mathon
Petit polar noir comme son nom l’indique et comme il en existe des milliers. Élégant puisque Götting. Sitôt lu, sitôt oublié.
Revanche
Pothier & Chauzy – Treize étrange
Un type bosse comme larbin de Laurence Parisot (elle ne porte pas ce nom-là dans le livre). Sur son temps libre, il “restaure la justice sociale”. Comprenez qu’il aide les laissés-pour-compte de la grande marche en avant libérale. Parachutes dorés, licenciements abusifs, harcèlement, racisme, délocalisations sauvages, logements insalubres, tous sujets abordés sur le ton de la comédie grinçante. Ce qu’il faut pour susciter l’enthousiasme : des auteurs talentueux, un thème rentre dedans, il manque peut-être juste un peu de noirceur et quelques morts violentes pour rendre le résultat parfaitement jubilatoire.
La douce
François Schuiten – Casterman
Uchronie ferroviaire joliment exécutée, qui passionnera les lecteurs de la Vie du Rail.
Saison brune
Philippe Squarzoni – Delcourt
Le réchauffement climatique et ses conséquences. 480 pages d’enquêtes très documentées, d’entretiens et de réflexions personnelles. Trop personnelles, surnuméraires ? C’est le reproche que certains font à Squarzoni, comme nos copains du Comix pouf qui le brocardent sur leur site. Pour aller au bout du raisonnement : si vous voulez écrire un livre s’inquiétant du réchauffement climatique, commencez par vous abstenir car l’empreinte carbone liée à la fabrication puis la diffusion de l’ouvrage ne sera pas négligeable… Une espèce de prime au cynisme rapidement intenable. La lecture de Saison brune relève de l’utilité publique. Les pages de réflexions personnelles, souvent contemplatives, rythment le propos et renvoient le lecteur à ses propres limites. Philippe Squarzoni n’est pas un dessinateur spontané, son travail s’appuie sur des travaux photographiques préalables à l’écriture, mais il excelle dans l’art du montage, la mise en scène et la vulgarisation par l’image. Sujet grave et bien traité, constat implacable, honnêteté intellectuelle de l’auteur : ce livre devrait faire date. De toute façon, on va tous crever.
Peste blanche
Jean-Marc Pontier – Les Enfants rouges
Ouvrage très écrit aux lectures plurielles. Est-ce un polar, une histoire d’amour, un hommage à Marseille ? 20 ans après la mystérieuse disparition de sa maîtresse, un homme se souvient. Il se souvient de l’amnésie qui frappa alors les habitants de sa ville, en écho à l’épidémie de peste de 1720. L’évolution vers le fantastique rappelle le Réalisme magique de Gabriel Garcia Marques ou José Saramago. Troisième livre de Jean-Marc Pontier aux Enfants rouges, le premier qui prend la forme d’un récit au long cours — les précédents étaient des recueils de nouvelles : réussi.
Orcs
Stan Nicholls et Joe Flood – Gallimard (Bayou)
Pour les amateurs de la fameuse soupe mythologique popularisée par Tolkien. Inversion des rôles : l’empathie du lecteur est entraînée vers les grosses brutes guerrières qui donnent leur nom à l’ouvrage, les humains sont les méchants de l’histoire. Dessin énergique à la Mignola, scénario efficace par un romancier d’heroïc fantasy : de la bonne bande dessinée de genre.
Black out
Jérôme Lerpinière – Sarbacane
Noir et blanc de rigueur pour un polar bien ficelé. Le dessin peut dérouter, les personnages manquent d’expressivité mais l’ambiance est là. Exercice de style digne d’intérêt.
La première fleur du pays sans arbre
Julien Lacombe et Sarah Arnal – Les Requins marteaux
Témoignage sur l’Afghanistan par un expatrié bossant pour une ONG. Tranches d’histoires, instantanés de vie bien plus édifiants que nombre de longs discours. Les dessins de Sarah Arnal ne sont que vaguement figuratifs, agissent plutôt comme révélateurs, comme stimulants artistiques. De ce point de vue, on est très loin d’un Joe Sacco qui expose le maximum d’informations au regard du lecteur. Et ça fonctionne : nous voilà roulant sur une piste à l’arrière d’un 4X4, dans un camion en route vers l’Europe, sous les étoiles de Kaboul. Réinvention convaincante de l’approche journalistique, travail remarquable dont on peut se faire une idée ici.