Paru quelques semaines avant Noël, La face karchée de Sarkozy (Cohen / Malka / Riss, coédité par Fayard et Vents d’Ouest) a bénéficié d’un accompagnement médiatique soutenu. “Première BD-enquête” selon la réclame imprimée sur la couverture, cet album inventerait une nouvelle forme de journalisme…

…Sauf que la bande dessinée n’a pas attendu La face karchée ni la toute nouvelle collection Politics du Seuil, c’est à dire l’opportunité d’une campagne électorale de première importance, pour s’intéresser en termes documentaires à la politique, aux faits divers, à la critique sociale ou aux conflits internationaux.

Deux figures tutélaires du journalisme en bandes dessinées : l’américain Joe Sacco et le français Jean Teulé.

Après quelques séjours en Bosnie (1995-1996), Joe Sacco écrit une poignée d’ouvrages pour raconter son immersion dans le conflit des Balkans, le quotidien d’une population confrontée à la violence et aux privations (Gorazde, Soba, The fixer). Son travail exigeant est déjà reconnu — en particulier par ses pairs journalistes — depuis qu’il a couvert la première intifada (1991-1992). Il reçoit en 1996, soit dix ans avant “la première BD-enquête”, l’American Book Award pour son ouvrage Palestine, une nation occupée. Il tirera plus tard un deuxième tome de ses voyages, Palestine, dans la bande de Gaza (les livres de Joe Sacco sont publiés en France par les éditions Rackham et Vertige Graphic). Commentant son travail, l’auteur de Maus Art Spiegelman dit : “dans un monde où Photoshop ne permet plus de distinguer le photographe du menteur, on peut autoriser les artistes à revenir à  leur fonction originelle : le reportage”.

gens-web.jpgDes années de reportage en bandes dessinées de Jean Teulé ne subsiste aujourd’hui qu’un seul volumineux recueil intitulé Gens de France et d’ailleurs (Ego comme X). Ce travail construit à partir d’une base photographique date des années 80. L’auteur privilégie le fait divers et les héros ordinaires présentés sur un mode intimiste. Le choix des sujets et le style d’écriture préfigurent certains aspects du travail radiophonique de Daniel Mermet. En 1990, soit 16 ans avant “la première BD-enquête”, Teulé est primé au festival d’Angoulême pour “contribution exceptionnelle au renouvellement du genre de la bande dessinée”.

Teulé et Sacco ne sauraient être considérés comme des figures totalement isolées dans un domaine où la fiction règne sans partage. Même si très peu d’auteurs axent uniquement leur travail sur le journalisme, tous pratiquent la recherche documentaire : certains seront donc peut-être un jour enclins à  franchir le pas, à livrer un témoignage ou une enquête sur un sujet de prédilection.

Un homme est mort, de Kris et Étienne Davodeau (Futuropolis), reprend le titre d’un film tourné par René Vautier en 1950 après une grève ouvrière au cours de laquelle un manifestant tomba sous les balles de la police. Retour sur une lutte sociale d’après guerre (la reconstruction de Brest est au cœur du mouvement), et hommage rendu au futur réalisateur de Avoir vingt ans dans les Aurès (un film de 1971 sur la guerre d’Algérie resté célèbre pour la censure dont il fut l’objet, et qui reste toujours aussi mal vu — dans tous les sens du terme).

election.jpgLe belge Jean-Philippe Stassen a dessiné plusieurs ouvrages sur l’Afrique noire et en particulier le Rwanda. En marge de ses albums de fiction il livre Pawa, chronique du pays des Monts de la Lune (Delcourt), un recueil de témoignages sur la période qui a suivi le génocide.

Loo Hui Phang et Philippe Dupuy, partis en 2004 enquêter sur des travestis mexicains, ramèneront d’Arizona un livre hybride où s’entremêlent texte, photographies, croquis sur le vif et bande dessinée. Une élection américaine (Futuropolis) évoque comme prévu les travestis de Tucson, mais dans un contexte particulier : celui de la campagne électorale qui a précédé la réélection de Georges Bush.

Ces quelques livres ont ceci d’appréciable, dans des domaines d’investigation très variés, qu’ils ne courent pas après l’actualité la plus tapageuse. Ils garderont donc leur fraîcheur encore longtemps. Pour “la première BD-enquête”, rien n’est moins sûr.

(À suivre)