Adapter : arranger une oeuvre littéraire pour la transposer dans un autre mode d’expression.

Depuis deux ans, les romans adaptés en bandes dessinées s’accumulent allègrement dans des collections à forte valeur pédagogique ajoutée. Un phénomène durable (tant que le retour sur investissement reste à la hauteur).

L’industrie du livre est une industrie. Dans un secteur très concurrentiel, comme on dit, l’éditeur surveille ses confrères, joue des épaules, suit la tendance pour rester dans la course. Le Graal de cette économie particulière se nomme best-seller : un titre (Da Vinci code, Persepolis) ou une série (Harry Potter, Millenium) grâce auxquels on pourra éponger les dettes et accumuler un trésor de guerre, réinvestir dans des beaux ouvrages difficiles ou, pourquoi pas, s’offrir un club de rugby.

En matière de bandes dessinées, c’est sur ce principe que se sont généralisés romans graphiques de troisième zone et manga de fond de catalogue. Depuis quelques mois l’adaptation trône en tête de gondole, en attendant les prochains défis.

Vu depuis 2007 : Delcourt crée un label spécialisé, Ex-Libris. On y accommodera Voltaire, Kafka, Mary Shelley, Hugo, Dumas, Molière… Gallimard fait la même chose avec sa marque Fétiche réservée aux auteurs maison : Saint-Exupery, Jules Verne, Raymond Queneau… Casterman s’acoquine avec Rivages pour une transposition de romans noirs (Pelot, Thomson, Lehane). Glénat s’investit dans la collection “Romans de toujours en BD”, dont le but est de “diffuser sous une forme agréable et moderne les Trésors de la littérature romanesque mondiale”. D’autres éditeurs apportent leur pierre à l’édifice sans inscrire leurs livres dans des collections particulières. Le maître-mot est toujours “événement”.

Si la dynamique concurrentielle justifie la multiplication des petits pains, elle n’explique pas pourquoi on fête ainsi l’adaptation.

Avançons la conjonction de deux facteurs : l’explosion du nombre de bandes dessinées publiées, avec son cortège impressionnant d’artistes disponibles et impatients qui espèrent tirer leur épingle du jeu (affamés, un crédit sur le dos, un pourtour de piscine en bois exotique à rembourser etc.). D’autre part, l’engouement relativement récent de l’Éducation nationale pour le neuvième art (il est officiellement entré dans les programmes du secondaire en 1996).

On compte plus de dessinateurs que de scénaristes de bandes dessinées. Sans doute parce que la vocation naît avec l’envie de dessin et que ceux qui aiment raconter des histoires ont la possibilité de s’exprimer ailleurs. En 2008, sans compagnon de jeu, le dessinateur en panne d’inspiration déprime, tapote nerveusement sur sa palette graphique, s’endort sur la table de la cuisine. Il a le choix entre : a. trouver un vrai métier ; b. extirper de son ennui quotidien la matière d’une autobiographie molle ; ou c. fouiller sa bibliothèque à la recherche d’une bonne histoire.

La pratique de l’adaptation n’est pas récente. Le bât blesse quand cette pratique devient systématique, quand la commande industrielle prend le pas sur la spontanéité artistique.

Revenons à l’Éducation nationale. Les bibliothécaires et enseignants du vingt-et-unième siècle ont grandi avec une bande dessinée ouverte, en mutation, de moins en moins complexée (mais pas totalement décomplexée quand même, comme on va le voir). Les albums et petits formats sont désormais notablement installés sur les rayonnages des CDI. On les utilise, on les étudie même dans des salles de classe où l’apprentissage de la langue et le goût de la lecture demeurent les enjeux principaux. Un véritable cocon pour l’adaptation littéraire qui trouvera ici naturellement sa place. Naturellement ?

L’attention portée à l’adaptation en tant que béquille pédagogique naît d’un malentendu. Il faut d’abord relever une singularité : le roman et la bande dessinée sont très proches quant à la forme. Ils s’apprécient sur le même support, partagent l’utilisation de l’écrit. On passe de la lecture à la lecture. Adaptation rime avec réduction (du texte original), ce qui nécessite des partis pris audacieux dont la pertinence n’est pas toujours avérée. On vous attend au tournant (c’est aussi vrai quand on adapte au cinéma, mais la proximité de l’expression développe les susceptibilités — toutes proportions économiques et médiatiques gardées).

Sous prétexte que l’enfant vient à la lecture par le biais de l’image et qu’on approche plus facilement une image qu’un texte, la bande dessinée souffre d’une perpétuelle comparaison avec les nobles lettres — entendez celles qui n’ont pas besoin des petits miquets pour faire sens. Même débarrassée des attributs de l’enfance, elle prête toujours allégeance à la (grande) littérature et ce sont les acteurs du médium qui font les plus belles génuflexions.

Si un ouvrage de l’éditeur Petit à petit est brandi dans une salle de classe, est-ce pour l’album lui-même, pour le talent graphique et narratif des auteurs ? Ou parce que l’enseignant pense qu’il va réussir à conduire ses élèves vers la matrice littéraire par l’intermédiaire de la BD ?

Les éditeurs entretiennent le hiatus. Delcourt propose un accompagnement pédagogique de ses adaptations, ce qu’il ne fait pas pour les autres livres. Écartons un temps les galipettes intergalactiques et les blagues récessives, passons aux choses sérieuses. Enfin quoi, il s’agit de littérature !

Maison réputée, Gallimard joue sur du velours. Venue à la bande dessinée on ne sait trop pourquoi — disons par réalisme économique –, elle retrouve ses fondamentaux à grands renforts de prépublication estivale dans Télérama. D’une pierre deux coups : on dépoussière le fonds et on attaque le collège par la bande. Les profs pressés sont invités à consulter le site qui leur est dédié, et plus particulièrement le mode d’emploi de la collection Fétiche.

Si le neuvième art n’a rien à gagner de ces manipulations, la littérature n’est pas mieux lotie. La bande dessinée peut développer le goût de la lecture, convenons-en. Mais la bande dessinée d’adaptation peut-elle développer le goût de la littérature ?

À force de battage médiatique, Le Petit Prince avec-des-bulles s’inscrit plus dans l’usurpation que l’adaptation. Parce que Sfar a conservé le texte d’origine (le genre de détail important pour balayer les scrupules du lecteur), parce qu’il a conservé les définitions graphiques de l’écrivain en se les réappropriant (cheveux en pétard du garçonnet, écharpe dans le vent, etc.), et parce que le produit est excessivement marketé, le Petit Prince 2008 n’a plus pour ambition d’appeler l’œuvre de Saint-Exupery ni de l’accompagner, mais de se substituer à elle. L’écrivain aviateur n’est plus qu’un personnage de Joann Sfar. Comme énoncé dans la présentation de la collection Fétiche : “L’auteur, c’est lui maintenant !”. À suivre dans les salles de classe : les travaux sur le Petit Prince utilisant comme support le livre illustré ou la bande dessinée, le choix étant laissé à la discrétion de l’élève. Ce ne sera pas la première fois que ça arrive (Rapporté par une maman indignée : “le prof a demandé à ma gosse de résumer Moby Dick, le livre ou le film !”). Est-ce le but recherché ?

Il existe pourtant des adaptations réussies, parce qu’elles ne sont pas envisagées comme objets transitionnels ou produits de substitution, parce que le glissement opéré prolonge l’œuvre initiale ou la déplace avec force et caractère. Ni soumission ni vanité. Breccia, Battaglia, Toppi, Kuper, Rabaté, Hippolyte ou De Metter ont réalisé de belles choses, parfois des chefs d’œuvre. La liste est longue et hautement subjective.

Pour conclure, établissons un postulat : la meilleure adaptation est celle d’un roman (ou d’une nouvelle) qu’on n’a pas lu.

Par extension : moins le roman est connu, plus la nouvelle est anecdotique dans la biographie de l’écrivain, mieux c’est. Préférer La Douce de Dostoïevski à Crime et châtiment.

Corollaire : il est présomptueux et surtout vain de s’attaquer à  des œuvres universellement reconnues pour ce qu’elles sont — des œuvres de littérature — bien plus que pour ce qu’elles racontent. Ce n’est pas un problème de forteresse inexpugnable ou d’écrits fondamentaux qu’il faudrait conserver dans le formol, mais une question de bon goût. Surtout si, comme Stéphane Heuet qui décida un jour d’adapter Proust, on vise la fidélité et le respect de l’œuvre. La fidélité (au propos, à la mise en scène, à l’atmosphère) et le respect (du rythme, de l’auteur, de l’œuvre) sont des notions sur lesquelles on peut bâtir des thèses aussi épaisses que la Recherche elle-même. On salue le “courage” du dessinateur qui ose se lancer dans une telle adaptation. C’est bien la seule chose qu’on peut saluer. Ah oui : on peut aussi applaudir le succès commercial de l’entreprise, car la Recherche selon Heuet/Delcourt se vend très bien. Au prix du vernis culturel.

Gilles

Article publié dans Comix club n°10