Bastia, 17èmes rencontres internationales de la bande dessinée et de l’illustration. Question posée à Jean-Christophe Menu, exigeant timonier de la maison d’édition qui fêtera cette année son vingtième anniversaire : L’Association ne fait pas de livres jeunesse, pourquoi ?

Je suis contre le livre jeunesse. Voilà un secteur où se passent beaucoup de choses intéressantes, mais il y a une forme de tartuferie quand on utilise l’argument de la jeunesse pour s’adresser à des adultes à travers des livres-objet etc. Les sujets trop scabreux sont évidemment interdits — même s’il y a de plus en plus de livres jeunesse qui parlent de crottes (rires), mais moi j’estime que les gosses doivent pouvoir lire tous les livres. Un bouquin comme Spermanga, par exemple, peut-être mis dans les mains d’un gosse malgré ou grâce à son côté obscur : il devient un livre d’images complètement fou qui peut éveiller le jeune lecteur sur le plan graphique. Par contre, je trouve important d’établir une petite différenciation pour que le môme ait l’impression de découvrir parfois des trucs un peu interdits : si tout est permis d’emblée ce n’est pas drôle ! S’il y a des Hara-kiri cachés au fond d’un placard et qu’on dit au môme de ne pas y aller parce que ce n’est pas pour lui, ça va forcément le travailler et un jour ou l’autre il ira fouiller. C’est un processus. S’il y a des Hara-kiri dans son lit tous les soirs je ne sais pas si c’est très intéressant.

Certains éditeurs se jouent des codes en partant du principe que le premier lecteur, l’acheteur, est un adulte, et que c’est à lui d’estimer si le bouquin est bon ou non pour sa progéniture. C’est le cas de l’Atelier du Poisson soluble, par exemple.

laporte.jpg J’estime que l’Association fait la même chose. Un auteur comme José Parrondo parle à tout le monde même s’il est étiqueté jeunesse. Il a cette espèce de candeur qui lui permet de toucher absolument tous les âges et c’est magnifique, mais jamais nous ne mettrons José dans un secteur jeunesse. On l’édite dans la même collection que Caroline Sury, après on diffuse et à chacun de se débrouiller.

Ces problèmes d’étiquette posent un problème en librairie spécialisée et en médiathèque où le catalogage semble important. On ne trouve pas souvent des livres de l’Association en librairie jeunesse.

Prenons la démarche de Benoît Jacques, encore une personne magnifique. Il s’auto-édite la plupart du temps, on lui a collé l’étiquette “jeunesse”. je ne crois pas qu’on puisse être aussi réducteur car ses livres sont achetés par des adultes bibliophiles, lus par des gamins, les frontières sont souvent artificielles. Le problème, c’est que les gens ont besoin d’étiquettes et de cloisonnements. Le travail de l’éditeur et du libraire, c’est justement de décloisonner. Benoît Jacques passe son temps à ça, à  brouiller les pistes en étant à la fois dessinateur, sculpteur, éditeur. Les touche-à-tout sont très bizarrement considérés dans ce pays, c’est un peu français, Benoît Jacques dit qu’en Angleterre par exemple, il est tout à fait normal de se diversifier. En France, si on n’est pas étiqueté, catégorisé comme auteur jeunesse ou dramaturge, on n’est plus rangé nulle part. On existe différemment, on n’existe presque plus. Regardez un génie comme Topor. Ses pièces de théâtre, sa gravure, son dessin, sa littérature, tout est parfait. On ne sait pas où le ranger alors on ne le met nulle part. Les touche-à-tout proches de l’Association comme Benoît Jacques ou Fabio (Viscogliosi), qui est aussi bon quand il fait de la bande dessinée, joue de la musique ou écrit un roman sont dans ce cas. Les touche-à-tout sortent des listes.

Ce sont surtout ceux qu’on a déjà placés dans une catégorie qui ont du mal à s’en affranchir. Benoît Jacques échappe à cela : quand arrive un nouveau livre on sait qu’on ne doit s’attendre à rien, c’est-à-dire à  tout ! Mais des gens qui se sont fait connaître sur une modalité d’expression pourront difficilement en changer.

Oui, mais le livre de l’Association avec Benoît Jacques qui sort en juin n’a rien à voir avec ce qu’il a fait jusqu’à ce jour. C’est de la bande dessinée autobiographique et muette, un vrai livre d’exorcisme qu’il n’a pas voulu éditer lui-même parce que c’était trop personnel, trop intime. C’est un livre très dur, très noir et très chargé, pas du tout destiné à la jeunesse. Que va-t-il se passer ?

l.jpg

Propos recueillis samedi 10 avril 2010 à Bastia.

Interrogatoire conduit par Marie-Hélène (Iconophage), Paola & Gilles.