Peut-on raisonnablement offrir un livre illustré à un adulte ? Bien sûr. Ça le changera du Quid. Mais attention ! Qui dit livre avec images ne signifie pas forcément album photo de Yann Arthus-Bertrand.

Un cliché éducatif voudrait que l’enfant, lorsqu’il grandit, abandonne progressivement l’image au profit du texte. Les albums ne formeraient qu’un jalon dans l’apprentissage de la Lecture, il faudrait considérer les illustrations comme des béquilles à remiser dès que possible. Comme si une image ne se lisait pas, comme si son appréciation relevait de l’inné. Ah ! Ah ! Sornettes.

Contaminés par ce mauvais point de vue, les adultes devaient hier encore se cacher derrière leur progéniture pour consulter certains ouvrages, un peu honteux de leurs goûts “récessifs”. Désormais, ils revendiquent l’achat des livres illustrés pour eux-mêmes sans la moindre gêne. C’est ce qu’on appelle l’émancipation.

genet.jpg Il y a ces dessinateurs qui prolongent une très vieille tradition en illustrant des romans, se fichant pas mal de savoir s’ils s’adressent à un public enfantin ou non. De nos jours, l’exemple le plus couru reste celui de Tardi avec ses enluminures charbonneuses des textes de Céline (Casse-pipe en 1987, Voyage au bout de la nuit en 1988, Mort à  crédit en 1991, ces trois titres chez Futuropolis/Gallimard). Sur le même principe, Quentin Faucompré a interprété une œuvre plus familiale, Le baron de Münchhausen (Orbis Pictus, 2007), déjà  illustrée par Gustave Doré en 1867. On suit un parcours balisé en restant dans les limites de la bienséance selon les critères de l’Académie Goncourt : le texte pèse bien plus lourd que l’image.

 

LL de Mars joue sur ces limites avec Maldoror. Il réunit une série de dessins de son cru, jonchés de morceaux ravagés des chants d’Isidore Ducasse. Ceux-ci sont ajoutés dans leur intégralité en seconde partie de cet ouvrage magnifiquement cauchemardesque (6 Pieds sous terre, 2006).

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On franchit les limites avec la publication d’une nouvelle épatante d’Alphonse Allais, Un drame bien parisien (Être éditions, 2007). Si on se contente des mots, le livre est expédié en deux minutes. Mais les illustrations pleine page de Christelle Enault prolongent la lecture : le format rejoint celui de l’album pour enfants.

Envisager un nouveau rapport du texte à l’image a motivé la plupart des maisons d’édition spécialisées qui ont vu le jour depuis une vingtaine d’années. Le Rouergue a largement contribué à cette évolution, quand la maison ruthénoise créa sa collection jeunesse avec la complicité d’un auteur alors débutant, Olivier Douzou (1992). Résultat : d’étranges petits livres carrés, très graphiques, aventureux sur le fond et la forme. L’éditrice Danielle Dastugue expliquait : “Dans une société où l’image tient une telle place, il nous semble important de travailler sur la lecture d’images pour ne plus les subir mais les maîtriser”. Le Rouergue poussa le bouchon en développant une épatante collection de livres d’images à destination des adultes intitulée Touzazimut. Dans chacun de ces livres, un ou deux auteurs ont carte blanche sur des thèmes aussi variés que la Bretagne, la bagarre, la réclame, le football, etc.

premieres-2.jpg Douzou a quitté le Rouergue en 2002 pour participer à la création de L’Ampoule, autre maison d’édition dont le manifeste éclaire (ah !) les motivations de cette génération d’auteurs : “imager ce qui ne peut être dit, dire ce qui ne peut être imagé” ; «exposer les textes à la lumière des images” ; “inviter le lecteur à retrouver le goût de l’image fixe, celle qui raconte une histoire…”. Nicolas Mahler, José Parrondo ou Jochen Gerner, dessinateurs de bandes, rejoignent l’aventure. TNT en Amérique est publié par L’Ampoule.

corrida2.jpg L’Atelier du Poisson soluble cultive le mélange et invite le lecteur — adulte — à s’aventurer dans son catalogue pour se faire sa propre opinion (est-ce de la jeunesse ? Du cochon ?). Les bouquins de Yann Fastier, par exemple, ne s’envisagent pas de la même manière que Martine fait de la confiture. À qui s’adresse Corrida ? Une réflexion sur deux violences qui se répondent. Le texte explique les règles de la tauromachie, les images décrivent une bagarre très violente dans une cour de récréation, à moins qu’il ne s’agisse d’une agression urbaine.

Explicitement adulte, Parlez Japonais de suite de Eriko Pochet est un faux lexique franco-nippon et vrai manuel polisson, parce que le langage du corps vaut bien tous les idiomes.

Citons encore 27 premières de Audrey Calleja, génial condensé de vie féminine en 27 étapes, du premier tour de manège à l’entrée en maison de retraite, en passant par le premier poil, le premier baiser, etc.

Les éditions MeMo publient clairement des livres pour enfants, mais le soin apporté à leur réalisation et la liberté donnée aux auteurs envisagés comme artistes sont tels qu’un adulte ne saurait rester indifférent à leurs travaux. Récemment sorti, Play d’Olivier Douzou raconte une histoire intime du jouet et du jeu qui ravira tout ancien enfant (essentiellement masculin) né dans les années soixante. Mots clés agissant comme madeleine de Proust : 1000 bornes, Norev, le cochon qui rit, Jouef, Télécran etc.

Larmes, de Louise-Marie Cumont, reproduit sur papier les pages créées en tissu par l’auteur. “Larmes “parle” de l’indicible, rend proche la douleur et l’absurdité des guerres, et ceci sur du tissu de camouflage, le tissu qui symbolise ces guerres. Rarement on aura pu à ce point mêler forme et fond pour réunir adultes et petits autour d’un terrible constat, mais aussi de l’acte artistique qui les sublime”.

confisque.jpg Les travaux rares, superbes et régulièrement primés de ces exigeantes maisons d’éditions (il y en a d’autres) trouvent parfois écho chez leurs confrères au catalogue plus calibré, selon la motivation des directeurs artistiques qui se succèdent. Il n’est donc pas rare de tomber sur un OVNI sans destinataire précis, ou ciblant un public inhabituel : du Magasin Zinzin de Frédéric Clément, déclinaison encyclopédique d’objets improbables (Albin Michel, 1995) au fabuleux De l’autre côté de Istvan Banyai, livre d’images-haïkus se répondant page à  page (Circonflexe, 2005), en passant par le Cahier de gribouillages pour les adultes qui s’ennuient au bureau (Panama, 2006).

Panama : voilà  une autre maison à tête chercheuse qui méritait le succès commercial de son chouette Cahier pour poursuivre ses aventures éditoriales !

Les quelques livres cités ouvrent des pistes. Leur nombre réduit ne saurait être envisagé comme une liste. Tout au plus une ébauche en construction et en invention permanente.