Prescription : à volonté mais en dehors des repas. Se laver les mains avant l’administration. Aucune contre-indication. Effets secondaires : quelques cas de somnolence constatés ; crampes d’estomac possibles mais peu probables.

 

Monsters

Ken Dahl – L’employé du Moi

Un type (l’auteur), se rendant compte qu’il est porteur du virus de l’herpès, voit sa vie sentimentale et sexuelle complètement bouleversée. Séparation, déprime, abstinence, etc. Et ça dure 100 pages. Heureusement qu’il n’a pas découvert qu’il était porteur du HIV ! Difficile de sentir concerné par les problèmes existentiels de l’individu tant ils semblent exagérés au regard de la nature de son mal. Mais l’ensemble est réalisé avec un savoir-faire typiquement nord-américain : tous ces types, là, Joe Matt, Peter Bagge, Ivan Brunetti, Ken Dahl et les autres, réussissent à développer une forme narrative idéale pour intéresser le lecteur à des névroses dont on réserve habituellement le détail aux spécialistes, en leur cabinet.

 

La position du tireur couché
Jacques Tardi d’après Jean-Patrick Manchette – Futuropolis

Une bonne adaptation d’un spécialiste du genre, qui fut complice du maître du néo-polar puisqu’il réalisa avec lui Griffu en 1978. L’action se passe après le premier choc pétrolier de 76. Un tueur vaguement barbouze, petit artisan des réseaux post-coloniaux et anti-communistes de France, est rattrapé par son passé alors qu’il veut jeter l’éponge. Récit noir et connexions politiques. Tardi dessine très bien la pluie, les paysages, les véhicules et les coupes de cheveux de la France giscardienne.

 

La planète des Vülves
Hugues Micol – Les Requins marteaux

Deuxième opus de la collection BD cul “interdite aux puceaux de moins de 18 ans” selon l’éditeur, après le fameux Comtesse de Aude Picault. Une élite militaire est envoyée dans l’espace à la recherche de femmes car sur la terre, l’espèce humaine ne produit plus que des mâles. Le lieutenant Vaugirad va bientôt tomber sur les bombasses qui peuplent une planète où les reliefs ont toujours quelque chose à voir avec le mont de Vénus. Aimable pochade proche dans l’esprit du Sophia de Libon et Capucine (voir plus bas), avec un peu de Barbarella, un peu d’OSS 117, un peu de Flesh Gordon, beaucoup de seins, quelques pénis.

 

Nos guerres
David Benito, Laurent Bourlaud, Patrice Cablat – Cambourakis

Histoires courtes évoquant sur un mode grotesque différentes facettes d’un conflit se situant vraisemblablement au début du XXème siècle, la Grande guerre, celle que j’préfère. Textes riches, distanciés et cyniques, dialoguant avec des dessins réinventés à chaque page, empruntant à Dada, au futurisme et à l’Assiette au beurre les univers graphiques de George Grosz, Caran d’Ache, Gus Bofa ou Jossot. Les auteurs pourraient être vingt, ils ne sont que trois surdoués issus de la famille Coconino world. Ne passez pas à côté de ce travail remarquable qui réussit à conjuguer le fond et le forme, l’exigence artistique, la farce, la charge virulente contre l’abomination guerrière.

 

Spirou et Fantasio T51 : Alerte aux Zorkons
Vehlmann & Yoann – Dupuis

Divertissement de bonne qualité. On est toujours dans l’hommage à Franquin : quand la jeune génération se coltine la franchise Spirou, il y a toujours un hommage à Franquin qui traîne. Mais pourquoi ne s’intéresse-t-on jamais à Nic Broca et Cauvin ? Cet épisode tourne autour d’une galerie de monstres comme les affectionnait le maître. Malin, réussi.

 

Entre les ombres
Arnaud Boutle – Glénat

Un type se retrouve seul au monde pour des raisons qui resteront nébuleuses. Prenez The omega man, une adaptation cinématographique du Je suis une légende de Richard Matheson datant de 1971. Dans ce film (oubliez le remake avec Will Smith), ce vieux réac de Charlton Heston flingue du dégénéré à tour de bras mais on s’en fout. Ce qu’on retient de l’intrigue, c’est la déambulation dans la grande ville qui reste ouverte à tous les désirs du héros, ou presque. Qu’est-ce qu’on ferait à sa place ? L’identification fonctionne à plein régime. Entre les ombres se focalise là dessus : le rapport du survivant à la cité, sans menace vampirique pour l’empêcher de déprimer en rond. On oubliera l’aspect psychologique pas franchement convaincant, seuls comptent l’ambiance et le vertige. De ce point de vue, pas mal.

 

Tous des idiots sauf moi
Peter Bagge – Delcourt

Ce que ne dit pas l’éditeur, qui explique en dos de couverture que Peter Bagge “s’est lancé dans le journalisme en bande dessinée”, c’est qu’il l’a fait pour le compte d’un journal libertarien car Bagge est libertarien lui-même. Le libertarianisme ? Une exception politique nord-américaine qui exalte la liberté individuelle et prône la suppression de l’État. Bon. Sans états, un nouvel ordre devra s’installer pour éviter que les êtres humains s’entre-tuent, un ordre mâtiné de charité qui, bien ordonnée et commençant par soi-même, finira toujours par intéresser le voisin. En quelque sorte, la main invisible de l’humanité garantira l’équilibre et le bonheur mutuel grâce à la sublimation des comportements les plus individualistes. Fumeux, dites-vous ? C’est bien cette perturbation de l’esprit qui transpire des chroniques confuses de Peter Bagge, misanthrope, grand peureux schizophrène. Pages bordéliques, idées à la con : à fuir.

 

Le troisième testament : Julius tome 1
Xavier Dorison & Alex Alice & Robin Recht – Glénat

On a conçu ce produit pour le vendre au plus grand nombre, en grande surface, entre un paquet de 16 yaourts et trois paires de chaussettes pour le prix de deux. L’histoire bricole un ésotérisme de bazar usant de recettes qui fonctionnent très bien ces jours-ci. On sait depuis Dan Brown que Jésus a engendré une fille, on découvre avec Xavier Dorison qu’il avait un frère, on nous révélera sans doute prochainement le nom de son cousin par alliance du côté de sa mère. Le divin frangin dont il est question a les traits fins et les yeux bleus, tout ce qu’il faut pour combler les petits blancs de France et de Belgique qui forment le cœur de cible du produit (petits blancs de 7 à 77 ans, bien sûr). Savourez le papier glacé, appréciez l’absence totale d’humour de ce récit qui se prend tellement au sérieux qu’il en devient presque risible, et la coupe — le Graal, ah ah — est pleine.

 

Tony Chu détective cannibale T1
John Layman & Rob Guillory – Delcourt

L’enquêteur Tony Chu dispose d’une faculté intéressante : il peut reconstituer l’histoire de tout ce qu’il ingère, il n’y a guère qu’avec les betteraves que ça ne fonctionne pas. Alors Tony Chu mange beaucoup de betteraves ou alors il jeûne, parce que dans le cadre de son boulot il est obligé de goûter un tas d’autres trucs. Des cadavres, par exemple. L’idée est rigolote et pour la préserver, il aurait peut-être fallu une couverture moins explicite. Le comics d’origine s’intitule Chew sans sous-titre explicatif du genre “détective cannibale”, mais le marketing, que voulez-vous… Une idée rigolote, donc, mais une exploitation plutôt laborieuse malgré quelques bonnes trouvailles. Le genre de récit dont on peut envisager de lire le deuxième tome tout en se disant que s’il n’est pas publié, finalement, ce n’est pas très grave.

 

Paf et Hencule, french doctors
Goupil acnéique et Abraham Kadabra – Même pas mal

“Raah je crois que j’ai chopé des mycoses”, dit Hencule. “Tu veux que je t’ausculte ?”, demande Paf. “On ne donne pas les bons coins à  champignons !” s’insurge Hencule. Quand ils ne se droguent pas, Paf et Hencule soignent les gens. Quand ils se droguent, ils les soignent aussi. Et on rit fort à  la lecture de ces strips rafraichissants et punks, d’autant que c’est pas tous les jours qu’on peut se bidonner avec les cancers en phase terminale et les gangrènes gazeuses.

 

Asterios Polyp
David Mazzucchelli – Casterman

Le départ d’une femme et la destruction d’un appartement donnent l’occasion à un homme de cinquante ans d’entreprendre un voyage à la recherche de lui-même, et de son double. Le narrateur est le jumeau mort-né d’Asterios Polyp, sur lequel celui-ci projette ses réussites réelles ou fantasmées. Avant, il était un brillant architecte sans édifice, théorisant son art à l’université, trouvant le “réconfort dans la certitude de la symétrie, dans l’harmonie des volumes” et la constante opposition entre le fonctionnel et le figuratif, l’ordre et le chaos. Puis le chaos l’emporta. Tout est histoire de dualité dans ce récit ample et existentiel, voire existentialiste, car il y est constamment question de l’entrelacement des existences et de l’altération de nos constructions individuelles au contact d’autrui. Cela transparaît jusque dans la représentation des personnages principaux qui, selon le moment et l’intensité de leur relation, adoptent les traits qui caractérisent l’autre. Par ces choix formels, la structure du récit, la profondeur de la réflexion et la richesse des dialogues, ce livre est un chef d’œuvre.

 

Cinq mille kilomètres par seconde
Manuele Fior – Atrabile

Une seconde, c’est le temps que met le son pour parcourir une distance de cinq mille kilomètres entre deux combinés téléphoniques. Manuele Fior brosse en quelques tableaux l’histoire d’un amour raté, quand le déracinement et l’éloignement distordent les perspectives affectives en entraînant, plus que l’idéalisation de l’être absent, la survivance artificielle de sentiments asséchés. Finesse de l’observation, intelligence de la construction, splendeur des aquarelles dont les variations chromatiques accompagnent les errances de Piero l’archéologue et Lucia la littéraire : réussite majeure.

 

La tour blanche
Pablo Auladell – Actes Sud – L’An 2

Un homme pas très vieux revit en couleur le temps sublimé de son adolescence. Retournant sur les lieux d’antiques vacances, il rêve de retrouver l’inaccessible étoile dont il fut amoureux. Raté : il couchera avec sa copine. “Qui poserait son regard sur la Tour Blanche n’y verrait qu’une tour d’appartements parmi d’autres, au bord de la plage. Mais pour certains, elle est le lieu lumineux et lointain de l’innocence assassinée”. Une innocence assassinée par un ennui mortel.

 

Château de sable
Frederik Peeters et Pierre-Oscar Lévy – Atrabile

Le trait rond de Peeters transcende méthodiquement les genres. Après l’espionnage (Constellation), le récit intime (Pilules bleues), la SF (Lupus) et le polar (RG), le dessinateur se frotte au cauchemar métaphysique. Et Pierre-Oscar Lévy lui offre un scénario d’une grande perversité. Comment susciter l’effroi sans tonnerre qui gronde, sans tripes à l’air, sans monstres, sans tueur psychotique et sans cri, juste avec quelques morts naturelles ? On ne répondra pas à la question car dévoiler la trame de ce livre serait gâcher. Dérangeant : à lire ! (Ce désir de jalonner tout l’espace narratif… Il y a décidément du Kubrick dans le Peeters).

 

Wilson
Daniel Clowes – Cornélius

Wilson, le personnage, est un homme vivant seul sa crise de la quarantaine. Il se heurte au passé à défaut d’envisager l’avenir. Wilson, le livre, est un bel ouvrage élaboré sous contrainte. Chaque page se conclut sur un effet comique et peut s’apprécier de manière autonome. Enfin, comique, façon de parler. Du rire sur lèvres gercées, vous voyez le genre. Mais chaque page succède aussi à la précédente pour former en bout de course un tout plus grand que la somme de ses parties. Le système permet à Clowes de varier son style graphique selon le moment et l’anecdote, pour moduler ses effets au gré du récit. Une œuvre brillante sur l’incommunicabilité entre les êtres, la solitude, le désenchantement, la peur de vivre seul, de vieillir, de mourir. Parfait pour un cadeau de Noël.

 

Blackbird (quatre numéros parus)
Pierre Maurel – auto-édité

Une fois n’est pas coutume : ce titre ne se trouve pas en librairie. Pierre Maurel a déjà publié aux éditions L’Employé du Moi des ouvrages très ancrés dans la réalité sociale des années UMP, voir l’excellent 3 déclinaisons. Il conduit ici un projet ambitieux dont la forme a priori non ambitieuse — de vulgaires pages A4 pliées en deux — nourrit pourtant le fond. Dans une France à peine différente de la nôtre (on apprend que le prix unique du Livre a disparu), Blackbird est un fanzine que ses auteurs distribuent sous le manteau car il est désormais interdit de proposer des brochures gratuites à moins qu’elles ne soient publicitaires. Le groupuscule, qui pratique aussi “l’encrage” des réacs et des fats (à rapprocher de l’entartrage), est bientôt qualifié de terroriste, l’intrigue se fait dramatique et passionnante. Le projet de Pierre Maurel peut s’entendre comme un manifeste politique pour l’expression libre et la gratuité, contre l’oppression, le sécuritaire et la consommation forcée. Surtout, il est un hymne au fanzinat : quoi de plus naturel, alors, que choisir la photocopieuse et l’agrafeuse comme matériel d’édition ?
Contact : pietervanmaurel@gmail.com
Son blog

 

Yaxin, le faune Gabriel – canto 1
Dimitri Vey et Man Arenas – Soleil (Métamorphose)

Une ballade poétique au pays des fées, superbes images, texte maniéré et creux. Le plus étrange, c’est qu’on nous promette un deuxième chant. La collection Métamorphose de Soleil, dirigée par Barbara Canepa et Clotilde Vu, amalgame les formes romantiques d’Edward Gorey, J.R.R. Tolkien, Edgard Allan Poe, Anne Rice ou Tim Burton : un peu goth, un peu emo, de l’effroi, des vapeurs, de l’éther. Les livres sont toujours de belle facture, dommage que la poursuite de la mélancolie et l’expression du mal-être adolescent priment (souvent) sur toute autre considération narrative.

 

Jean de l’Ours
Mattt Konture et Jacques Velay – L’Association

Ne dites plus “elle a vu le le loup” car elle a vu l’ours. De cette rencontre naîtra Jean et ce petit livre raconte sa genèse. Adaptation d’une fable bien connue dans les Pyrénées, qui inspira peut-être aussi Nicolas Presl pour son beau Fils de l’ours père. Un défaut : trop court pour se suffire à  lui-même, attendons la suite.

 

Bienvenue T1
Marguerite Abouey et Singeon – Gallimard (Bayou)

La scénariste de Aya de Yopugon aime ses personnages. Ils sont pléthoriques autour de la jeune Bienvenue, femme de caractère et de doute, apprentie artiste, nounou confirmée, âme sœur, fille, cousine, voisine, etc. On évolue dans un univers urbain balisé (à Paris de nos jours), des gens se rencontrent et voilà, le parcours est agréable, il pourrait durer une éternité. Durera-t-il une éternité ? Marguerite saura-t-elle imaginer la fin qu’elle ne trouve pas pour Aya ? Sinon, Singeon et Clément Oubrerie ont un dessin voisin, presque superposable. Un crossover Aya vs Bienvenue est tout à fait envisageable.

 

Fais péter les basses, Bruno
Baru – Futuropolis – 20€

Pour aimer ses personnages, peut-être faut-il être en paix avec soi-même, avec le regard des autres et ses propres ambitions. Baru n’a plus rien à  prouver, il régale le lecteur en rendant hommage à ces icônes nationales que sont devenus les tontons flingueurs. Fais péter les basses décrit un affrontement de voyous, les anciens contre les modernes, la beauté du geste contre l’appât du gain, la sérénité contre l’impatience. Album de genre nostalgique, drôle et enlevé, très réussi.

 

Monkey Bizness
Pozla & El Diablo – Ankama

Créateurs de la série animée Les lascars, Pozla et Boris “El Diablo” Dolivet visitent une planète des singes inspirée tout autant de Pierre Boulle que de Guy Ritchie et Winshluss. Deux singes de mauvaise vie sèment la terreur dans la région de Los Animales, sur une Terre où les êtres humains sont relégués à l’état de bêtes sauvages tandis que les bêtes sauvages se sont organisées en société industrieuse : corruption, prostitution, gangs, sectes, vendetta, une humanité plus vraie que nature. Malpropre et drôle, que fait la SPA ?

 

Le trop grand vide d’Alphonse Tabouret
Sibylline, Capucine, Jérôme d’Aviau – Ankama

Conte initiatique pour tous joliment réalisé.

 

La gaya scienza
L.L. de Mars – L’Oeuf

Ouvrage présenté comme posthume car L.L de Mars serait mort à 20 ans en 1988. Il nous laisse une somme de dessins déclinant l’aspect cocasse du suicide, qu’est-ce qu’on rigole. Et c’est vrai qu’on rigole. On meurt de rire, même. Il paraît qu’après une longue convalescence, L.L de Mars va mieux. Enfin tout ça, c’est une question de point de vue.

 

Sophia libère Paris
Capucine et Libon – Delcourt

Hommage à  la bande dessinée de gare des années soixante-dix. Les fumetti olé olé qu’on lisait entre la maison et la caserne de retour de perm’. Il n’y a pas d’hommes dans cette histoire. Ni hommes, ni soutiens-gorge. “Oh ! Ma chemise s’est accrochée à ce clou qui dépasse”, dit une Sophia qui a quelque chose d’Isabella. De méchantes germaniques veulent annexer Paris à la Prusse en la saturant de bars à moules, de restaurants de choucroute et de fabriques de bretzels. “Les auteurs tiennent à remercier Sophia Loren, Gina Lollobrigida, Xéna la guerrière, Fred Tébo et Hulk Hogan qui ont été les directrices de conscience de cet ouvrage, ainsi que toutes les femmes qui se battent au quotidien avec leurs poings ou avec les mots (bravo pour ton entrée à l’académie, Simone !” Capucine et Libon se sont manifestement bien amusés. Nous aussi (même si le livre tire un poil en longueur) !