« Il n’y a pas d’imbéciles, il n’y a que des imbécillités. L’imbécillité consiste à croire comprendre ce que l’on ne comprend pas, elle se manifeste entre autres choses par ces plus ou moins volumineux bavardages, aussi doctoraux et ennuyeux que possible, sur la bande dessinée » (d’après René Magritte)
La poutre de mon œil
Aurélie William-Levaux – Le Monte en l’air
« Tu détruis tout ce que tu aimes.
– Oui ben t’as l’air encore en parfait état. À ta place, je me poserais des questions. »
Pas pu achever Sisyphe, les joies du couple. Ce livre d’Aurélie William-Levaux publié par Atrabile au printemps dernier ne se présente ni comme un témoignage ni comme une fiction, livré tel quel, sans quatrième de couverture pour mal-comprenant, un texte illustré auscultant la relation de deux amants belligérants. L’auteure révèle là son talent d’écriture au long cours. Pas pu achever son texte, justement : cathartique, frontal, impudique, suffocant. Ceci n’est pas un positionnement critique mais une réception personnelle. Affaire de température, de choc thermique. Aurélie William-Levaux n’aime pas le tiède. Ça tombe bien parce que le travail autobiographique supporte assez mal l’économie de soi et la tempérance. Le rapport à l’autre (homme, essentiellement) et les questions existentielles forment le matériau unique de sa création, sa façon de viser l’absolu. Avec Sisyphe, elle dissèque jusqu’à l’os son avatar de papier. Te voilà comme Malcom McDowell dans Orange mécanique, les yeux bien écarquillés, sauf que tu as toi la possibilité de refermer le livre si tu le souhaites, dont acte. Après viendra cette Poutre de mon œil. Plutôt une brique : recueil épais de dessins d’actualité intime apparaissant comme une annexe de Sisyphe tant certaines pages se répondent. Mais l’auto-dérision prend le pas sur l’auto-fiction et tu recevras bien volontiers cette poutre à travers la gueule, par goût de la phrase assassine, la science des larmes qui rigolent façon politesse du désespoir. «Quand je vais mal j’écris. J’écris quatre fois par jour tous les jours depuis quinze ans. Mais sinon, franchement, ça gaze».
S’enfuir, récit d’un otage
Guy Delisle – Dargaud
À l’origine, la véritable et peu banale aventure d’un type bossant dans l’humanitaire en Ingouchie, kidnappé pour une rançon, et qui s’échappera tout seul après plus de trois mois de captivité. 110 jours passés dans une piaule, comment raconter ? Et cette force psychologique qui permet l’évasion, comment en rendre compte ? Quel est l’objet de ce livre ? De géopolitique il n’est évidemment pas question puisque c’est Delisle. On connaît la faculté de l’auteur à rendre molles les situations les plus tendues, ce qui séduit ses fans et exaspère les autres. Ici, il ne rend ni son héros sympathique, ni ses ravisseurs tchétchènes antipathiques. Pourquoi pas. Finalement, ce n’est pas le sujet. Par contre, et ceci était peut-être le sujet, il ne parvient pas à rendre l’attente malgré les 400 pages du bouquin. Pas facile en effet de traduire l’ennui qui pour l’otage s’ajoute à l’ennui, la peur, l’ennui et le doute. La peur et le doute, ça fonctionne à peu près. La mécanique de l’évasion aussi. Mais l’ennui… Qu’y a-t-il dans le crâne d’une personne attachée nuit et jour à un radiateur sans même une image collée au mur sur laquelle se concentrer ? Un grand trou plein de rien ? Comment réussir à se projeter ? L’otage est passionné d’histoires militaires et se plonge dans les campagnes napoléoniennes pour éviter de trop gamberger. On a toutefois du mal à imaginer que cela puisse occuper l’essentiel de ses journées mentales. Dans un entretien donné à France Inter, Delisle explique qu’il tenait à une grosse pagination pour favoriser l’immersion et qu’on sente ainsi le temps passer. Dommage qu’il ait par ailleurs souhaité rendre la lecture agréable. En choisissant de varier les perspectives et les plans dans une mise en scène très habile, pour éviter toute monotonie alors même qu’il raconte une monotonie, il éloigne de facto son protagoniste des lecteurs. En se concentrant sur l’action, certes limitée, quelques minutes quotidiennes où il se passe quelque chose, le repas, la “pause” pipi, une nouvelle rencontre etc., il rend certainement la lecture digeste, mais ne permet pas vraiment d’appréhender la condition mentale du prisonnier (si tant est que cela soit possible). Enfin, il consacre beaucoup de pages aux premiers jours de la captivité, moments de stupeur et de découverte d’un nouvel environnement, et accélère la narration quand s’installe la routine et l’ennui : dilatation paradoxale du temps. Cette peur de l’ennui et la tyrannie de l’action aboutissent finalement à un livre bancal qu’il est difficile de s’approprier.
Qu’importe la mitraille
Matthias Lehmann & Nicolas Moog – 6 pieds sous terre
Premier livre à quatre mains des deux amis dont la complicité artistique n’est pas récente. Voilà quelques années qu’ils échangent en dessin sur leur condition d’auteurs, surtout, et leur vie personnelle, un peu, remplissant des pages dont certaines sont recueillies ici. Ils dessinent sur la même planche dans une espèce de cadavre exquis dont ils tiennent la recette exclusive, ou de façon complètement indépendante quand il s’agit d’évoquer des temps non partagés. Le caractère un peu foutraque de l’assemblage ne le rend pas moins attachant, et on suivra avec intérêt l’évolution des auteurs qui se représentent toujours entre deux bitures, ne se ménageant pas à titre personnel, mais portant l’un sur l’autre un regard très bienveillant. Selon la formule consacrée, la connaissance de leur œuvre respective apporte un plus mais n’est absolument pas nécessaire à la bonne réception du livre.
Asylum
Javier De Isusi – Rackham
Plaidoyer en faveur de l’accueil des réfugiés : en scène, cinq personnes d’origines diverses confrontées à la nécessité de l’exil – le pourquoi plutôt que le comment. ChacunE pourrait faire l’objet d’un chapitre spécifique mais de Isusi prend une autre voie narrative, une vieille dame ayant vécu la Retirada tient le fil de l’entraide. Touchant, édifiant, un peu trop.
Winter road
Jeff Lemire – Futuropolis
Un ancien hockeyeur poursuivi par la violence se retrouve à la croisée des chemins. Récit de rédemption prenant pour cadre un bled perdu au fin fond du Canada. Lemire quitte provisoirement la science-fiction (lire Trillium chez Urban comics) et s’exerce au polar social en respectant la notice de montage. Le meuble tient bon mais manque de caractère.
Kobane calling
Zerocalcare – Cambourakis
En Syrie, quand Daesh aura brûlé ses dernières cartouches, gageons que l’opération de nettoyage se poursuivra jusqu’à la mise au pas du Rojava, territoire kurde ayant adopté un mode de fonctionnement très particulier. On comprend aisément que les dirigeants autoritaires du coin, El Assad et Erdogan en tête, sans même parler de frontières ni d’autonomie, voient d’un très mauvais œil cette tentative d’organisation sociale cultivant la démocratie (directe) contre les diktats religieux et le patriarcat, mais le projet de confédéralisme démocratique n’est pas très raccord non plus avec les Grands Principes de nos démocraties (représentatives) d’occident qui préfèrent donc regarder ailleurs, le Gouvernement Régional du Kurdistan d’Irak s’étant montré contrairement au Rojava très accommodant avec les valeurs éthiques du néolibéralisme en général et de nos compagnies pétrolières en particulier. Ainsi, sur la photo telle qu’on nous la présente dans la plupart des médias, on évitera de confondre le Peshmerga (Irak), la combattante du YPG (Syrie) et le militant du PKK (Turquie). Le premier est un gentil résistant, le dernier un méchant terroriste. Quant à celle du milieu, si émouvante et photogénique, on ne sait pas trop la qualifier, alors plaçons-la dans la rubrique “icônes”.
Il est question de tout cela dans l’ouvrage de Zerocalcare. Venu du punk, attaché à la cause kurde, l’auteur romain a poussé le bouchon jusqu’à se rendre sur place pour voir à quoi ressemble une utopie libertaire s’épanouissant tant bien que mal en temps de guerre.
Puissance de la bande dessinée qui permet de décrire avec force sans s’accrocher au réalisme. L’auteur peut décider de représenter la conscience de son quartier sous les traits d’un mammouth, un compagnon de voyage avec une tête de cervidé, des activistes dont il lui faut taire l’identité sous forme d’un morceau de fromage ou d’une olive sans que cela ne perturbe la lecture. Zerocalcare réussit là où beaucoup échouent, en éloignant le pathos et l’anecdotique. Tension et humour au plus proche du désastre, petits rappels géopolitiques à la clef, le strict nécessaire pour éclairer le voyage. En confrontant constamment son statut d’occidental naïf vivant dans le confort et la sécurité à celui de gens qui luttent arme à la main au quotidien, il rapproche les lecteurs de son expérience personnelle parce que nous partageons un point de vue similaire : eurocentré, oscillant entre empathie et rejet, trouille et incompréhension, colère et mauvaise conscience. À cette différence que pour la plupart, nous resterons le cul sur notre canapé. « De temps en temps j’oublie qu’avant de faire des hypothèses, je dois synchroniser mon cerveau avec les paramètres de cette partie du monde ». Dans le genre, rien lu d’aussi passionnant depuis Joe Sacco (beaucoup trop cité dès qu’il s’agit d’une immersion journalistique dans un territoire en guerre, mais pour une fois, cela a du sens).
Cosplayers
Dash Shaw – Ça et là
Pourrait se lire comme un documentaire sur ces étranges individus qui n’existent peut-être pas entre deux conventions, seuls moments hors carnaval où on leur permet de s’épanouir dans un costume de personnage de manga ou de comics. En animant deux jeunes femmes vivant leur passion à 100%, Dash Shaw témoigne de sa tendresse pour un monde où les déguisements servent aussi de couche protectrice, hanté par des adultes qui ne donnent pas envie de vieillir. Le sujet exige qu’on s’y intéresse a minima, sous peine de jeter l’éponge avant la fin.
Revue de presse, Petite histoire de la presse satirique et non-conformiste française
Toma Bletner et Romain Dutreix – Fluide glacial
Il y a des dessinateurs d’actualité, il y a des caricaturistes, les deux activités ne sont pas forcément superposables. La parodie, c’est encore autre chose. On ne peut bien apprécier une parodie que si on connaît l’œuvre ou l’information qu’elle malaxe. Le dessin d’actualité, comme son nom l’indique, accompagne les faits de société en temps réel. Son principal ressort humoristique consiste à télescoper deux événements a priori déconnectés (« Bal tragique à Colombey : un mort »). Enfin, un caricaturiste grossit le trait, il déforme. Parodie, télescopage et caricature sont néanmoins souvent associés, car ils forment l’outillage de la satire. Romain Dutreix les maîtrise parfaitement. Avec Impostures, il revisitait les séries les plus célèbres de la bande dessinée en les combinant avec des classiques de la littérature ou du cinéma (Bergman versus les Schtroumpfs : un must). Dans cette Revue de presse, il s’intéresse avec Toma Bletner à de prestigieux collègues. Un hommage qui n’est pas une mise en abyme, ne serait-ce que parce qu’il ne concerne pas seulement des satiristes et quand c’est le cas, ne joue pas vraiment avec leur travail. On présente l’intention, l’intitulé, le contexte politico-social, les personnalités afférentes et leurs déboires (juridiques, souvent). La mécanique est parfaitement huilée, le rythme soutenu, la mise en scène irrésistible. Le but est de faire rire en concentrant le propos dans un espace très réduit (strips de quatre cases dont certains furent prépubliés dans Libé – titre lui-même inscrit au programme). Mais cette concentration est forcément réductrice et donc… caricaturale. Comme objet de divertissement, Revue de presse remplit pleinement son rôle et se lit avec gourmandise. Comme introduction documentaire à une histoire de la presse anti-conformiste – ce qu’il n’a peut-être pas la prétention d’être – , le livre est moins convaincant, surtout par manque de cohérence et de fil conducteur clairement identifié. Car l’écart est parfois grand entre les projets éditoriaux, on pourra en effet difficilement établir un lien entre l’Almanach Vermot et La Gueule ouverte, Siné massacre et Jalons. L’anti-conformisme, notion très subjective…
La déconfiture, première partie
Pascal Rabaté – Futuropolis
Sujet peu pratiqué : la débâcle de 1940. À la recherche de son régiment, un soldat croise toutes sortes de gens fuyant les chars et les bombardements. Villages abandonnés, épaves et cadavres, animaux de ferme livrés à eux mêmes. Instants de stupéfaction où les survivants se torchent littéralement avec la littérature. Toujours ce ton et ces mots choisis, mélange d’ironie et de générosité, le goût de ceux qui subissent l’Histoire, prolos et déclassés ailleurs, ici chair à canon, roseau qui plie sous la tempête, souvent moins con que le donneur d’ordres mais pas assez courageux pour l’envoyer se faire foutre, pas vraiment l’argile dont on fait les héros. Vivement la suite.
Décris-Ravage, premier épisode : décrire l’Égypte, ravager la Palestine
Adeline Rosenstein & Baladi – Atrabile
Initialement, un projet théâtral d’Adeline Rosenstein, « spectacle documentaire » consacré à la tragédie palestinienne dont le parti pris scénographique consiste à ne pas montrer les choses pour mieux les suggérer : « Décris-Ravage ressemble à une conférence “Powerpoint” où les diapositives ont été remplacées par des boules de papier mouillées qui s’écrasent sur le mur. Le défi de se passer d’iconographie est de créer un langage théâtral intelligible et supportable à la fois qui ne fige ni la Palestine, ni Israël, ni dans ses cartes postales, ni dans ses photos de guerre révoltantes. » Nul mieux que Baladi sans doute pouvait rendre ce projet en bande dessinée, lui dont le travail cultive en permanence le champ et le hors-cadre, le figuratif et l’abstrait. Il ne dessine pas des boulettes de papier et en ce sens, donne certainement plus à voir que le spectacle d’origine, mais son trait noir, parfois dense, parfois perdu dans une masse de blanc, agit telle une amorce cognitive. En invitant ses lecteurs à prolonger ses ébauches de représentation, il utilise le dessin comme adjuvant à la réflexion, à l’appropriation du sujet. Décris-Ravage s’articule autour de la campagne d’Égypte, des enjeux coloniaux et géostratégiques à l’aube du XIXe siècle. Les témoignages d’artistes européens racontant leur expérience personnelle du territoire viennent ponctuer le récit. L’organisation narrative peut déconcerter mais ce premier tome annonce une œuvre puissante. « Lorsque des pages sont brusquement couvertes par le vacarme des questions que se pose un lecteur ébranlé, on est en présence d’un événement en bande dessinée. »
Pereira prétend
Pierre-Henry Gomont d’après Antonio Tabucchi – Sarbacane
La forêt des renards pendus
Nicolas Dumontheuil d’après Arto Paasilinna – Futuropolis
Partons du principe que la meilleure des adaptations est celle du roman qu’on n’a pas lu. Ça tombe bien. Dumontheuil et Gomont ont dégotté de bons scénarios. Une histoire truculente de pieds nickelés protégeant leur trésor dans une forêt nordique pour le premier, le récit d’un cheminement existentiel pour le second : dans le Portugal de Salazar, un journaliste culturel ratatiné sur lui-même renaît après la rencontre de jeunes insoumis. La trame est relativement classique mais ce qu’en fait Tabucchi est subtil, et ce que fait Gomont de l’œuvre de Tabucchi, sur le plan graphique, régale les prunelles. De son côté, Dumontheuil malaxe une matière qui lui est familière, mettant en scène des personnages dont l’extravagance est rapidement révélée, ici de façon burlesque. Du velours. Dumontheuil et Gomont ne considèrent pas que la bande dessinée est soumise à la littérature, ils travaillent des sujets qui leur sont chers. Interprétations, re-créations dans lesquelles les amateurs pourront s’immerger en toute confiance : on les considère en leur qualité de lecteurs de bandes dessinées, pas comme des apprentis lecteurs de “vrais livres”.
Fin de la parenthèse
Joann Sfar – Rue de Sèvres
Convaincu que l’Art seul pourra sauver le monde, Joann Sfar tente une « expérience artistique sans limites » : dessiner des femmes anorexiques à poil pendant 120 pages.
Prof. Fall
Ivan Brun & Tristan Perreton – Tanibis
Se présente comme une dépression à la Houellebecq période Extension du domaine de la lutte, bifurque ensuite vers des territoires à la Conrad, façon Au cœur des ténèbres. Un célibataire travaillant dans une caisse d’assurance maladie en périphérie lyonnaise est obsédé par l’architecture des grands ensembles et la chute que les lignes verticales semblent appeler. Après une rencontre traumatisante, on lui prescrit des antidépresseurs qui révéleront son talent médiumnique. Le récit de sa terne existence bascule alors dans le noir profond et l’abjection des guerres mercenaires en Afrique, dont la longue traîne conduit jusqu’aux rives du Rhône. Thriller érudit aux entrées plurielles (fiction, critique sociale et documentaire), Prof. Fall vous soumet à un régime parfois éprouvant – une constante dans les travaux d’Ivan Brun. L’amplitude du propos, sa dureté clinique et l’élégance du dessin confèrent à cette œuvre impressionnante une position particulière. Pas spécialement haut sur les rayonnages, mais bien éclairée.
Ma vie de réac
Morgan Navarro – Dargaud
Morgan Navarro anime un blog du Monde. La concurrence est forte dans le registre de l’auto-mise en scène en bandes dessinées, mais ce créneau de la réaction revendiquée restait inoccupé depuis la mort de Lauzier. Peu importe que Navarro soit vraiment réac ou pas, ou dans quelles proportions – on s’en fout -, l’important est ce qu’il nous donne à lire. Ses pages sont présumées humoristiques et rentre-dedans. L’effet tient à la confrontation systématique de trois paramètres : la mauvaise foi de l’auteur qui laisse mollement planer le doute quant à ses convictions réelles, un hypothétique “bon sens” censé interpeller le lecteur, ce “bon sens” s’opposant à une modernité subie, incarnée par des urbains bobos-vegans ou assimilés car la perspective de Navarro ne s’étend pas au delà de son territoire et des gens qui y évoluent. Autre point essentiel pour que la sauce prenne, il voudrait nous convaincre que ce qu’il dit est inaudible – dans le sens où on n’a pas souvent l’occasion de l’entendre -, car non “politiquement correct” : hurler avec les loups n’est jamais très vendeur, mieux vaut jouer la transgression. Ainsi, dans la construction de ses histoires, il est toujours seul à exprimer une voix discordante contre l’avis de ses interlocuteurs et interlocutrices (au mieux, contre l’indifférence des autres). C’est sans doute là où le bât blesse le plus, car son discours reste d’une banalité confondante, page après page, ne faisant qu’accompagner les thèses dispensées dans les médias dominants, voire celles de pamphlétaires ayant pignon sur rue (on ne peut pas dire qu’Alain Finkielkraut, par exemple, manque de tribunes pour cuisiner sa daube). Il ne s’agit pas là d’éclairer le fonctionnement du monde en ouvrant de nouvelles pistes, ni de prendre une tangente poétique, ce qu’on attend en général d’une œuvre artistique ou littéraire, ni même de divertir ou de documenter, il s’agit seulement d’ânonner les idées les plus fréquentées en simulant l’originalité. L’époque est réac et la production de Morgan Navarro colle tout à fait à l’époque. Pour échapper à l’ennui, allons voir ailleurs.
La loterie
Miles Hyman – Casterman
Miles Hyman adapte une nouvelle de sa grand-mère Shirley Jackson. La loterie se lit très vite, vous passerez plus de temps sur les dernières pages qui contextualisent l’écriture et la réception du texte, initialement publié dans le New-Yorker magazine en 1948, que sur la nouvelle elle-même. Pour ne pas déflorer son sujet et donc tuer le livre, il convient d’indiquer a minima que l’action se déroule dans un village de l’Amérique profonde, le jour de la loterie annuelle… Joliment réalisé, un peu anecdotique, mais l’histoire avec sa petite histoire forment un ensemble intéressant.
Wonder
François Bégaudeau et Elodie Durand – Delcourt
Au départ il y a un court-métrage réalisé en juin 1968 par trois étudiants de l’IDHEC devant les portes de l’usine Wonder, à Saint-Ouen. Le personnel vient de voter la reprise du travail après trois semaines de grève et la caméra s’attarde sur une jeune femme criant son amertume : «j e ne remettrai plus les pieds dans cette taule ! » Images et tirade fascinantes au point qu’elles formeront une vingtaine d’années plus tard la matrice d’un beau documentaire intitulé Reprise. La recherche de l’ouvrière, disparue des radars après son coup de gueule, permet au cinéaste Hervé Le Roux de revenir sur les luttes sociales en accumulant les témoignages d’anciens salariés. Film amoureux et puissant, Reprise se dévore comme un polar malgré ses trois heures… Mais l’inconnue continuera d’exercer sa fascination. Alors en 2016, drôle d’année qui voit d’anciens slogans réapparaître sur les murs, François Bégaudeau et Élodie Durand décident de l’adopter pour la convertir en figure archétypale de l’émancipation. Ils lui inventent un parcours au cœur du printemps 68 : égarée après une manif, elle rencontre Michel Foucault puis d’autres visages plus ou moins connus, toute une galerie de personnages au contact desquels elle verra la lumière. La couleur apparaît d’ailleurs progressivement dans le livre pour que les lectrices et lecteurs les moins attentifs comprennent bien ce qui se passe. Prévaut donc cette idée détestable selon laquelle la classe ouvrière ne pourrait s’émanciper sans la tutelle d’une bourgeoisie éclairée. Sexe et baratin, oisiveté et nonchalance, on est loin du matérialisme de la lutte. Quand ses sœurs et frères d’usine, condamnés au gris, reprennent le travail sous les injonctions des contremaîtres et de la CGT, l’ouvrière affranchie ne peut que se rebeller et disparaître à jamais. Dernières pages saturées de couleurs, une biche accueille notre héroïne dans un champ de blé. Elle a quitté Paris, forcément. Peut-être s’apprête-t-elle à rejoindre une communauté en Ardèche ? Une biche ? Et pourquoi pas des petits chatons ?